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Infox: le carburant des extrêmes droites

Infox: le carburant des extrêmes droitesTemps de lecture : 9 minutes

En complément de l’article d’Ysé Vauchez dans ce dossier, voici un entretien avec Thomas Huchon, journaliste spécialiste des fake news. Ces dernières apparaissent comme une dégénérescence contemporaine du débat public en lien avec la progression de l’extrême droite. Mais quels sont les mécanismes qui lient les deux dynamiques ? En France, il apparaît que l’extrême droite a su investir avant les autres le web et les algorithmes. Les réseaux sociaux amplifient ces “infox”, tandis que les médias traditionnels, malgré leurs failles, restent des remparts relatifs. Face à la montée des théories du complot, un enjeu démocratique s’impose : comment lutter efficacement ? Selon Thomas Huchon, la réponse ne réside pas dans la persuasion des complotistes, mais dans la régulation des réseaux sociaux, le fact checking et la protection des indécis, des millions de citoyens exposés à une information toxique.
Fake news paraît être un terme apparemment contradictoire : en effet, l’idée de news est associée à celle d’information, supposée objective et visant à offrir un accès vérifié à l’actualité. Les fake news sont-elles des erreurs informatives ou des manipulations volontaires de l’info?

En réalité, le problème est qu’on parle mal anglais. On traduit fake news en français par «fausses nouvelles». Mais si ensuite on veut dire en anglais «fausses nouvelles», on n’utilisera pas le mot fake. Les fake news ne sont pas des fausses informations.

Les fausses nouvelles sont des erreurs, commises par des journalistes professionnels, avec des conséquences pour leurs auteurs, aussi bien professionnelles que parfois judiciaires. À l’inverse, les fake news sont intentionnelles, fabriquées pour manipuler, et leurs auteurs ne sont pas confrontés aux conséquences de leur propagation. Donald Trump est-il venu s’excuser lorsqu’il a dit, en pleine campagne électorale et à propos des migrants originaires de Haïti : «à Springfield, ils mangent les chiens, ils mangent les chats, ils mangent les animaux domestiques des gens qui habitent là. Voilà ce qui se passe dans notre pays et c’est une honte», et que tout cela s’est avéré mensonger ? Pour résumer, la fake news est un message intentionnellement construit, sans conséquences professionnelles pour celui qui la diffuse. Au contraire, la fausse information est une erreur éditoriale.

Les grands médias ne sont que rarement à l’origine de fake news, car elles en mesurent les conséquences et les risques pour leur crédibilité, sauf au sein de l’univers Bolloré. Jusqu’alors, la presse française à l’origine de fake news était inscrite dans un univers restreint, comme Valeurs actuelles. Selon moi, Cyril Hanouna faisait davantage de la fausse information que de la fake news, car produire celles-ci avait des conséquences concrètes, et d’ailleurs son émission a disparu. Dans le cas de CNews, on a eu des cas de fake news à l’antenne, et notamment lorsque pendant tout un samedi après-midi ses journalistes et éditorialistes ont avancé que la principale cause de mortalité dans le monde était l’avortement.

Le premier problème est donc celui de la définition correcte des fake news. On a mal compris le phénomène par l’usage d’un terme américain ambigu. L’Académie française a proposé le mot «infox» qui me paraît préférable. Il a l’avantage de mettre plus clairement le phénomène en lumière, et au moins Donald Trump ne devrait pas nous le voler! Mal nommer le problème n’est pas un bon point de départ pour le résoudre. On ne lutte pas de la même manière contre quelqu’un qui se trompe et quelqu’un dont l’intention est de nous tromper.

On a tendance à lier fake news et nouveaux médias. À l’aune de la situation française, pourquoi et comment Internet apparaît il comme un moyen d’information propice à la diffusion de telles fake news?

Il y a plusieurs éléments à avoir à l’esprit. Internet s’est développé dans une société française qui avait un certain nombre de caractéristiques propres, notamment une vision de la liberté d’expression différente de celle en vigueur aux États-Unis, comme sur des questions structurantes pour la pensée d’extrême droite. Il en va ainsi du négationnisme, du racisme, ou du rapport à la Seconde Guerre mondiale.

En France, l’extrême droite contemporaine se structure autour des négationnistes dans les années 1970. Et elle va se greffer sur un Internet naissant dans les années 1990 parce qu’elle est encore largement au ban des médias traditionnels. Le premier parti à créer un site Internet est le Front national au milieu des années 1990.

L’extrême droite va gagner deux batailles : la bataille éditoriale, car en étant avant les autres sur Internet, elle va l’influencer. Mais étant donné qu’Internet fonctionne grâce à des algorithmes, elle sera aussi en pointe dans la bataille technique, car ses sympathisants vont comprendre avant les autres le référencement (sur Google, dans les blogs, sur YouTube…), et ils vont coloniser Internet, à un moment où la société civile n’y est pas encore, pas plus que les partis politiques ou la plupart des journalistes professionnels. Remarquez comment les journalistes Web étaient considérés dans les rédactions dans les années 2000! Cette double bataille a été remportée via de nouvelles personnalités : on est passé des années 1980 où l’extrême droite s’échangeait les écrits des négationnistes, Robert Faurisson et Emmanuel Ratier, à des figures du Web comme Alain Soral et Dieudonné.

Cette polarisation par l’extrême droite est à mettre en lien avec une phase très dure de la mondialisation économique à partir des années 1980, d’une facilitation de la circulation des individus, des images, des objets, des idées qui bouscule les représentations, et dans une décennie 2000 très marquée par les attentats de 2001, évènement sur lequel l’extrême droite est en pointe pour le présenter comme un complot.

Je voudrais vous faire réagir à un article de février 2025 de Simon Blin paru dans Libération intitulé « Plus un parti est à droite, plus il diffuse des fake news » qui cite une étude néerlandaise publiée dans The International Journal of Press-Politics (IJPP), qui a analysé 32 millions de messages postés sur Twitter (désormais X) par les parlementaires de 26 pays (tweets de 8198 parlementaires). Au-delà des critiques qu’on a pu lire sur cette étude, comment expliquez vous que l’extrême droite semble plus encline à diffuser ces infox?

Le chemin idéologique de l’extrême droite est pavé de fake news. Quand un de ses principaux arguments électoraux est le «grand remplacement» qui est une théorie du complot, on ne peut pas imaginer que les partis qui s’en réclament soient des barrières aux théories du même type. Cette tendance gagne aussi toute une partie de la droite, mais, et c’est une tendance plus récente, cette étude montrait également une porosité de franges de l’extrême gauche avec les théories du complot.

Pendant longtemps, on a expliqué que le phénomène conspirationniste pouvait être modélisé en L, avec un schéma qui montrait qu’à gauche et au centre on avait peu d’adhérents aux théories du complot, et d’un coup s’en trouvaient beaucoup quand on était très à droite. Malheureusement aujourd’hui le modèle est un U, notamment depuis la crise sanitaire de 2020, doublée d’une détestation croissante pour les représentants politiques, au premier rang desquels Emmanuel Macron, avec une forte polarisation politique depuis les attaques du 7 octobre 2023. On mesure depuis une quinzaine d’années au sein d’une partie de l’extrême gauche l’influence d’Alain Soral et Dieudonné, qui ont percé chez beaucoup de jeunes hommes entre vingt et quarante ans, en permettant à certains d’associer l’antisémitisme à une culture politique contestataire.

Ce que confirme cette étude néerlandaise est que le monde politique a changé: on vit à une époque où le ministre de la Santé américain explique que l’eau du robinet rend ses consommateurs homosexuels. Partout les élus changent, avec une part de plus en plus importante d’élus d’extrême droite dans les pays occidentaux. Ce qui évolue c’est la part du vote d’extrême droite, qui permet à des parlementaires issus de ce camp de se sentir pousser des ailes pour diffuser ce en quoi ils croient depuis longtemps.

Dans notre dossier, Ysé Vauchez, sociologue qui a soutenu sa thèse en 2024 sous le titre Produire le vrai sur le faux. Sociologie politique des discours et pratiques de lutte contre les fake news, met en avant l’idée que lutter contre les fake news ne revient pas nécessairement à lutter contre l’extrême droite. En effet, cette idéologie n’a pas besoin de la factualité pour se propager. Alors à quoi sert politiquement la lutte contre les fake news?

À mon avis, on se trompe quand on essaie de mesurer l’impact qu’aurait la lutte contre les fake news à l’aune des seuls complotistes. Convaincre les complotistes ne fonctionne pas. Les rationalistes ne les convaincront pas. Les deux catégories de population sont ultra minoritaires. Il faut argumenter et lutter contre les fake news pour tous les autres, tous les indécis.

Prenons un exemple concret, l’affaire selon laquelle Brigitte Macron serait un homme. Les médias traditionnels ont refusé de l’évoquer pendant deux ans et demi, et sur la même période, seuls les conspirationnistes ont traité le sujet et communiqué à des indécis. Cet exemple prouve la nécessité de lutter contre les fake news, et de manière beaucoup plus forte qu’on ne le fait aujourd’hui. À chaque fois qu’on refuse de le faire, on les laisse pourrir l’espace public. À titre personnel, je regrette de ne pas en avoir parlé plus tôt. Quand l’affaire éclate en 2021, j’animais une émission sur LCI («Anti-complot»), la première émission télévisée de lutte contre les complots. Mais j’ai refusé d’en parler, car l’histoire me semblait uniquement «dégueulasse». Je pense avoir eu tort, car si LCI traitait l’affaire, toute la presse l’aurait fait. Derrière cette histoire, c’est tout le narratif du mouvement Qanon qu’on retrouve : une secte de pédophiles satanistes gouvernerait le monde, Emmanuel Macron serait leur protecteur, car victime lui-même d’un pédophile, et il protègerait son agresseur. Mesurons tout ça : c’est une opération de déstabilisation de la démocratie française, ce n’est pas du tout à prendre à la légère. Ma peur au moment du déclenchement de l’affaire est de créer un effet Streisand [évoquer une rumeur en fait un élément d’actualité]. Mais les 100 000 téléspectateurs qui me suivent sur LCI pèsent peu face aux deux milliards de vues créées par cette affaire.

Les médias traditionnels (radio, télé, presse écrite) sont-ils réellement des univers de résistance aux fake news, ou bien peuvent-ils également contribuer à les diffuser?

Franchement les médias traditionnels me semblent plus clairs quant aux fake news, avec même relativement peu de fausses informations au vu de la quantité de contenu qu’ils fabriquent. Ils sont responsables de ce qu’ils disent, et ils sont régulés. À l’inverse, imaginer qu’un endroit comme Internet où les commentateurs ne sont pas responsables de ce qu’ils disent peut être un lieu sans fake news est difficile. Même aux États-Unis, quand Donald Trump énonce son «infox» sur les Haïtiens, la chaîne de télévision conservatrice Fox News le fact check [vérifie ses dires]. Bien sûr que les médias sont des girouettes. Mais dans la période, ce ne sont pas les girouettes qui tournent, c’est le vent. Le monde change, des barrières, des digues ont cédé.

Rajoutons que lorsqu’on paie pour s’informer, il n’y a que rarement des fake news. Dans la société capitaliste, l’acte d’achat est la garantie d’un contrat passé entre le producteur et le consommateur. Une information gratuite pose la question de la garantie de la qualité de cette information. On pourrait imaginer un système médiatique complotiste payant, mais même les journaux rachetés par l’extrême droite ont des chartes, ils ont des règles éthiques, des sociétés de journalistes.

Je ne dis pas que les réseaux sociaux sont par eux-mêmes horribles, et les grands médias formidables, mais il faut que les gens soient responsables de ce qu’ils disent, donc il faut que Facebook soit responsable de ce que la firme diffuse, parce qu’à défaut nous aurons beaucoup de mal à convaincre ses utilisateurs de l’être. C’est la seule manière de réguler la circulation de l’information qui en France comme ailleurs, n’est malheureusement pas fondée sur la véracité de l’information. Ce malgré l’article 27 de la loi de 1881 qui sanctionne la propagation de fausses nouvelles, un article qui n’a presque jamais été utilisé en 150 ans d’existence, car les juges sont mal à l’aise pour dire ce qui est vrai et ce qui est faux. Ils sont enclins à se prononcer sur ce qui est conforme ou non à la loi, en mesurant un préjudice, mais la diffamation ne fonctionne qu’avec des individus jugés responsables de leurs propos, comme les directeurs de la publication dans le monde des médias traditionnels.

Vous avez publié un ouvrage intitulé Résister aux fake news. Selon vous, que faudrait-il développer pour que les médias luttent efficacement contre cette sphère complotiste?

Il faudrait que les médias convainquent les citoyens de la nécessité de réguler les réseaux sociaux, c’est la seule chose à faire. Sinon, je crains un véritable risque de fin de la civilisation telle qu’on la connaît, fondée sur l’échange rationnel d’informations. Car la situation actuelle crée une situation d’inégalité totale entre les diffuseurs et les consommateurs de l’information, avec une impossibilité rendue de plus en plus criante de vivre ensemble. L’utilité du fact checking dans les médias est de parler aux indécis. Parler à ce public indécis apparaît absolument crucial. C’est vrai aussi bien dans le domaine de l’information qu’en politique, alors que l’abstention explose.

Pour citer cet article

Huchon Thomas, “Infox : le carburant des extrêmes droites”, Silomag, n°20, novembre 2025. URL : https://silogora.org/infox-le-carbura…extremes-droites/

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