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La révolution culturelle du capital: du capitalisme cybernétique au cybernanthrope

La révolution culturelle du capital: du capitalisme cybernétique au cybernanthropeTemps de lecture : 8 minutes

L’essor des technologies numériques participe de la transformation actuelle du capitalisme. Les structures de l’économie des plateformes et la segmentation des grandes firmes en unités autonomes interdépendantes procèdent d’un même modèle réticulaire d’organisation et de transmission de l’information. Dans cet article, Maxime Ouellet montre les liens entre le développement technique des algorithmes et l’idéologie néolibérale. En appréhendant la technologie comme une forme d’objectivation des rapports sociaux, il dépeint comment la gouvernance algorithmique travaille à généraliser une rationalité purement économique en l’imposant au consommateur dans toutes les dimensions de sa vie.

La richesse des sociétés dans lesquelles règne le capitalisme cybernétique apparaît comme une gigantesque accumulation d’informations, dont la donnée numérique est la forme la plus élémentaire. Au regard de la domination des plateformes numériques alimentées par la puissance de l’intelligence artificielle, ce pastiche des premières lignes du Capital semble assez bien décrire le rôle des technologies numériques dans les mutations contemporaines du capitalisme. Dans un livre paru en 2016, je qualifiais de Révolution culturelle du Capital[1], l’introduction des technologies cybernétique au sein des sociétés capitalistes avancées à partir du milieu du XXe siècle. Dans ce texte, je vais aborder l’avènement d’une société cybernétique dans le contexte des transformations contemporaines du capitalisme, tantôt qualifié de surveillance, de plateforme, ou encore cybernétique.

Technologie et idéologie

Pour saisir le rôle des technologies numériques dans les transformations du capitalisme, il convient tout d’abord de critiquer les deux principales manières d’interpréter le rapport entre la technologie et la société. La première, qu’on peut qualifier de libérale ou d’instrumentale, postule que la technologie est neutre ; c’est-à-dire qu’elle serait absente de valeur ou de rapport de pouvoirs, ce serait plutôt son usage qui déterminerait ses bons ou ses mauvais effets. La seconde, qui est déterministe, soutient également que la technologie n’est pas modelée par les rapports sociaux, elle participerait plutôt au développement des sociétés de manière linéaire et évolutive en suivant l’adage : « on ne peut pas arrêter le progrès ». Ces deux postulats sont au fondement de l’idéologie technocratique dominante voulant que puisque le progrès technologique se développerait de manière autonome pour le bien de l’humanité, il faut s’y adapter.

La perspective critique que je défends rejette le postulat de la neutralité de la technique et reconnaît plutôt que celle-ci exprime des rapports socio-historiques de domination, bref que la technologie consiste en de l’idéologie matérialisée. Il faut donc interroger l’idéologie qui est sous-jacente au développement des entreprises numériques.  L’histoire des sciences et des technologies montre que derrière le développement des actuels algorithmes auto-apprenants qui permettent aux plateformes de collecter les données numériques, les traiter et les modéliser à des fins d’anticipation des comportements humains, on retrouve une conception de l’individu et de la société qui s’inspire des thèses de l’économiste néolibéral Friedrich Hayek[2]. En effet, les algorithmes utilisés par les plateformes numériques s’appuient sur le modèle des réseaux de neurones développé par le psychologue Frank Rosenblat dans les années 1950 dont l’une des principales sources d’inspiration sont les travaux d’Hayek. L’apport fondamental d’Hayek à la pensée économique fut de redéfinir le marché comme un algorithme qui transmet des informations aux acteurs qui sont eux-mêmes conçus comme des systèmes de transmission de l’information. Au plan politique, l’argumentaire d’Hayek visait explicitement à démontrer l’impossibilité théorique de la planification de type socialiste. Selon lui, toute tentative de saisir l’ensemble de la réalité sociale et économique en vue d’effectuer quelconque forme de planification allait mener inévitablement au totalitarisme puisqu’il serait impossible de connaître les savoirs tacites qui sont détenus par les acteurs individuels.

Numérique et mutations du capitalisme avancé

La redéfinition néolibérale du marché comme un mécanisme cybernétique de transmission de l’information aura une importance considérable dans la légitimation des transformations que vont subir les sociétés capitalistes au cours du XXe et XXIe siècle. Rappelons qu’à partir du XXe siècle, la grande corporation s’imposera comme institution centrale au sein des sociétés capitalistes avancées. Son émergence posait un sérieux problème au plan idéologique pour les libéraux puisque sa logique d’accumulation repose sur la destruction du marché (les monopoles). L’argumentaire hayékien permettra non seulement aux néolibéraux de transformer la pratique financière en fonction du paradigme de la communication cybernétique mais également de déconstruire la représentation de la firme comme une entité homogène pour la redéfinir comme un système de transmission de l’information. Selon les néolibéraux, il n’est pas possible de critiquer les grandes organisations corporatives, puisque tout comme la société (Thatcher), elles n’existeraient pas. Il s’agirait plutôt d’une fiction juridique au sein de laquelle des monades particularisées entrent dans des rapports contractuels.

D’un point de vue rétrospectif, on peut observer que les développements de l’économie numérique vont suivre les transformations qui se sont opérées au sein des corporations aux XXe et XXIe siècle. De gigantesques firmes pyramidales de type chandlérien qu’elles étaient[3], celles-ci vont, sous la pression du capital financier, graduellement se décomposer en réseaux pour prendre la forme actuelle de la plateforme suivant l’exemple des GAFAM. Selon les technophiles néolibéraux, en substituant le mécanisme de signal-prix par le traitement des données numériques en temps réel, les mécanismes de rétroaction informationnel qu’on retrouve au sein des plateformes incarneraient parfaitement l’idéal d’autorégulation des marchés théorisé par Hayek, ce qui permettrait de dépasser les contradictions du capitalisme[4]. Toutefois, en dépit de leur prétention à l’horizontalité, les plateformes demeurent essentiellement hiérarchiques puisque c’est aux algorithmes qu’est confiée la fonction de coordination des rapports sociaux. Dans ce contexte, la domination du capital est renforcée dans la mesure où les travailleurs précaires des plateformes sont confrontés à une logique impersonnelle à laquelle ils doivent se soumettre.

Le capitalisme dit de plateforme poursuit en ce sens la logique qui est propre au capitalisme avancé où l’accumulation du capital ne s’effectue plus au moyen de la concurrence par les prix, mais grâce à la capacité des corporations de quantifier l’inquantifiable (par exemple la subjectivité et les émotions humaines grâce au sentiment analysis) à travers différents moyens politiques, techniques et juridiques, permettant ainsi de transformer l’ensemble de la vie sociale en flux numériques qui sont comptabilisés comme des actifs financiers valorisables dans la sphère financière. Il s’agit d’une économie rentière qui, de par sa nature même, est monopolistique, donc étrangère aux principes de libre-concurrence censée légitimer le capitalisme.  Pour certains, en raison de la dynamique d’accumulation rentière propre au capitalisme de plateforme, nous serions en train de basculer dans une ère techno-féodale[5], où les GAFAM remplaceraient les seigneurs d’antan.

Gouvernance algorithmique et cybernanthrope

La domination qui s’appuie sur les algorithmes, aussi appelée gouvernance algorithmique, consiste à appliquer la rationalité qu’on retrouve dans l’élaboration des produits dérivés au cœur du système financier à l’ensemble des secteurs de la vie sociale. On la retrouve notamment au sein des processus de personnalisation des contenus, des services, et des publicités des plateformes numériques comme Facebook ou Google. En effet, de la même manière que les produits dérivés sont composés d’une multitude de fragments de risques abstraits réunis sous la forme d’un actif ne correspondant à aucune réalité matérielle sous-jacente, les profils des utilisateurs sont dérivés d’une multitude de comportements d’autres utilisateurs qui sont recomposés sous la forme d’une identité virtuelle ne correspondant pas évidemment à l’identité réelle d’un individu qui se fait momentanément utilisateur, ou plutôt «sujet du système techno-féodal». Tout comme le marché financier des contrats à terme rend possible l’établissement d’un prix sur un actif dans le futur, les surplus dérivés des comportements des usagers appropriés par les plateformes permettent de fixer une valeur monétaire à la prédiction de leurs comportements futurs dans le cadre d’enchères automatisées[6].

Cette nouvelle forme de régulation algorithmique de la pratique sociale fonctionne au moyen de techniques de « nudging » visant à orienter de manière béhaviorale les comportements des individus. Le « nudging » instaure selon Richard Thaler et Cass Sunstein un « paternalisme libertarien » en ce qu’il ne repose pas sur des mécanismes de légitimation idéologique ou encore sur des contraintes institutionnelles jugées autoritaires. Il s’agit plutôt de mettre en place des procédés de manipulation « soft » inspirés de la psychologie béhaviorale visant à modifier les comportements des individus afin qu’ils fassent les bons choix au moyen d’incitatifs tels qu’on les retrouve dans le design persuasif élaboré dans certains sites web afin d’encourager les usagers à cliquer sur un lien plutôt que sur un autre[7].

La gouvernance algorithmique décrit ainsi une nouvelle manière de gouverner propre aux sociétés capitalistes avancées qui consiste à mettre en place des mécanismes de pilotage et de décisions automatisés grâce à une mise en données du réel. La spécificité de la gouvernance algorithmique repose sur le postulat voulant qu’au moyen de l’accumulation, de l’analyse et du traitement d’une gigantesque quantité de données (les Big Data), il soit possible d’anticiper les événements avant qu’ils ne surviennent. Grâce à l’accumulation et au traitement de ces données, il ne s’agirait plus de connaître les causes des problèmes sociaux, mais plutôt d’agir de manière préemptive sur le réel.

 

En ce sens, en plus de constituer un lieu d’accumulation du capitalisme financiarisé, les plateformes numériques peuvent être considérées comme des dispositifs néolibéraux de subjectivation. Leur configuration réticulaire permet aux usagers de quantifier leurs activités et celles des autres, notamment en comparant leur popularité en fonction du nombre de contacts accumulés, participant ainsi à l’intégration de la rationalité cybernétique et néolibérale dans leur vie quotidienne. À la fin des années 1960, le philosophe et sociologue Henri Lefebvre espérait qu’une révolution culturelle puisse surgir au sein de la vie quotidienne qui permettrait de dépasser l’inertie des institutions dominantes. Or, il semble que la révolution culturelle qu’il anticipait a été court-circuitée par le capital et qu’elle a produit un nouveau type anthropologique qu’il qualifiait de cybernanthrope, c’est-à-dire un individu conçu comme un processeur informationnel qui s’autorégule en fonction des informations que lui transmet son environnement : « Le cybernanthrope n’investit qu’à coup sûr. Selon ses supputations. Les énergies limitées dont il dispose, il en calcule l’application. Le principe d’économie lui apprend à traiter économiquement sa vie affective, cette résurgence, cette faiblesse. Pas de gaspillage. Il se gère avec une rationalité technicienne qui découle d’une double origine: la science physique, la science de l’entreprise. C’est une parodie d’auto-gestion[8]. »

[1] Maxime Ouellet, La Révolution culturelle du capital : Le capitalisme cybernétique dans la société globale de l’information, Montréal, Écosociété, 2016.

[2] Pablo Jensen, Deep earnings. Le néolibéralisme au cœur des réseaux de neurones, Caens, C&F éditions, 2021.

[3] Dans La main invisible des managers publié en 1977, l’historien de l’économie Alfred Chandler décrit le passage d’une forme d’organisation unitaire des firmes à des entreprises multidivisionnelle.

[4] Victor Mayer-Schönberger, et Thomas Ramge Reinventing Capitalism in the Age of Big Data, New York : Henceforth, 2018.

[5] Cédric Durand, Techno-féodalisme. Critique de l’économie numérique, Paris, Zones, 2020.

[6] Soshana Zuboff, The age of surveillance capitalism. The fight for a human future at the new frontier of power, New York, Public Affairs, 2019.

[7] Richard Thaler et Cass Sunstein, Nudge : la méthode douce pour inspirer la bonne décision, Paris, Vuibert, 2012.

[8] Henri Lefebvre, Position: contre les technocrates, Paris, Gonthier, 1967, p. 217.

Pour citer cet article

Maxime Ouellet, « La révolution culturelle du capital : du capitalisme cybernétique au cybernanthrope », Silomag 15, juillet 2022. URL : https://silogora.org/la-revolution-culturelle-du-capital-du-capitalisme-cybernetique-au-cybernanthrope/

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