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Révolution écologique et changement de civilisation

Révolution écologique et changement de civilisationTemps de lecture : 8 minutes

La révolution écologique nécessaire pour assurer l’avenir de l’humanité constitue un véritable changement de civilisation. Elle est globale car elle interagit avec nos visions du monde et de l’avenir. Elle est transversale car elle touche à toutes les dimensions de la vie en société. Elle participe d’une révolution anthropologique en cours. Cela permet de comprendre l’existence et l’importance des multiples débats et controverses dont elle est l’objet autour des rapports entre l’écologique et le social, la place de la démocratie ou encore la nécessité d’opérer des avancées majeures dans la voie d’un développement humain post-capitaliste.

Mener à bien et à un rythme soutenu une véritable révolution écologique est une nécessité impérieuse pour le devenir de l’humanité. Les constats avancés depuis des décennies par les scientifiques du monde entier sont sans appel.[1] Ils dessinent le sombre tableau d’une situation alarmante et, à bien des égards, porteuse de graves dangers. Changement climatique accéléré lié aux émissions de gaz à effet de serre avec ses conséquences en chaine qui bouleversent voire mettent en péril la vie de nombreuses populations, menaces majeures pesant sur la biodiversité  au point que certains chercheurs parlent d’une sixième vague d’extinction des espèces[2], déforestation irresponsable, épuisement des sols du fait de méthodes agricoles productivistes, pillage de ressources rares, urbanisation et artificialisation débridées des terres ou encore gâchis de matières premières et d’énergie ; si nous ne changeons pas de trajectoire très rapidement, c’est la chute assurée dans l’abîme.

Un changement de paradigme

Il me semble intéressant, dans cet article, de souligner la profondeur des transformations théoriques, conceptuelles et pratiques qu’implique la révolution écologique que nous devons mener à bien.

Cette révolution est globale. Elle interagit, en effet, sur nos visions du monde et de l’avenir tout en transformant nos réflexes et nos comportements les plus quotidiens dans notre environnement le plus immédiat. En ce sens le local et le global sont inséparablement liés.

Elle est transversale parce qu’elle touche à toutes les dimensions de la vie en société. Ce qui est en cause, c’est l’existence pérenne ainsi que les conditions d’existence de l’humanité sur la planète en interaction avec les écosystèmes dont nous sommes partie intégrante. C’est pourquoi il ne peut exister une vision écologique « sectorialisée » coupée de la réalité des besoins humains, des exigences sociales, démocratiques et culturelles, de l’urgence d’une réinvention du travail au sein d’une activité économique profondément refondée par la solidarité et la coopération. Il ne peut exister une vision écologique séparée d’une conception nouvelle des rapports internationaux, de la prise de conscience qu’il existe des biens communs de l’humanité, que nos sorts sont liés et que les solutions ne peuvent être trouvées dans le chacun pour soi ou dans les rapports de domination.

C’est, en réalité, la conception prospective de l’émancipation humaine qui est posée et avec elle la nécessité impérieuse de s’engager dans un nouveau mode de développement. Celui-ci concerne bien sûr l’économie mais, bien au-delà, il mobilise la nature et la hiérarchie des valeurs qui irriguent la société. Ainsi, la révolution écologique est une dimension essentielle d’une révolution anthropologique, d’un changement de civilisation absolument indispensables si l’on veut assurer un avenir vivable à l’humanité.

Il s’agit d’un changement de paradigme au sens le plus exact du terme ; c’est-à-dire une transformation des conceptions théoriques dominantes et des modèles qui en résultent.[3]

Des débats majeurs

Cette mise en perspective permet de comprendre l’existence et l’importance des multiples débats et controverses présents autour de la question écologique, de ses enjeux et des réponses à construire collectivement. Pour illustrer ce propos, et sans ambition exhaustive, je m’appuierai sur trois de ces débats.

Abordons tout d’abord la question des rapports entre l’écologique et le social. L’émergence, il y a maintenant deux ans, du mouvement des gilets jaunes a porté un éclairage intense sur la nécessité absolue de lier ces deux combats. L’imposition d’une taxe carbone -qui plus est mal pensée- a servi de déclencheur à l’un des mouvements de protestation sociale les plus forts en France depuis des décennies. La conception technocratique de la taxation carbone envisagée avait omis de prendre en considération les effets concrets de son application pour des catégories sociales trop souvent oubliées. Elle avait fait l’impasse sur le fait que, faute d’autre solution, 70 % des salariés sont obligés d’utiliser leur véhicule personnel pour aller travailler[4], qu’il s’agit dans bien des cas de salariés modestes pour qui la hausse du prix du carburant constitue une perte de pouvoir d’achat difficile à supporter. Contrairement à de premières appréciations portées à leur égard les protestataires n’étaient pas anti-écologie. Leur lutte a mis en lumière une idée forte : les mesures de la transition écologique doivent toujours être conçues ou au minimum accompagnées de telle sorte qu’elles n’aggravent pas les difficultés sociales. Cette exigence concerne de multiples domaines de la réalité sociale par exemple celui de l’emploi et de la suppression d’activités polluantes ou dangereuses qui doivent toujours comporter un volet alternatif offrant des perspectives en terme, par exemple,  de  création d’activités et de  formation – reclassement des personnels. Plus largement, la transition écologique recèle des potentialités immenses au service d’une nouvelle logique créatrice de mieux être et d’emplois. Cette voie doit être privilégiée dans la perspective d’une accélération de la transition écologique emportant l’adhésion du plus grand nombre.

L’exemple des gilets jaunes illustre aussi un second débat portant sur la place de la démocratie dans la réussite de la transition écologique. La période présente est marquée par la progression importante d’une prise de conscience écologique. C’est un point d’appui précieux. Cela crée des conditions nouvelles pour fonder les avancées à opérer sur une solide assise démocratique. C’est un facteur clé de la réussite car cela conditionne l’ancrage de la démarche. Ainsi, il faut bannir l’illusion selon laquelle, pour gagner du temps, une élite éclairée – le plus souvent autoproclamée – pourrait imposer ses solutions à des populations incompétentes. Cette approche-là, nous l’avons vécue, est vouée à l’échec. Qu’elle soit portée par la technocratie dominante ou par des courants idéologiques tels celui de la collapsologie[5],  elle passe à côté de la complexité du réel et ne permet pas de prendre en compte certaines de ses  dimensions pourtant déterminantes. De surcroît elle occulte un fait majeur. Dans la plupart des cas, les décisions à prendre impliquent des choix politiques au grand sens du terme, c’est-à-dire mobilisant des conceptions du vivre ensemble et de l’avenir à construire. Une large information pluraliste ainsi que le recours aux multiples formes de participation, de débat et de consultation démocratique des populations sont absolument cruciales pour avancer.[6]

Un troisième débat traverse les réflexions actuelles : celui de la nature et de la profondeur des transformations à opérer pour mener à bien la transition écologique. Selon l’administration Trump et les multinationales états-uniennes de l’énergie, dont elles étaient le ferme soutien, les choses étaient simples : la technologie serait capable à elle seule de trouver les bonnes réponses à des problèmes par ailleurs largement minimisés. Laisser investir librement les grands groupes serait donc la bonne méthode. Les progrès en matière de capture et de séquestration du CO2 seraient notamment de nature à améliorer la situation[7]. Ainsi,  les engagements internationaux tels que l’accord de Paris ont été considérés comme un carcan dont il fallait se débarrasser à tout prix. Dans cette vision, qu’il faut mentionner car elle représente toujours la position de grands opérateurs internationaux, les transformations à opérer sont minimes. Le « business as usual » reste la meilleure approche.

D’autres acteurs économiques et politiques ont une vision plus sophistiquée de la réalité actuelle. Ils ont conscience de la nécessité de faire évoluer le modèle. L’écologie est une valeur qui monte, les dangers provoqués par le réchauffement climatique et les multiples atteintes à l’environnement sont réels. Il faut mettre en œuvre des mesures permettant d’adapter le système productif et commercial à cette réalité. La plupart des grands groupes et de très nombreuses entreprises ont intégré une dimension environnementale dans leur business model et dans leur communication. Le nier constituerait une réelle erreur d’analyse. Mais cette forme d’adaptation rencontre vite ses limites. Quand ce qui est au cœur de la logique dominante est en cause, à savoir la rentabilité et la fidélisation des actionnaires par le versement de dividendes confortables, les groupes retrouvent vite leur ligne de plus grande pente. L’actualité récente offre une illustration éloquente de cette réalité avec la décision du groupe Danone – « première entreprise de mission du CAC 40 »[8] selon sa propre communication – de mettre en œuvre un plan d’économies drastique des plus classiques  comportant notamment 2000 suppressions d’emplois. Cela montre que le capitalisme vert n’ouvre pas de perspectives réelles pour une révolution écologique réussie. Il reste, en effet, prisonnier de sa logique profonde. La recherche du profit maximum avec le taux de rotation des capitaux le plus rapide possible est incompatible avec la gestion raisonnée des ressources naturelles, avec le temps long des écosystèmes, avec la transformation nécessaire des modes de consommation privilégiant la durabilité des produits en lieu et place du tourbillon consumériste dans lequel nous restons de facto plongés au-delà des slogans publicitaires à la mode.

Les mécanismes mis en place au nom de la vision néolibérale de la transition écologique viennent renforcer encore ces remarques. Nous pouvons, par exemple, évoquer l’échec, aujourd’hui largement reconnu, du marché des droits d’émissions carbone[9]. Ces droits permettent aux groupes les plus puissants de continuer à émettre trop de CO2 en achetant des permis, sur le marché. Ils développent notamment ce type d’opérations dans des pays peu industrialisés où ces permis sont excédentaires. De même, les obligations vertes créées en 2007 pour contribuer au financement d’opérations écologiquement vertueuses, en forte croissance depuis les années 2013-2017, notamment en France[10], ne sont pas vraiment efficaces puisqu’aucun processus global de critérisation et de certification des opérations concernées n’a été établi. Ces différents constats illustrent le fait que le capitalisme n’est pas éco-compatible et qu’une transition écologique réussie implique d’opérer des avancées décisives dans une voie de développement humain post-capitaliste.

Des champs d’action prioritaires

Ces trois exemples de débats permettent de mieux comprendre comment les forces politiques et sociales ou encore différents courants intellectuels se positionnent dans leur conception de la transition écologique, de sa nature et de son ambition.

En ce qui concerne les forces se réclamant d’une transformation écologique et sociale profonde  de la société, il me semble que certains champs d’action prioritaires peuvent être dégagés.

On peut citer notamment : La volonté d’être partie prenante des grandes mobilisations pour la défense de la planète et notamment pour les objectifs de limitation du réchauffement climatique, contre les pollutions majeures ou encore pour la défense de la biodiversité ;  les initiatives visant à concrétiser ces mobilisations globales au plus près des réalités locales et des  territoires ;  le souci de faire le lien entre les mobilisations pour des objectifs écologiques et les luttes pour les services publics qui en sont dans bien des cas le corolaire (transports collectifs, énergies décarbonées et renouvelables ou services publics de proximité par exemple) ; l’action globale et locale, collective et individuelle pour transformer les modèles de production et de consommation  (relocalisations, circuits courts dans l’agriculture comme dans l’industrie, gestion économe des matières premières, durabilité et plus globalement « circularisation de l’économie »).

Le combat pour l’écologie est désormais partie intégrante d’un mouvement profond de la société. Il fait l’objet d’une myriade de pratiques et d’expérimentations novatrices marquées par une démarche « d’agir commun ». Elles sont partie intégrante du combat transformateur d’aujourd’hui.

[1]  Voir notamment le site du GIEC où figurent les rapports successifs publiés par le groupe international d’experts, mais également les documents d’étape concernant les travaux en cours.

[2] Voir le dossier, « Espèces menacées : les scientifiques en alerte », Le journal du CNRS d’avril 2019, qui résume les travaux de l’IPBES (Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques) selon laquelle « d’ici à 2050 de 38% à 46 % des espèces animales et végétales pourraient disparaître ».

[3] Voir Patrick Juignet, Les paradigmes scientifiques selon Thomas Kuhn. In: Philosophie, science et société 2015.

[4] Armelle Bolusset et Christophe Ratraf, « Sept salariés sur dix vont travailler en voiture », INSEE FOCUS, n°143 du 13/02/2019.

[5]  Pablo Servigne et Raphaël Stevens définissent ainsi leur démarche (dans Comment tout peut s’effondrer, Ed Seuil, avril 2015) : « La collapsologie est l’exercice transdisciplinaire d’étude de l’effondrement de notre civilisation industrielle et de ce qui pourrait lui succéder, en s’appuyant sur les deux modes cognitifs que sont la raison et l’intuition et sur des travaux scientifiques reconnus”. En contrepoint,  Jacques Bouveresse, philosophe, professeur à l’Ecole Normale Supérieure indiquait «bien qu’ils puissent s’appuyer au départ sur des données recueillies sérieusement, ces discours  paraissent davantage relever du prophétisme que de la science. D’une façon générale, le catastrophisme est un mode de pensée qui m’est complètement étranger. La seule chose qui compte [ ], c’est d’essayer de faire ce qui dépend de nous pour que le pire n’arrive pas. » (Cité par Chloé Leprince sur France Culture le 26 mars 2019.

[6] Le Silomag n°10, « La démocratie comme mode de vie », décembre 2019, développe largement cette question.

[7] Voir l’article de Régis Briday dans ce numéro.

[8] Rappelons que ce type d’entreprise crée par la loi PACTE en 2019 est par ses statuts dotée d’une « raison d’être » et d’objectifs sociaux, sociétaux et environnementaux constituants cette mission.

[9]  Voir par exemple à ce propos l’article de Frédéric Boccara, « Écologie : les entreprises et la domination du capital au cœur de la révolution nécessaire ! », Economie et Politique, le 10 sept. 2019.

[10] Voir « Green Bonds : la finance peut-elle se mettre au vert ? », cours en ligne, Science po 2017/2018. Et Delphine Cuny, « La France à nouveau leader mondial des green bonds », La Tribune, le 26 juin 2019.

Pour citer cet article

Alain Obadia, «Révolution écologique et changement de civilisation», Silomag, n°12, décembre 2020. URL: https://silogora.org/revolution-ecologique-et-changement-de-civilisation/

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