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Régénérons l’idée du progrès

Régénérons l’idée du progrèsTemps de lecture : 7 minutes

Alors que les conditions de survie de l’humanité sont en jeu, nous avons besoin d’enclencher une nouvelle ère dépassant les systèmes extractifs dominants et faisant de l’économie le moteur d’une nouvelle relation entre la Terre et l’humain. Aujourd’hui, une multitude de pratiques nouvelles montre que l’économie peut respecter les capacités régénératrices des ressources naturelles tout en permettant l’innovation et l’évolution humaine ; que l’humain peut devenir co-créateur, avec toutes les espèces vivantes, des équilibres planétaires et constructeur de son équilibre social. Retour avec Isabelle Delannoy sur ces nouvelles formes de production et d’organisation et sur les principes communs qui les sous-tendent. Leur mise en synergie peut provoquer la transformation globale que nous cherchons.

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, en janvier 1949, Henri Truman était réélu président des États-Unis. Lors de son discours d’investiture, il a remarquablement synthétisé ce qui allait devenir le programme de développement du monde : un haut niveau d’industrialisation et d’urbanisation, une agriculture mécanisée, une croissance de la production matérielle, l’adoption généralisée des valeurs de la modernité. Tout cela a caractérisé ce que nous avons pensé être une société avancée, quelles que soient les idéologies.

Les services écologiques : des garants de notre survie, de notre dignité et de notre liberté

Aujourd’hui, nous savons que cette vision nous a emmenés dans un niveau de risque sans précédent. Depuis 1950, nous avons modifié plus amplement et plus rapidement la Terre que pendant les 300 000 ans de notre histoire[1]. À l’extraction exponentielle des ressources, nous avons couplé une hausse exponentielle des polluants dans les eaux, les terres et l’atmosphère, une hausse exponentielle des gaz à effets de serre, la dégradation des terres arables, la destruction exponentielle du vivant, couplée à une augmentation des inégalités, elle aussi exponentielle.

Les services écologiques rendus par le vivant sont non seulement les garants de notre survie, mais aussi de notre dignité et de notre liberté. Pourquoi ?

Tels que nous sommes lancés, la vie sera de moins en moins possible à l’air libre. Les conditions d’humidité et de chaleur seront telles qu’elles deviendront mortelles plus de 300 jours par an pour 2 à 5 milliards d’êtres humains, tandis que l’ensemble de la planète sera concerné par des vagues de chaleur létale au moins vingt jours par an[2]. Pour survivre à de telles extrêmes, les villes et les habitats devront s’artificialiser rapidement, c’est-à-dire entretenir, sous contrôle, les conditions de la vie et de l’activité humaine. Or, de tels investissements ne sont accessibles qu’aux entreprises les plus capitalistiques. En outre, ils se coupleront inévitablement à une société de la donnée, car maintenir les conditions de la vie sous ces infrastructures nécessite un nombre incalculable de capteurs de tout ordre. À ce risque d’hyper-capitalisme s’ajoute ainsi la dérive hyper-totalitariste. Ne pas traiter les enjeux écologiques à leur hauteur nous envoie directement dans un monde où les conditions de vie ne seront plus accessibles ni aux plus pauvres ni aux plus libres d’entre nous.

Le besoin d’additionner des forces sociales, écologiques et techniques

C’est au contraire l’addition des forces sociales, écologiques et techniques qu’il faut réaliser. C’est elle qui nous permettra d’enclencher une nouvelle ère où l’économie ne sera plus cette extraction de ressources que nous connaissons, autant écologiques que sociales, mais au contraire le moteur d’une nouvelle relation entre la Terre et l’humain où celui-ci devient, comme toutes les autres espèces vivantes, co-créateur des équilibres planétaires et constructeur de son équilibre social.

Aux Pays-Bas par exemple, d’ores et déjà, la technique n’est plus l’horizon du progrès, mais sa réconciliation avec le vivant. Confronté à la hausse du niveau de la mer, le pays se prépare. Mais les études ont fait apparaître que l’efficacité des techniques traditionnelles de digues et de barrages serait limitée face à l’ampleur des risques. Il fallait au contraire redonner aux eaux intérieures des espaces de liberté[3]. De nombreuses digues ont été détruites et quelques-unes nouvelles construites. Des bras de fleuves ont été ré-ouverts, des berges réaménagées, des lacs et des îles ont resurgi sur les terres asséchées[4]. Mais surtout, le plan a systématiquement couplé ces aménagements avec des bénéfices sociaux et économiques : des zones récréatives ont été créées, les races d’élevage historiques, adaptées aux zones humides, ont été valorisées ainsi que l’agriculture de qualité[5]. Cela a favorisé l’alimentation locale et de nouvelles exportations. Sur le plan de l’aménagement urbain, la ville portuaire de Rotterdam fait figure de référence[6]. Elle a reperméabilisé des sols, végétalisé des toits, transformant même une ancienne digue en un parking inondable surmonté d’un centre commercial dont le toit est lui-même devenu l’un des parcs les plus prisés de la ville. La population a été invitée à participer au design et à la décision. L’impact a été particulièrement important pour les quartiers défavorisés et a contribué à en faire de nouvelles zones d’attractivité, à en développer l’économie, à remailler le lien social et à augmenter le bien-être en ville[7].

L’observation sur trente ans de politiques similaires menées historiquement par d’autres villes comme Portland (Oregon, US) montre qu’elles installent une spirale positive de développement pérenne et croissante[8]. Elle permet à chaque euro arrivant sur le territoire de créer de la valeur en circulant davantage : le coefficient multiplicateur local, qui mesure la richesse générée sur le territoire par unité initialement produite, s’élève[9].

Des pratiques tissant la trame d’une économie nouvelle, régénérative, globale et complète

 Aujourd’hui, les exemples abondent d’une agriculture vivante et de villes fertiles, d’économie circulaire, d’économie mutualiste, sociale et solidaire, open source, pair à pair et de tant d’autres pratiques régénératives. Ces formes économiques harmonieuses montrent que l’économie peut respecter les capacités régénératrices des ressources naturelles tout en permettant l’innovation et l’évolution humaine. Elles ne sont pas les anecdotes d’un monde en mutation. Au contraire, elles gagnent tous les jours de nouveaux domaines, de nouveaux territoires, de nouveaux esprits.

La théorie symbiotique issue de l’observation de ces pratiques montre qu’elles tissent la trame d’une économie nouvelle, régénérative, globale et complète. Sous leur apparente diversité, elles forment en réalité une même famille, unie par les mêmes principes.

Elles reposent sur un fonctionnement en écosystèmes et c’est le moteur de leur puissance. En Bretagne, par exemple dans le pays de Redon, la société H2X ecosystems a formé, en un peu plus de deux ans, un écosystème économique autour de la production d’hydrogène vert, valorisant les énergies renouvelables du territoire, transformant des entreprises agro-alimentaires d’émettrices nettes de gaz à effet de serre en entreprises à bilan carbone positif – c’est-à-dire absorbant plus de carbone qu’elles n’en émettent –, produisant sur place une flotte partagée de véhicules électriques pour les municipalités, dépolluant les effluents agricoles, produisant de l’oxygène qui pourrait peut-être même demain nettoyer les rivières et les côtes envahies par les algues vertes et contribuer à régénérer ces écosystèmes vitaux. Cette histoire est née d’un entrepreneur, Stéphane Paul, et d’un besoin, celui de petites municipalités pour lesquelles le carburant était devenu leur première charge, suite à leur offre de transport à la demande prisé par leurs séniors et les personnes éloignées de l’emploi par manque d’accès à la mobilité. Aujourd’hui, H2X-Ecosystems crée une société de territoire où tous ses acteurs – petites collectivités, grandes agglomérations, Région, start-up, TPE et PME, universités et la société civile – peuvent entrer à son capital afin de redistribuer la valeur créée à l’ensemble des parties prenantes, y compris les habitants. Ailleurs en France, mais aussi en Europe et en Afrique, H2X-Ecosystems est en train d’exporter son concept en l’adaptant aux besoins spécifiques de chacun. En associant des ressources vivantes, techniques et sociales, H2X produit un effet symbiotique, qui en moins de trois ans permet d’installer une économie régénérative de l’économie de son territoire, de ses équilibres écologiques et de sa prospérité sociale. C’est aussi le moteur de sa rentabilité et de sa production de services par unité d’énergie consommée. En effet, la technologie de l’hydrogène vert menée selon des modèles économiques traditionnels montre encore au contraire une faible rentabilité économique et énergétique.

Une révolution extraordinairement cohérente bien que non concertée

Nous avons besoin que de plus en plus d’écosystèmes de ce type se mettent en place et lient densément les ressources vivantes, humaines et techniques. Il ne s’agit pas de modifier le vivant, mais de se développer non pas contre lui, mais avec lui.

Mises en synergie, ces formes de production et d’organisation peuvent provoquer la transformation globale que nous cherchons. Elles peuvent enclencher une ère où nous couplons la satisfaction de nos besoins avec la régénération des écosystèmes vivants, la diminution de nos impacts et une liberté dont nous n’avons plus guère la mémoire. Dans le silence, ces incroyables innovateurs ont produit une révolution extraordinairement cohérente bien que non concertée. Ils sont présents dans tous les pays et sur tous les territoires. Afrique, Europe, Amériques du nord et du Sud, Océanie, mais aussi Moyen-Orient, Russie, Inde, Japon, Chine…  Ils ont innové le plus souvent selon leurs idéaux écologiques et humanistes. Ils sont en fait un désir politique qui, ne trouvant pas sa place dans les systèmes extractifs existants, s’est mû en une force économique pour conduire leurs activités selon leur idée du sens que doit avoir le monde. S’ils se vivent comme une même famille, peu ont compris qu’ils étaient une même économie. L’extrême conjonction des impasses que nous vivons, invite à la réunion urgente de leurs forces localement et à travers le monde. Sans cette connexion, ils ne peuvent réaliser leur pleine puissance ni politique, ni économique, ni culturelle.

[1] Évaluation des écosystèmes pour le millénaire (Millenium Ecosystems Assessment), 2005. Commandé par le Secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, en 2000, ce travail – qui a réuni plus de 1360 experts issus de près de 95 pays – avait pour objectif « d’évaluer les conséquences des changements écosystémiques sur le bien-être humain » et d’« établir la base scientifique pour mettre en œuvre les actions nécessaires à l’amélioration de la conservation et de l’utilisation durable de ces systèmes, ainsi que de leur contribution au bien-être humain ».

[2] Camilla Mora, Bénédicte Dousset, Iain R. Caldwell, et al. « Global risk of deadly heat ». Nature Clim Change, n°7, 2017, p. 501–506.

[3] Programme Room for the river  lancé en 2006, littéralement « de l’espace pour les rivières » doté d’un budget de 3,4 milliards d’euros au niveau national pour 34 projets (soit un budget moyen de 100 millions par projet).

[4] Ibid.

[5] « Face aux inondations, les Pays-Bas redonnent à l’eau son espace de liberté », Radio-Canada, 30 avril 2018.

[6] « Rotterdam, modèle urbain pour la prévention des inondations », Radio-Canada, 1er mai 2018 et Owdin, « Les hollandais ont des solutions pour faire face à la montée des eaux. Le monde peut les prendre en modèle », owdin.live, 15 juin 2017.

[7] Ibid.

[8] Isabelle Delannoy, L’Économie symbiotique, régénérer la planète, l’économie et la société, Actes Sud, octobre 2017.

[9] Arnaud Florentin et Boris Chabanel (dir.), L’effet multiplicateur local, Utopies, Note de position #7, juillet 2016.

Pour citer cet article

Isabelle Delannoy, «Régénérons l’idée du progrès», Silomag, n°12, déc. 2020. URL:

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