Il est admis que certaines contraintes et nuisances du travail ont pour effet potentiel de réduire la durée de la retraite ou de dégrader les conditions de vie dans cette période de l’existence. Pour compenser ces inégalités d’espérance de vie, la possibilité d’un départ plus précoce à la retraite est souvent avancée. Et pourtant la prise en compte de la « pénibilité du travail » reste un sujet controversé, objet de nombreux atermoiements que Serge Volkoff nous résume ici. Il déconstruit les principaux arguments qui vont à l’encontre de la mise en place de cette mesure de simple justice sociale.
Certaines confrontations de points de vue, même brèves, même indirectes, montrent bien les accrocs du débat social sur un sujet épineux comme la « pénibilité du travail ». Dans la revue Santé et Travail, en janvier 2018, Yves Struillou, directeur général du Travail, était interrogé sur l’exclusion récente de quatre items (trois sur les efforts physiques et un sur les agents chimiques dangereux) de la liste des contraintes permettant d’alimenter le « compte pénibilité » individuel. Son argument de défense : « leur évaluation était particulièrement complexe », a suscité une réaction agacée, dans le courrier des lecteurs du numéro suivant, de la part de Gaby Bonnand, ancien secrétaire national de la Cfdt. Celui-ci réplique en s’en prenant à « une logique davantage idéologique que technique ».
Un enjeu de justice sociale
Or sur ce même sujet quinze ans plus tôt, tous deux avaient en fait convergé, chacun dans son rôle. Gaby Bonnand a été l’un des négociateurs de la réforme des retraites de 2003. En contrepartie d’un allongement des années de cotisation, la Cfdt avait obtenu la mise en place d’un dispositif « carrière longue » et l’instauration d’une négociation interprofessionnelle sur « la définition et la prise en compte de la pénibilité ». La même année, Yves Struillou, alors Conseiller d’État, s’est vu confier, par le Conseil d’Orientation des Retraites, la rédaction d’un rapport « pénibilité et retraite » qui continue de faire référence. Sa conclusion est prudente, mais nette : « pour les personnes occupées à des fonctions ou à des postes pénibles, la question peut être posée de savoir si, selon des modalités à définir, on ne doit pas chercher à compenser, dans le cadre du système de retraite, tout ou partie de l’inégalité existant en termes d’espérance de vie qui est directement liée aux effets sur la physiologie des travaux effectués ».
L’argument général est assez simple à faire valoir. La vie de travail permet à chacun de se constituer l’essentiel de ses droits à une pension de retraite. Si des aspects du travail ont pour effet potentiel de réduire la durée de la retraite ou de dégrader les conditions de vie dans cette période de l’existence, cela peut justifier des mesures de compensation, en particulier un départ plus précoce sans diminution de pension. Quand des réformes de paramètres (âge seuil et/ou durées de cotisation) visent à retarder la date de retraite au nom d’une hausse globale de l’espérance de vie, et d’une amélioration de la santé au fil des générations, il est cohérent de se pencher sur les inégalités sociales en ce domaine, et sur la part prise par les contraintes et nuisances du travail dans ces inégalités.
Cette cohérence n’a pas suffi pour affermir l’avancée du projet. Celui-ci s’est trouvé tour à tour enfoui, dénaturé, exhumé, puis amputé. Enfoui : la négociation nationale annoncée en 2003 s’est bien ouverte, mais la désapprobation patronale s’est traduite par de nombreux ajournements et autant de refus, au point qu’en 2008 la perspective d’une compensation n’avait connu aucune avancée significative. Dénaturé : lors de la réforme de 2010, le gouvernement Fillon a affiché une « prise en compte de la pénibilité » qui n’en était pas une ; en lieu et place d’un dispositif fondé sur les expositions professionnelles, il a offert le maintien d’un départ à 60 ans[1] à des victimes : un petit nombre de personnes (de l’ordre de 3000 par an, comme la suite l’a montré[2]) qui atteignent cet âge en souffrant déjà de graves pathologies pour cause d’accidents du travail ou maladies professionnelles. Exhumé : en 2014 le gouvernement Ayrault a instauré le Compte Pénibilité[3] fondé sur un système de « points », acquis pour chaque trimestre d’exposition forte à une contrainte ou nuisance connue pour impliquer à terme des risques accrus de pathologies irréversibles ; ces points ouvrent des droits à des formations pour reconversion professionnelle, à des périodes de temps partiel sans perte de salaire, et/ou à des départs anticipés en retraite ; ce dispositif, reposant sur une liste de dix items, est entré en vigueur dès le début de 2015 pour plusieurs d’entre eux ; son principe était ainsi acté, même si les seuils plutôt élevés et le caractère non rétrospectif de l’attribution de points en limitaient la portée. Amputé enfin : des responsables patronaux se sont opposés de façon tenace à la mise en œuvre effective du Compte, puis ont obtenu du nouveau gouvernement, après les élections de 2017, que quatre items soient retirés de la liste, comme on l’a dit plus haut.
Les raisons de ces résistances
Pourquoi tant de difficultés ? C’est une belle question à soulever dans des recherches en sociologie des institutions ou en sciences politiques dès à présent, en histoire sociale dans quelques temps. L’expression publique et quelques propos « off » tenus par des acteurs de ces épisodes permettent tout de même de repérer certains motifs.
Une première série d’obstacles a reposé sur des argumentaires peu convaincants, rhétoriques, pour lesquels il resterait à apprécier dans quelle mesure leurs auteurs (responsables politiques, dirigeants patronaux, éditorialistes…) y croyaient pleinement eux-mêmes. Parmi ces arguments figurait en bonne place celui de l’indiscernabilité des aspects du travail impliqués dans la santé au grand âge et la longévité : dans la survenue d’un cancer du poumon à 70 ans, comment mettre en cause les toxiques professionnels, surtout s’il s‘agit d’un fumeur ? Or l’épidémiologie a depuis longtemps élaboré des méthodes précises permettant d’apprécier les risques relatifs liés à telle ou telle exposition, ce qui n’exclut pas que d’autres facteurs de risque aient pu opérer par ailleurs, mais ce qui établit clairement une hausse de la probabilité qu’une maladie survienne.
Une variante de la même critique a consisté à réclamer qu’un groupe d’experts rassemble d’abord les recherches établissant ce rôle des contraintes professionnelles ; c’était là un atermoiement étrange, puisque par exemple le Professeur Gérard Lasfargues avait publié dès 2005 une synthèse rigoureuse de ces connaissances. Pour l’anecdote, ajoutons une objection voisine, qui a un temps été avancée, aux limites de la bonne foi : avant de trancher il faudrait que ces relations de long terme entre travail et santé aient été démontrées dans des études françaises ; il était utile de mentionner cette objection ici, mais sans doute superflu d’y répondre.
De quels coûts parle-t-on?
Parmi les motifs plus sérieux de contestation, il faut citer celui du coût. Les compensations accordées doivent évidemment être financées. Les départs anticipés représentent à la fois un montant moindre de cotisations retraite, et un supplément de prestations. On entre là dans le vaste débat, repris lors de chaque réforme des retraites, sur les moyens qu’une société décide d’accorder aux prestations sociales, et sur les ressources qu’elle mobilise dans ce but. Cependant, l’évaluation demanderait à être menée ici de façon précise et complète, en tenant compte de quelques faits spécifiques. D’une part, une proportion sans doute importante des salariés ayant été exposés aux facteurs de « pénibilité » achèvent de toute façon leur vie professionnelle avant l’âge de la retraite ; s’ils n’ont pas de possibilité de départ précoce, beaucoup se voient verser des prestations chômage, et ne cotisent guère. D’autre part, s’ils sont maintenus en emploi et que celui-ci demeure « pénible », ce maintien peut accroître les dépenses de santé qui leur seront consacrées à un moment ou un autre[4]. Enfin, l’existence d’un compte pénibilité, assortie de cotisations dédiées, peut jouer plus généralement un rôle de levier pour des actions de prévention, comme l’a démontré un rapport récent ; là aussi, les bénéfices en termes de santé publique pourraient être précieux pour les finances publiques, même si cet apport est difficile à évaluer.
Une complexité pour les entreprises indépassable?
L’autre sujet important de controverse, le seul d’ailleurs à avoir vraiment résisté au fil du temps, est celui évoqué au début de cet article : la complexité de mise en place dans les entreprises. Pour décider si un salarié peut ou non acquérir des « points », il faut examiner si son travail l’amène à dépasser les seuils de pénibilité, et s’assurer de cela pour chacun des dix facteurs mentionnés. Ce n’est a priori pas compliqué pour certains d’entre eux : le travail de nuit, ou le travail en équipes successives alternantes. Pour d’autres, comme les manutentions manuelles de charges, le bruit, les agents chimiques dangereux, il faut mesurer l’ampleur des nuisances et les durées d’exposition. En particulier pour des employeurs d’entreprises petites ou moyennes, la tâche s’annonce fastidieuse et coûteuse en temps.
Trois considérations cependant atténueraient cette inquiétude – et l’on se demande si les employeurs les plus inquiets en ont été précisément informés. La première consiste à rappeler que, pour la plupart des travailleurs, des mesures précises seraient superflues : si leur travail ne les situe pas au voisinage du « seuil », il est facile de décider, sans examen détaillé, s’ils doivent ou non être bénéficiaires. La deuxième a été développée par Michel de Virville, de la Cour des Comptes, chargé en 2014 d’une mission d’appui aux branches professionnelles sur ce sujet[5] : la répartition des salariés entre « exposés » et « non exposés » à tel degré de pénibilité peut s’effectuer dans le cadre de la préparation du DUER[6], auquel chaque employeur est astreint par la loi. Pour la troisième on peut redonner la parole à Gaby Bonnand : « (au cours de notre mission) des experts nous ont fait part d’expériences menées dans des entreprises pour mesurer concrètement l’exposition aux facteurs de risques qui, depuis, ont été supprimés du nouveau compte ».
Aujourd’hui le dispositif est en place, pour six facteurs donc, et non dix. Il porte le nom de « Compte Personnel de Prévention » (C2P) : le terme de pénibilité a été prudemment retiré, mais c’est bien de cela qu’il s’agit. On pourrait souhaiter une information plus large sur le nombre de salariés ayant acquis des « points », et sur l’usage qu’ils ont pu commencer à en faire. On aimerait savoir même s’ils sont systématiquement au courant de l’existence du C2P, et de leur propre situation à cet égard. À ce stade il est difficile d’apprécier si la volonté, initialement affirmée, d’atténuer les inégalités sociales en ce domaine, aboutira, même avec une ambition réduite, à des progrès en ce sens. On peut l’espérer, sous réserve que le débat social et politique ne s’en désintéresse pas à présent.