La réalité politique nationale et l’espace-temps numérique mondial constituent deux cadres d’existence dans lesquels nous évoluons simultanément et qui entrent en confrontation. Or, si les potentialités émancipatrices existent, la reproduction de formes de domination et d’inégalités est aujourd’hui au cœur de l’information qui prend une place centrale dans ces deux espaces. Julien Chandelier nous invite ainsi à regarder en face la réalité du pouvoir et interroge notre capacité à agir à l’intérieur de ces mondes contradictoires.
Au temps du coronavirus, nous vivons de plus en plus comme une évidence le fait que notre réalité s’est dédoublée. En effet, nous continuons d’habiter un monde fait d’institutions nationales, de territoires géographiques et de cultures particulières, mais nous sommes également immergés dans un espace-temps numérique mondial, continu et cosmopolite. Nous dépendons de plus en plus de la sphère numérique, pour vivre, travailler, nous relier au monde et à nous même. En suivant ce point de départ, nous pouvons commencer à penser l’ambiguïté de notre situation contemporaine comme l’expression d’un entrechoquement de deux cadres d’existence dans lesquels nous évoluons simultanément.
Alors que nous traversons depuis plus d’une décennie une profonde crise politique, émaillée par de nouvelles mobilisations citoyennes, il nous faut poser la question de notre capacité à agir à l’intérieur de ces mondes contradictoires. Pour cela, nous proposons de nous intéresser à la place donnée à l’information et à l’informatique dans notre existence.
L’information: un enjeu d’organisation sociale
Tout d’abord, il nous faut définir brièvement ce terme complexe. L’information c’est la capacité à connaître, à suivre la réalité d’un phénomène et de son devenir. En cela, elle est au fondement même de l’idée démocratique, car elle permet de partager le savoir en commun pour décider et agir. Transcription discontinue d’un phénomène dans un langage approprié[1], elle est fondamentalement une trace. Elle donne accès aux évènements, à ce qui s’est produit. Elle crée ainsi une connaissance à travers sa capacité à traduire les phénomènes du vivant dans un langage accessible à l’analyse.
L’information est aujourd’hui le cœur d’un immense réseau informatique, l’Internet, qui est organisé pour assurer sa circulation, sa répartition et son stockage. C’est au lendemain de la Seconde Guerre mondiale que l’on trouve les prémices de ce réseau informatique à venir. En effet, plusieurs théories mathématiques[2] vont s’appuyer sur les propriétés particulières de l’information pour en faire une fin en soi par sa capacité à lutter contre l’entropie, c’est-à-dire le chaos naturel. L’intuition de ces théoriciens est de corriger le désordre naturel en maximisant la communication et, à travers elle, la régulation par l’information, c’est-à-dire la capacité à s’adapter en fonction d’une situation particulière.
Dès lors, l’information devient un véritable enjeu d’organisation sociale. Tout doit devenir signal, message et circuler librement. Or, dans les années 1950, cet idéal va à l’encontre de l’organisation des sociétés politiques et l’on pourrait même affirmer qu’il se confronte au modèle de l’État Nation. En effet, pour ces théoriciens, les États fonctionnent comme des systèmes fermés, fractionnés, hiérarchisés avec un type de régulation particulièrement lourd qui freine et étouffe l’information en la maintenant dans des espaces clos. Ils préconisent alors la levée de ces infrastructures de limitation et l’investissement de l’information comme forme de régulation du social.
Selon eux, le pouvoir de l’État repose en grande partie sur sa capacité à organiser la circulation de l’information dans des espaces restreints ; c’est du savoir sur la société que l’État tire sa capacité à l’organiser. En s’appuyant sur la capacité des machines, ils proposent un système ouvert, dynamique, auto-apprenant et transparent, qu’ils opposent au secret qui règne trop souvent au sein des États, même les plus démocratiques.
C’est ainsi, au cœur de ces théories mathématiques de la communication, que se trouve une nouvelle conceptualisation du pouvoir, basée sur l’information et sa libre circulation.
L’ambiguïté de l’information
Depuis, en 70 ans, nous avons connu une démocratisation fulgurante de l’information. Nous vivons aujourd’hui entourés d’informations. Nous sommes constamment invités nous-mêmes à en produire et celles-ci finissent par constituer une sorte de double numérique qui nous suit en permanence.
Le monde informatique est devenu le support d’une existence à part entière dans laquelle nous nous projetons comme les metteurs en scène de notre propre réalité. La logique de l’information s’est étendue par la communication quasi instantanée et la traduction constante d’évènements publics ou privés du monde en informations numériques massivement partagées dans les réseaux. À travers ces informations, nous avons toujours davantage accès à des expériences de vies, aux autres et à nous-mêmes. Mais ce que nous produisons en retour, c’est un monde de traces, un monde dans lequel chacun de nous peut être accessible instantanément…
C’est ici toute l’ambiguïté de l’information. Elle permet tout autant qu’elle est capable de réprimer. Grâce à sa circulation, nous avons toujours davantage la capacité de nous relier à des expériences contraires, faisant de l’espace numérique un formidable espace de mobilisation subjective.
En effet, avant l’apparition et l’expansion massive de la sphère numérique, ce sont les institutions publiques qui détenaient le monopole de la vérité, du discours de l’autorité en tant que construction de la direction historique de la société. La puissance publique s’est construite, en partie du moins, en tant qu’espace d’objectivation du réel, en énonciateur privilégié de la situation du réel. C’était sur ce savoir que résidait en partie leur pouvoir, par la capacité à dire ce qu’est notre monde, ce que nous sommes et ce que nous devons y faire.
Cette capacité d’énonciation et d’administration de la vérité, comme forme d’autorité, s’est peu à peu vue, elle aussi, concurrencer. Jusqu’alors les autorités publiques détenaient de manière quasi exclusive des quantités remarquables d’informations sur l’état du réel. Or avec la montée du paradigme de libre circulation de l’information et la constitution d’une sphère numérique dédiée, cette exclusivité s’est peu à peu résorbée, car aujourd’hui les États ne sont plus les seuls à détenir ces informations. Les entreprises du numérique sont, elles aussi, à la tête de gigantesques bases de données qui leur donnent un pouvoir considérable au point même que, dans un retournement paradoxal, elles assurent dorénavant également le rôle de gardiennes de la vérité[3], leur conférant une autorité de fait sur le rapport que nous entretenons à notre monde.
Pour comprendre cette transformation, il nous faut revenir à la pensée de Jean-François Lyotard sur la postmodernité[4]. Selon lui notre époque est marquée par l’incrédulité à l’égard des métarécits (grands récits structurant, comme l’émancipation du citoyen, la réalisation de l’esprit, la société sans classes qui ont eu cours à l’âge moderne afin de légitimer les savoirs et les actes.), résultats de l’instauration d’un nouvel impératif social : la libre circulation de l’information.
Dans cet impératif, on fait de la connaissance une information comme une autre. Chacun devient producteur, diffuseur et consommateur d’informations, comme autant de récits, de vérité, de témoignage du monde, l’autorité n’est plus centralisée, mais distribué dans chaque élément langagier, dans un système de répartition automatisé. S’instaure alors progressivement une extériorité du savoir par rapport au sachant, le savoir n’étant plus associé à la personne et à l’esprit qui le formule (autorité des institutions), il devient un simple transfert technique qui prend de plus en plus la forme du rapport entre producteurs et consommateurs de marchandises (informationnelles).
Nous assistons progressivement à la disparition de la vérité et de l’autorité de l’énonciateur, dans une myriade d’entités langagières qui cohabitent entre elles dans un principe d’équivalence qui remet profondément en cause notre façon de penser et d’être ensemble.
Nous voyons donc que notre rapport au monde, à la vérité et à la transmission des savoirs passe par deux entités contradictoires, créant une grande incertitude et une compétition de légitimité et de perception. Mais une fois notre perception faite, nos actes s’incarnent eux dans une réalité physique et politique nationale.
Or, il faut garder à l’esprit que les formidables capacités d’expressions offertes et promues par le numérique ne coïncident pas avec celles permises dans l’espace public national, mais aussi que la déclaration n’est pas une transformation : dire que le monde ne nous convient pas n’est pas déjà le changer.
Nous pouvons citer ici en exemple le mouvement #MeToo qui a permis une libération considérable de la parole des femmes face à la domination masculine. Or, à part de spectaculaires exemples judiciaires, il faut constater que les systèmes politiques, économiques et juridiques ne se réforment que très à la marge sur la question et que le combat pour l’égalité entre les genres nécessite une lutte et un rapport de force permanent dans l’espace public national.
Un double espace d’expériences pénétré par des formes de pouvoir
Nous assistons depuis plusieurs années à la reconfiguration des mobilisations subjectives et des luttes collectives dans un hyper espace renouvelé, qui porte en elles des potentialités émancipatrices, mais également la reproduction de formes de domination et d’inégalités.
On voit des mobilisations sociales comme celle des Gilets Jaunes en France ou encore celle de Hong Kong qui sont le fruit de cette double structuration. Elles puisent autant dans les formes d’organisation horizontales et décentralisées offertes par l’espace numérique que dans des répertoires d’actions traditionnels comme la manifestation et l’occupation. Elles reconstruisent un système de valeurs qui s’oppose à la fois à la façon dont la politique se pratique au sein de l’État Nation, mais également à la surveillance informatique généralisée de la société.
Il semble ainsi que se joue, dans les interstices de cette confrontation entre systèmes de régulation, la reconstruction potentielle de pratiques communicationnelles, organisationnelles, identitaires qui visent à bâtir de nouveaux horizons communs en redéfinissant la notion même de société et d’agir public. Pris entre deux espace-temps qui sont tout autant deux formes de pouvoir et d’imaginaires instituant, les mobilisations contemporaines se retrouvent dans l’obligation d’adopter des stratégies intermédiaires complexes en investissant de nouvelles catégories d’appartenance, comme le commun, pour inventer un nouveau rapport au monde et des moyens d’agir sur lui au-delà de l’État et du marché.
Cependant, l’agir public des individus et des groupes semble pris dans les limites et les contradictions de ces deux espaces d’existence. En effet, la plupart des mobilisations citoyennes contemporaines rejettent massivement la structuration politique du monde étatique. Elles adoptent en miroir des moyens mis à disposition par le numérique pour s’organiser sans institutions et de manière décentralisée.
Or, passer du pouvoir de l’État à celui du numérique n’évacue en rien la question de la domination et de sa reproduction, car notre double espace d’expériences est pénétré, d’un côté comme de l’autre, de formes de pouvoir instituant qui portent en elles des contraintes, des normes, des imaginaires… Les capacités communicationnelles et organisationnelles du numérique charrient en partie l’idée du dépassement de la politique par la communication généralisée des êtres entre eux. La capacité de synchroniser son expérience du monde avec celle des autres en temps réel ne garantit pas l’égalité des pouvoirs et des positions.
Si nous constatons que la critique du pouvoir de l’État est particulièrement bien ancrée au sein du mouvement social, il nous faut constater que le regard critique sur le numérique, considéré lui aussi comme une forme de pouvoir, est balbutiant. Pourtant, au cœur de l’espace numérique, on trouve une forme de rationalisation, de quantification généralisée des phénomènes du vivant, une volonté farouche de contrôle qui s’exerce par ce qu’il faut bien voir comme de nouveaux pouvoirs en place, les conglomérats industriels du web.
Les limites de la centralité conférée aux individus
De plus, l’abandon stratégique de l’organisation politique telle qu’elle existe dans l’État-nation doit nous questionner sur les débouchés politiques nationaux possibles pour de telles mobilisations ? D’une certaine manière, l’organisation décentralisée du numérique peut-elle renforcer l’individualisation des capacités d’agir au sein même de ces mobilisations ?
La complexité de notre espace d’existence, sa dimension changeante, renforce potentiellement l’attrait d’une technologie qui individualise et personnalise l’information en fonction des attentes et des préférences de chacun. Ainsi, nous nous retrouvons à la tête d’un espace personnel que nous déployons par nos choix et auquel nous donnons un sens. Cette forme de centralité conférée aux individus se retrouve en partie au cœur de ces mobilisations qui mettent en avant la parole de tous, le rejet des idéologies préconçues et l’horizontalité absolue.
Or, le risque est de confondre la capacité d’agir individuellement sur ses perceptions et sa construction de sens dans le monde, avec un pouvoir d’agir individuel et collectif transformateur de la réalité sociale vécue par le plus grand nombre.
Dans l’espace-temps numérique, nous évoluons dans un monde de signes et d’images sur lesquels nous avons une importante marge de manœuvre, parce que ceux-ci évoluent en fonction de nos choix, des mots et des items que nous employons, nous pouvons nous retrouver pris dans des bulles filtrantes qui nous donnent à voir le monde que nous voulons. Or dans l’espace-temps étatique, nous nous confrontons à des cadres normatifs et institutionnels qui semblent de moins en moins accessibles et modifiables par les seuls individus même organisés. Il faut dès lors se méfier des tentatives potentielles de repli d’un agir public vers l’espace qui offre le plus de transformations possibles même si celles-ci ne sont que purement perceptives. Cet égo-géographie qui émerge est le fruit de la confrontation de nos deux espaces d’existence. Cette confrontation recèle autant de potentiels que de limites. D’une part, elle permet à chacun d’être le logisticien de ses connexions au monde, à soi et aux autres. Mais, d’un autre côté, elle risque également d’individualiser fortement cette médiation faisant apparaitre un monde à sa mesure, sans aspérités et conflictualités.
Nous voyons bien, dans notre expérience quotidienne en temps de pandémie, que nous avons besoin de reprendre pied dans un monde commun et que le sentiment de crise qui nous habite est en partie lié à cette double réalité que nous traversons de manière simultanée. Il nous d’abord faut regarder en face la réalité du pouvoir dans chaque espace-temps pour ne pas fonder d’illusions sur les capacités d’action de l’un par rapport à l’autre.