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Potentiels (et manques) de l’économie sociale en matière de démocratie entrepreneuriale

Potentiels (et manques) de l’économie sociale en matière de démocratie entrepreneurialeTemps de lecture : 9 minutes

Alors que la démocratie et ses fondements sont remis en cause par l’arrivée au pouvoir de régimes autoritaires et libéraux et par l’adoption de mécanismes protégeant le milieu des affaires, l’économie sociale et solidaire incarne une alternative émancipatrice. Les coopératives, par exemple, montrent la voie d’une mutation profonde des entreprises. Pour Jean-Philippe Milesy, l’ESS doit toutefois veiller à resserrer le lien avec les adhérents et le mouvement social et reconsidérer ses procédures démocratiques internes pour asseoir réellement l’affirmation d’un « entreprendre autrement ».

Égalité, solidarité, démocratie sont dans le monde actuel des « zones à défendre » de premier ordre qui exigent d’urgentes mobilisations. S’agissant des libertés l’avocat François Sureau, dans son dernier ouvrage Sans la liberté (Gallimard, 2009) laisse entendre que nous avons déjà basculé. Égalité, solidarité, démocratie sont aussi les fondements de l’Économie sociale dans ses formes premières qu’il s’agisse des mutuelles, des coopératives, des associations. Je voudrais dans cette chronique montrer que le combat pour une Économie sociale et solidaire (ESS) de transformation sociale est essentiel pour le mouvement social et démocratique face au glissement anti-démocratique sinon totalitaire du libéralisme moderne.

La primauté du droit des affaires sur les droits fondamentaux

Auparavant, permettez-moi de revenir sur un contresens et un nouveau paradigme.

Le contresens, c’est celui largement (et à dessein) répandu à propos de certains gouvernements européens. On dit ainsi de Victor Orban qu’il serait un « démocrate illibéral ». Or Orban, s’il piétine la démocratie, à l’instar de Trump, Bolsonaro ou Modi, est un libéral plutôt ultra. Pour ne prendre qu’un exemple, ses lois sur la « libération » du travail sont de même nature que les ordonnances d’Emmanuel Macron qui se veut son contempteur. Nationalistes autoritaires, populistes, dictateurs plus classiques des pays émergents, à de rares exceptions, ne mettent pas en cause la doxa libérale, les dérives et les prédations de la « société de marché » que dénonçait Karl Polanyi. À l’inverse, confrontés du fait de la hausse des inégalités (comme le montre la récente étude de l’Insee[1]) et de ces prédations, à des mouvements sociaux de plus en plus nombreux, un grand nombre de dirigeants des grandes « démocraties » n’hésitent pas à violer allègrement les principes qu’ils proclament pourtant sacrés pour assurer l’ordre propice au bon fonctionnement des affaires.

Car le nouveau paradigme, c’est celui qui est issu des changements insensiblement opérés dans le champ juridique. Le droit des gens, pour ne pas parler du droit des peuples, jusqu’aux droits de l’Homme et aux principes constitutionnels, a cédé le pas devant le droit désormais majeur, le droit des affaires. Pour ne prendre qu’un exemple, la liberté de la presse, qui fait l’objet d’émouvants discours quand il s’agit de pays autres que le sien, se voit aujourd’hui contrainte par le « secret des affaires » et bien d’autres atteintes le plus souvent au bénéfice des grands acteurs économiques.

S’agissant de l’égalité, on sait le sort qui lui est fait depuis toujours. Singulièrement le Bicentenaire de la Révolution française aura vu une offensive des libéraux et de leurs idéologues contre cette idée à jamais subversive. François Furet nous a ainsi expliqué que de Rousseau et Robespierre et de leurs idées d’égalité est né le totalitarisme.

S’agissant de la solidarité, nous savons le sort qu’un dirigeant « libéral » comme Emmanuel Macron lui réserve avec le démantèlement des régimes sociaux, la mise à l’encan du logement social, l’asphyxie des collectivités territoriales et des associations. Demeure la charité et le financement des programmes par les puissances d’argent à travers les contrats d’impact social, version « charity business », social and green washing (pour respecter le globish de leurs promoteurs) des partenariats-publics-privés dont le Sénat de Gérard Larcher affirme qu’ils constituent des bombes à retardement.

L’Économie sociale : une alternative émancipatrice

Devant une telle dégradation de l’État social démocratique qui nécessite constamment notre vigilance et nos luttes, il s’agit aujourd’hui impérativement de bâtir des alternatives propres à participer à une « grande transformation » émancipatrice. Je l’ai souligné, les « zones à défendre » quant aux valeurs essentielles se trouvent être les valeurs fondatrices de l’Économie sociale.

On m’objectera que les exemples qu’il est aisé de tirer des pratiques de telle ou telle grande enseigne de l’ESS montrent que ces valeurs y trouvent mal leur compte. J’objecterais en réponse que les dérives, les fautes, les crimes du soviétisme n’ont pas annihilé les convictions communistes, même si elles ne sont pas réductibles les unes aux autres, d’hommes comme Lucien Sève, Emmanuel Terray ou Alain Badiou et de bien d’autres parmi les lecteurs de Silo. À évoquer Sève, je renverrais à son ouvrage écrit avec son fils Jean et sans aucun doute insuffisamment reçu et commenté, Capitalexit ou catastrophe (La Dispute 2018). Dans ce plaidoyer pour l’actualité d’une pensée communiste, pour l’urgence d’une transformation révolutionnaire démocratique, l’ESS est présentée, aux côtés d’une Sécurité sociale ayant retrouvé les ressorts qu’entendait lui donner Ambroise Croizat, comme un de ces « futurs présents » propres à préfigurer une société nouvelle et pouvant être mobilisés dans la démarche y conduisant.

Les coopératives, voies d’une mutation profonde des entreprises

Bien sûr, les Sociétés coopératives ouvrières de production (SCOP affadies en sociétés coopératives et participatives) occupent dans leur ouvrage une place particulière. En leur sein, les travailleurs y assument pleinement la double qualité qui caractérise l’Économie sociale. Ils sont à la fois salariés et employeurs et disposent à l’occasion des assemblées générales et instances statutaires de la plénitude des droits dans la conduite de l’entreprise.

Ainsi, contredisant Jaurès (tout en retrouvant sa pensée) quand il disait que la République n’avait pas pénétré l’entreprise, ces coopératives ouvrent la voie à une profonde mutation des entreprises qui deviendraient, en premier lieu, la chose de ceux qui y travaillent. Cela ne signifie pas que dans ces entreprises, il n’y ait pas de dirigeants, de hiérarchies fonctionnelles, d’échelles de salaires, de la même façon qu’il y a syndicats et institutions représentatives (ou du moins ce qu’il en reste dans un Code du travail qui s’y applique pleinement). Cela signifie qu’en dernier ressort, les salariés sont les maîtres de leur entreprise. Ainsi, récemment, dans une des plus grandes SCOP françaises, un vote majoritaire a porté à sa tête un nouveau dirigeant face à la dirigeante sortante.

Bien sûr, cette forme coopérative est tout sauf relevant de l’évidence. Les salariés et dirigeants de SCOP-TI, les Fralib, en savent quelque chose. La réussite d’une SCOP, et plus encore quand il s’agit de SCOP de lutte ou de reprise, est une alchimie. Le passage du statut de subordonné à celui de co-entrepreneur s’avère difficile tant l’emprise du modèle capitaliste marque les esprits de son empreinte comme le souligne Miguel Benassayag. Et la démarche doit se développer en milieu hostile, tant les tenants des entreprises ordinaires, c’est-à-dire capitalistes ou petit-patronales, ne tolèrent que la concurrence du même.

À côté des SCOP, les Sociétés coopératives d’intérêt collectif (SCIC), créées en 2002, rassemblent l’ensemble des parties prenantes, dont les salariés, à un projet d’intérêt général, sectoriel ou territorial. Ce modèle connaît actuellement un grand développement. De même, les Coopératives d’activités et d’emploi (CAE), au départ conçues pour accompagner des démarches de création d’activité, se voient devoir assumer une intervention plus large et plus en profondeur face à la dé-salarisation et à la précarisation de nombreux professionnels. On pourrait aussi citer les expériences coopératives nées du refus de leur condition de nombreux « salariés » des plateformes.

Mais, direz-vous, ces coopératives, même si le modèle se développe et montre une pérennité plus grande que les entreprises ordinaires analogues, demeurent marginales au sein des entreprises de l’ESS. Il est vrai, et dans l’essentiel de celles-ci, les salariés sont subordonnés selon le Code et, parfois, comme c’est le cas dans bien des associations, ils peuvent connaître une préoccupante précarité. Il n’en demeure pas moins que les entreprises de l’ESS, même si leur « entreprendre autrement » peine à se distinguer, représentent un modèle disposant d’un potentiel de transformation et qu’il ne s’agit pas de « jeter le bébé avec l’eau du bain ». Pour autant, et j’ai souvent l’occasion de le souligner, de profonds changements doivent intervenir en leur sein. Comme toutes les formations humaines, l’ESS connaît des périodes historiques différentes.

Les différentes conceptions de l’ESS

Après des années de stagnation, l’Économie sociale a été ravivée par des « refondateurs » dans la suite d’Henri Desroche, et a connu des grands dirigeants militants : Jacques Vandier et Gérard Andreck, René Teulade, Georges Rino et Jacques Landriot, Jacques Moreau et bien d’autres, s’appuyant notamment sur les courants de la « deuxième gauche ». Ils ont impliqué leurs structures dans la Cité, en écho au mouvement social et politique qui, de 68 en 81, suscitait des espoirs et rénovait la société. Au sein de la CGT, l’équipe voulue par Henri Krasucki autour de Georges Dufossé et Jack Potavin s’inscrivait dans cette dynamique.

Puis vint une période de gestionnaires crypto-libéraux dont nous ne sommes pas totalement sortis. Repli sur l’enseigne, repli sur le cœur de métier, banalisation des procédures et des approches ont pris le pas dans les grandes maisons de la bancassurance. Mises aux normes européennes et pratiques de concurrence ont profondément affecté la mutualité-santé avec un président, dans les années 1990, parvenant à substituer, sans grandes résistances, le mot « client » à ceux historiques d’adhérents et de militants.

Aujourd’hui, l’ESS connaît une phase de tension entre ceux qui poursuivent cette tendance « banalisatrice » et ceux qui, en réaction aux dispositifs libéraux que le Gouvernement actuel entend substituer à une ESS qu’il qualifie de « vieux monde », retrouvent les voies d’un discours politique. C’est ainsi que Jérôme Saddier, qui fut un des artisans de la loi de 2014, et qui préside ESS-France, en appelle aux fondamentaux pour oser la proposition d’une Économie sociale comme norme d’une société moderne. Ce faisant, il prend au mot les libéraux quand ils se livrent aux palinodies du rapport Notat-Sénart de 2018 sur une transformation de l’entreprise.

Pour autant, ces nouveaux dirigeants dont on retrouvera les propos tenus lors d’un intéressant débat de la Fête de l’Huma 2019 dans l’Humanité Dimanche (supplément « Mois de l’Économie sociale » du 31/10/2019) n’ont partie gagnée tant la pression libérale normative est forte.

Retrouver le lien avec les adhérents et le mouvement social

Il est clair que, pour asseoir leur résistance et faire valoir leur volonté transformatrice, ces dirigeants doivent promouvoir des pratiques résolument nouvelles quant à l’association de leurs salariés à leurs démarches. Depuis longtemps, y compris dans la partie gestionnaire du monde associatif, les activités des entreprises de l’ESS reposent sur l’engagement de salariés qui, à l’exception de managers dirigeants qui eux prennent de plus en plus une place prépondérante, demeurent éloignés des centres de décision.

Dans bien des entreprises de l’ESS, une implication renforcée, voire recréée, des adhérents et une ouverture démocratique à leurs salariés constitueraient une mutation essentielle. Elles équilibreraient les pouvoirs souvent partagés voire confisqués par les élus, souvent éloignés des adhérents par le système pyramidal et une participation sans cesse décroissante aux AG et élections, et par les  dirigeants fonctionnels. Elle assoirait dans l’opinion l’affirmation d’un « entreprendre autrement » qui rencontre à ce jour bien des scepticismes, renforcés par le projet de l’Union des employeurs de l’économie sociale et solidaire (UDES) de se fondre dans la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME).Pour constituer une alternative, l’ESS a besoin de retrouver son lien originel au mouvement social, aux organisations de la société civile. L’association de ses salarié.es contribuerait à rapprocher les entreprises de l’ESS de ceux qui constituent par ailleurs l’essentiel de ses adhérents et de ses publics. Pour ce faire, ce sont toutes les procédures démocratiques internes qui sont à reconsidérer. Mais pour cela, il est aussi nécessaire que les adhérents se considèrent davantage comme parties prenantes. Nul ne peut se revendiquer de son abstention. L’œuvre de conviction est considérable. Mais les femmes et les hommes engagés dans ce combat existent, et les moyens de le faire sont encore à leur disposition. Tout est dès lors possible.

Et vous vous faites quoi demain ?

Institut Polanyi.

[1] Insee Analyses, n° 49, oct. 2019.

Pour citer cet article

Jean-Philippe Milesy, « Potentiels (et manques) de l’économie sociale en matière de démocratie entrepreneuriale », Silomag, n° 10, déc. 2019. URL : https://silogora.org/potentiels-et-manques-de-leconomie-sociale-en-matiere-de-democratie-entrepreneuriale/

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