Il n’aura pas fallu attendre la guerre en Ukraine et les répercussions indirectes dans le budget énergétique des ménages européens pour sentir à quel point notre consommation était prise dans l’entrelacs des interdépendances économiques internationales. La vision irénique de l’éden consumériste entretenue par les prosélytes de l’économie de marché et l’activité soutenue de l’industrie publicitaire s’est obscurcie au grès des crises successives contemporaines, financières, sanitaires, climatiques et militaires. La passe d’armes récente entre les États-Unis et la Chine relative à Taïwan qui concentre près de 60% de la production mondiale de semi-conducteurs – composant primordial pour l’industrie technologique, civile et militaire – témoigne du regain de tensions entre les États pour garantir leur puissance en assurant leur souveraineté économique. Tout autant que le libre-échangisme qui fait du prix à la consommation le critère principal d’évaluation d’un bien ou d’un service, le protectionnisme dépoussiéré qui sourd outre-Atlantique n’émane pas d’un ordre naturel mais d’un ordre politique institué où se (re)définissent les conditions de production et d’appropriation des biens.
Les équilibres fluctuants de ces rapports de force contraignent les actes de consommation des agents économiques, limitant ainsi leur souveraineté présumée – « le client est roi » – dans la relation marchande. En décentrant le regard, de la consommation aux consommateurs, ce numéro vise à explorer ce fait social hors du cadre étriqué de l’utilitarisme néoclassique qui sous-tend l’idéologie dominante. Il s’attache notamment à examiner la construction symbolique de la figure du consommateur, en portant une attention particulière à l’appropriation différentielle des biens de consommation selon les classes sociales.
L’individualisation d’une pratique sociale
Si la consommation de biens participe de toute économie, aussi rudimentaire soit-elle, la définition du consommateur et des rôles qui lui sont assignés demeure un enjeu relativement récent, avec l’apparition des associations de consommateur à la fin du 19e siècle. Après la Seconde Guerre mondiale, l’État se saisit de cet enjeu et met en place un ensemble d’institutions où se rencontrent fonctionnaires et représentants d’associations. S’y fabrique une légitimité de la cause des consommateurs. Consacrée par le droit de la consommation qui s’élabore à partir des années 1970, la figure juridique du consommateur est construite en conformité avec l’ordre marchand et la vision libérale et optimiste d’un agent économique rationnel, informé et fondé à choisir librement parmi l’offre sans cesse renouvelée des marchandises. Le déploiement massif d’algorithmes pour sonder précisément les pratiques d’achat sur internet et personnaliser la publicité modélise aujourd’hui des consommateurs de manière toujours plus singulière.
Pourtant, du consommateur responsable au citoyen-consommateur en passant par le consom’acteur, l’individualisation de la consommation autonomise artificiellement cette pratique sociale du procès de production et de distribution des marchandises. De ce point de vue, l’incitation faite à chaque individu de surveiller la nature de ses dépenses (touristiques, énergétiques, alimentaires, vestimentaires, etc.) pour lutter contre le réchauffement climatique, l’épuisement des ressources planétaires ou encore la pollution – entre autres problèmes qui s’imposent aujourd’hui à l’humanité – oblitère la responsabilité des producteurs mus par des impératifs de rentabilité et de profits, ainsi que les inégalités sociales de distribution et de répartition des biens produits. L’individualisation des solutions promue par le renforcement de la responsabilisation des consommateurs à ces problèmes collectifs flatte sans doute la bonne conscience morale mais constitue une impasse politique.
Les inégalités sociales de consommation
En fustigeant rituellement la « société de consommation », implacable et aliénante, la critique du consumérisme de masse renoue avec l’antienne aversion de la classe dominante pour la foule, l’uniformité et le commun. La « massification scolaire », cette intrusion des hordes populaires dans les espaces de la bourgeoisie, posait déjà problème dans les années 1950-1960, tandis que la dénonciation par les classes supérieures – pourtant les plus motorisées – de l’encombrement des autoroutes et de la pollution suscitée par la multiplication des automobiles, au début des années 1970, exprimait moins l’émergence d’un souci écologiste que la perte d’un privilège social[1]. Dans les deux cas, il s’agissait de contester la relative démocratisation de l’accès à un bien. Les critiques à l’égard du tourisme de masse et ses conséquences environnementales véhicule aujourd’hui ce même impensé.
Ainsi faut-il tenir compte de l’inégal accès aux marchandises, dans le temps, des différents groupes d’appartenance sociale. La consommation porte des significations culturelles diverses selon les époques et les relations qu’entretiennent les classes sociales entre elles. Elle ne se réduit pas à la nécessaire satisfaction des besoins vitaux. La consommation ostentatoire vise par exemple à se distinguer, en exhibant son style de vie et sa position dans la hiérarchie sociale par le luxe (gaspillage apparent qui marque le détachement à l’égard des nécessités matérielles) ou la vertu (discipline ascétique, signe d’une supériorité morale). La définition des normes légitimes de la consommation constitue donc un enjeu des luttes sociales. Ses répercussions également : Oxfam estime que 10% des plus riches de la population mondiale ont émis plus de 50% des émissions de gaz à effets de serre pendant les 25 dernières années, contre 7% pour les 50% les plus pauvres, bien plus directement et durement affectés par les conséquences du réchauffement climatique.
Indissociable de la question du travail et de la répartition des revenus, façonné par les logiques hégémoniques du néo-libéralisme, l’enjeu de la consommation doit sortir des œillères de l’économicisme pour réintégrer les voies de l’économie politique et du débat démocratique. C’est l’ambition que porte ce numéro de Silomag.