Avec le développement de l’économie verte et de l’économie numérique, notre consommation de métaux rares explose. Dans cet entretien, Guillaume Pitron revient sur les enjeux économiques, stratégiques, environnementaux et sociétaux de cette dépendance accrue. Il ouvre des pistes pour que le recours à ces ressources en matières premières soit écologiquement et socialement acceptable.
Entretien réalisé par Chrystel Le Moing.
Votre ouvrage, La Guerre des métaux rares, paru en 2018, explique combien notre consommation et notre dépendance aux métaux rares et terres rares explosent. Comment les définissez-vous et pourquoi sont-ils si stratégiques aujourd’hui pour opérer la transition écologique ?
Guillaume Pitron : Dans la nature, il existe des métaux abondants, comme le fer, le cuivre, le zinc, l’aluminium, et une trentaine de métaux qui leur sont associés comme le cobalt, l’indium, le galium, l’antimoine, le tungstène, etc. que l’on trouve dans des proportions infiniment moindres, de l’ordre de 1000 à 3000 fois moins. Ces derniers ne sont pas dits rares au sens où il y en aurait très peu sur terre puisque l’on peut en trouver partout, même au fond des océans ou dans les astéroïdes. Mais, le ratio avec les métaux abondants montre qu’il y a tout de même une certaine rareté géologique qui explique cette qualification.
De leur côté, les terres rares sont une classe de métaux rares qui, elle-même, se subdivise en 15 métaux (on compte en fait 17 éléments, mais deux d’entre eux ne sont pas stabilisables à l’état de métal) parmi lesquels le samarium, le néodyme, le dysprosium, le lutécium. Certains d’entre eux sont également appelés « critiques », parce que notamment la Commission européenne[1] et les États-Unis considèrent qu’il existe des risques de rupture des approvisionnements non pour des causes géologiques, mais pour des raisons commerciales et géopolitiques. En effet, au-delà de leur rareté géologique relative, leur production est très concentrée sur terre dans une poignée de pays comme l’Afrique du Sud, la Russie, le Brésil et bien sûr la Chine. On les appelle également des métaux stratégiques au regard de l’augmentation et de la diversification de leur utilisation et donc de leur rôle stratégique pour nos économies. Traditionnellement, ils servent à l’aérospatial, au secteur de l’aviation et du satellitaire, de la défense, de la médecine. Aujourd’hui, les besoins explosent avec une croissance annuelle à deux chiffres de la production et de la consommation de ces métaux tirée par deux économies : l’économie verte[2] et l’économie numérique[3].
Ces deux familles de technologies entrainent une complexification des réseaux électriques puisque les sources d’électricité et les façons de l’utiliser sont de plus en plus nombreuses. De ce fait, la nécessité de faire coïncider l’offre et la demande sur ces réseaux implique de mobiliser d’importante capacité de calcul et donc, ici aussi, des métaux rares. C’est pourquoi, la transition énergétique doit être associée à la transition numérique pour effectuer ce qu’on appelle le pilotage réseau.
Nous sommes aujourd’hui tout en bas d’une vague de consommation accrue de ces matières premières qui va exploser dans les prochaines années. Pour le seul secteur de la voiture électrique, compte-tenu du nombre de véhicules amenés à circuler sur terre – de l’ordre de 100 à 150 millions en 2030 contre quelques millions à l’heure actuelle –, les besoins de diverses matières premières rares stratégiques comme le lithium, le cobalt, etc., vont être multipliés par 70. Plus globalement, selon les derniers chiffres et bien qu’ils changent constamment, la multiplication de ces besoins, tout secteur confondu, sera de l’ordre de 5 à 50 à l’horizon 2030 et 2040[4].
Quels sont les problèmes environnementaux et autres externalités négatives engendrés par l’exploitation de ces métaux ? Quelles sont pour vous les solutions à court terme et à plus long terme pour aborder ces problématiques ?
GP : La Chine est l’un des plus grands producteurs de ces matières premières. J’ai pu constater sur place[5] l’étendu des problèmes environnementaux posés par leur extraction, mais aussi leur raffinement. Des volumes colossaux de roches sont extraits du sol pour quelques grammes de métaux rares. Le processus de raffinage consiste à les séparer de la roche et des autres métaux auquel ils sont associés par l’intervention de produits chimiques très polluants qui sont rejetés dans la nature dans des proportions qui seraient interdites en France. Ces rejets toxiques à ciel ouvert provoquent d’énormes dégâts environnementaux et sanitaires. À Baotou, en Mongolie intérieure, les cancers et maladies « des os de verre » sont nombreux autour des gigantesques lacs où les rejets ne sont pas traités. Dans la province de l’Heilongjiang au nord-est de la Chine où l’on extraie et on raffine le graphite, les paysans qui vivent et travaillent autour de ces zones expliquent que plus rien n’y pousse, que les terres deviennent infertiles.
De surcroît, l’extraction et le raffinage sont énergivores. Ils nécessitent la production de beaucoup d’électricité qui provient aux trois quarts du charbon et du pétrole et génèrent donc du CO2. L’on comprend pourquoi Vivian Wu, grande experte du secteur des terres rares en Chine, me disait, que le pays a sacrifié son environnement pour fournir le reste du monde en terres rares.
La première solution radicale, défendue par certains, pourrait être de ne plus avoir besoin de ces métaux et de cesser toute opération minière en arrêtant de rouler, de s’éclairer, d’utiliser les téléphones portables. Je ne défends pas cette solution et pense qu’au contraire les besoins sont exponentiels. Il faut donc commencer à s’interroger sur nos modes de consommation et se demander comment l’on peut assurer l’accès à ces matières premières à un coût environnemental acceptable.
Cela commence d’abord par l’amélioration des pratiques minières. Pour que la mine soit moins sale – je ne crois pas à la possibilité d’une mine propre –, il est nécessaire que l’extraction et le raffinement s’opèrent dans des conditions plus responsables éthiquement parlant qu’ aujourd’hui. C’est possible. La Chine a beaucoup de progrès à faire, mais elle s’y essaye poussée par la pression populaire. Un mouvement NIMBY (Not In My Back Yard, « Pas dans mon jardin ») porté par les classes populaires et les ONG environnementales chinoises locales forcent le régime chinois à changer. Le Parti communiste chinois sait que sa crédibilité risque d’être mise en cause, non en raison des bons chiffres économiques, mais d’un bilan environnemental désastreux. Aujourd’hui, les Chinois veulent davantage de revenu, mais aussi plus de qualité de vie. La Chine doit composer sur les deux tableaux. Ce changement qui doit être rapide implique une politique environnementale extrêmement ambitieuse à tous points de vue. Xi Jinping répète inlassablement qu’il faut une nouvelle civilisation écologique, cela s’applique naturellement au secteur minier. La situation ne peut que s’améliorer même si cela prend du temps.
Au niveau européen, les questions à se poser sont nombreuses. Allons-nous décider de continuer à dépendre de la Chine ou de diversifier nos approvisionnements ? Quels sont nos standards de consommateurs à imposer au pays ou à l’entreprise productrice pour améliorer leurs pratiques ? Extrait-on ces minerais chez nous dans de meilleures conditions qu’en Russie, au Kazakhstan, au Congo-Kinshasa ou en Bolivie ? Comment rapatrie-t-on potentiellement une partie de la production sur le territoire de sorte que les productions locales soient soumises aux réglementations environnementales européennes et à un contrôle social de la part des ONG, de la société civile, des médias qui soit beaucoup plus strict qu’en Chine ?
Comment développer des produits moins gourmands en ces métaux et plus facilement recyclables ? Comment améliorer la collecte de toutes sortes de déchets électroniques ou verts pour pouvoir les réparer ou les recycler ? Comment améliorer la réparation en passant, par exemple, par Back Market[6] ? Comment réutiliser ces produits et développer de l’occasion de façon à baisser notre bilan matière et pas seulement notre bilan carbone ?
De l’extraction au recyclage en passant par le développement d’une économie circulaire en général, beaucoup d’options s’ouvrent à nous en amont et en aval du processus minier. Elles touchent tous les stades de la vie du produit. Pour diminuer la consommation de matières premières primaires, il faut utiliser des matières premières secondaires qui sortent de chez le recycleur et optimiser nos process pour des résultats technologiques équivalents. Ces solutions politiques, technologiques et sociales permettent d’améliorer la situation.
La géopolitique des métaux rares montre une résurgence de conflits amenés à se multiplier à l’image des tensions vives dans ce domaine entre la Chine, qui détient une position hégémonique sur ces ressources, et les États-Unis, qui avec Trump ont multiplié les sanctions commerciales à l’égard de la Chine. Face à ces risques, vous plaidez pour le développement d’une stratégie de souveraineté minérale, en quoi consisterait-elle pour l’Union européenne et la France ? Le secteur industriel en France et en Europe conscient de ces enjeux a-t-il engagé les transformations nécessaires pour les affronter ? Quelles sont dans ce contexte les stratégies industrielles et articulations à élaborer entre les acteurs privés et les États ?
GP : En France et en Europe, les cartes géologiques montrent la présence de lithium, du galium, de l’antimoine, du germanium et de terres rares. Ces gisements connus sont des mines potentielles qui pourraient couvrir une partie de nos besoins, mais pas la totalité. Il n’y a donc pas d’impossibilité géologique, mais politiquement, il est difficile de dire aux gens que pour rouler plus vert, il va falloir creuser profondément à deux pas de chez eux. On veut le vert sans en assumer les conséquences. L’on pense encore et pas toujours à tort – aux vues d’épisodes miniers en Europe et en France qui ont été particulièrement polluants – que la mine c’est Germinal.
Le secteur industriel prend de plus en plus conscience des enjeux liés à l’explosion de la consommation de ces matières premières. La dépendance de ce secteur à l’égard de la Chine a été particulièrement perceptible en 2010 lors de l’embargo de cette dernière sur les terres rares à destination du Japon et des États-Unis. Depuis, les industriels s’interrogent sur le fait de diversifier leurs approvisionnements, de continuer à acheter le produit semi-fini ou comme le fait Tesla de sécuriser son approvisionnement en lithium de façon à ne plus dépendre des sous-traitants. Pour fabriquer une voiture, le teslisme à la différence du toyotisme consiste à maîtriser en amont l’approvisionnement en minerai dans une chaine d’intégration verticale.
Le recyclage devient également un sujet central notamment car, ne serait-ce qu’en France, la loi y oblige. Au 1er janvier 2021, un indice de réparabilité obligera tous les acteurs vendant un produit de consommation à indiquer s’il est réparable ou non. Cela pose les questions de l’obsolescence programmée des produits et du développement de politiques qui réduisent notre consommation. Face à l’enjeu géologique et à l’enjeu stratégique de sécurisation des approvisionnements des actions sont donc entreprises. Mais la dynamique est-elle suffisamment rapide compte tenu des besoins croissants ? Certains sont pessimistes, d’autres optimistes. Quoiqu’il en soit une dynamique se met en place. On peut espérer que le paysage soit radicalement différent dans 5 à 10 ans à mesure que les industriels auront compris qu’ils ont aussi de l’argent à gagner en développant ces pratiques là où ils pensaient jusqu’à présent qu’ils en perdaient.
On ne doit pas opposer les acteurs privés et la puissance publique, mais développer une action parallèle et complémentaire. On n’arrivera pas à aller vers un mieux disant écologique si l’État n’est pas là pour fixer un cadre législatif contraignant accompagné de sanctions financières pour non-respect des obligations. Il pourrait, par exemple, contraindre les industriels à ce qu’il y ait 10% de matériaux recyclés dans les téléphones portables à un horizon précis. Face à cette nouvelle équation, l’industriel doit trouver un modèle économique rentable là où cela ne l’était pas en amont, dans la mine, et en aval, avec le recyclage. L’économie circulaire et l’écologie territoriale ouvrent ici des opportunités de gagner de l’argent grâce à une intégration verticale poussée des acteurs.
Cela nécessite enfin de mettre un prix là où il n’y en avait pas. La résilience, ne pas être dépendant de la Chine – qui plus est en matière de masque –, avoir une sécurité et une visibilité sur ses approvisionnements avec la certitude d’avoir le bon métal pour développer une nouvelle technologie dans 10 ans, acquérir un capital immatériel de réputation en développant un métal recyclé ; tout cela a peut-être un coût, mais n’a pas de prix. L’industriel va commencer à comprendre qu’il y a de la valeur là où il n’en voyait pas. Cette valeur s’appelle résilience, visibilité, souveraineté, réputation.
En termes de droit, comment limiter, encadrer ou contrecarrer les conséquences de cet extractivisme ? La loi sur le devoir de vigilance en France, l’ouverture de négociation aux Nations unies pour un traité sur les multinationales et les droits humains sont-elles pour vous des avancées significatives ?
GP : Absolument, et c’est là que la puissance publique a son rôle à jouer. D’un point de vue international, il faut un cadre d’action global ou régional, comme celui de l’Union européenne, une réciprocité et une complémentarité entre les États pour leur permettre d’avancer dans la même direction. Il est toujours plus facile d’avancer à plusieurs que seul. Cela favorise par la suite l’adoption de lois dans le cadre national. En France, la loi sur le devoir de vigilance qui a vivement mécontenté le patronat, et qui est la plus avancée au monde, montre bien que les industriels vont devoir se plier à ces exigences. Si, sur le court terme, le rapport Sherpa a souligné que les plans publiés par les entreprises pour se conformer à cette loi demeurent très largement insuffisants[7], un long processus s’est engagé pour qu’elle puisse être appliquée. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas une dynamique. Prenons l’exemple de Fairphone qui n’a pas attendu lune loi pour être la plus transparente possible sur sa chaîne d’approvisionnement en métaux[8] et pour se fixer comme objectif d’être plus écologique et socialement plus acceptable. L’État a un rôle à jouer, mais l’industriel a toute sa responsabilité à prendre.
Contre les logiques d’accaparement et d’affrontement qui ont caractérisé l’ère des énergies fossiles et qui semble-t-il vont perdurer avec ce nouvel extractivisme, quels changements de paradigme l’humanité devrait-elle envisager pour réaliser la révolution écologique ?
GP : L’histoire se répète. Les technologies vertes ne sont pas mauvaises en soi, mais elles déplacent le problème. Elles sont ambigües et seront ce que nous en ferons. Nous reproduisons les mêmes logiques, car nous n’avons pas changé de logiciel : la transition technologique s’effectue sans changer nos façons de produire et de consommer. Einstein disait qu’on ne règle pas un problème avec les modes de pensée qu’ils l’ont engendré. Les nôtres sont plus que jamais axés sur des logiques capitalistiques. Or, il va falloir donner de la valeur à ce qui, pour le capitalisme, n’en a pas. Notre approche de la création de valeur est en effet aujourd’hui extrêmement limitée dans l’espace et dans le temps. Elle tient à la matière sans tenir compte de l’apport d’un acteur industriel dans un environnement complexe qui n’est pas seulement économique, mais aussi social, sociétal, écologique. Nous devons faire évoluer cette comptabilisation de la valeur en ne s’arrêtant pas seulement à la génération d’activité économique, d’emplois, de retombées fiscales, mais également en montrant et en chiffrant l’impact positif que l’activité productive peut avoir sur l’environnement humain, social et écologique. La qualité de vie, la santé, la résilience, la souveraineté ont un prix qui dépasse largement les investissements nécessaires. Nous devons également pour cela réfléchir à long terme.