Les batailles actuelles qui portent sur l’indexation des salaires par rapport à l’inflation ne sont pas nouvelles. La mesure de la hausse des prix constitue un enjeu crucial pour appuyer les revendications syndicales. De même, la revalorisation des minima sociaux dépendant de l’inflation, la question des indicateurs utilisés pour en mesurer la portée se pose inévitablement. Si l’indice des prix à la consommation demeure le principal outil d’appréciation de l’inflation, d’autres ont vu le jour, minimisant ou amplifiant le pourcentage de hausse calculé. En s’aventurant dans l’histoire des controverses qui ont façonné ces indicateurs, Florence Jany-Catrice montre dans cet article les enjeux politiques qui sous-tendent leur définition, par-delà la neutralité trop souvent présumée et rabâchée, des instruments d’objectivation des faits économiques.
Si la mesure de l’inflation fait l’objet de définitions savantes, dans les faits, elle s’incarne dans un indicateur : l’indice des prix à la consommation (IPC). L’économie en tant que « science de la mesure » apprécie de raisonner à partir d’indicateurs. Cette mesure de l’inflation qu’est l’IPC est produit par l’institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) depuis sa création en 1946. Il vise à mesurer l’évolution du prix d’un panier de biens et services représentatif de la consommation des ménages français. C’est grâce à l’IPC, que les commentateurs affirment que l’inflation a été de +6,2 % en France entre octobre 2021 et octobre 2022, et qu’ils sont en mesure de comparer ce régime d’inflation à celui des années 1970 par exemple.
Un indicateur très réformé
L’IPC a fait l’objet d’innombrables réformes tout au long du XXe siècle, réformes qui se sont accélérées depuis le milieu des années 1990, à la faveur du rapport Boskin publié par le Sénat américain en décembre 1996. Ce moment de l’histoire des indices de prix est important. A l’époque, c’était Alan Greespan qui présidait la Fed américaine (l’équivalent d’une Banque Centrale). Cet économiste souhaitait prouver que la mesure de l’inflation officielle était mal mesurée par rapport à ce que la théorie pouvait prétendre. Il souhaitait surtout montrer que l’inflation était… surestimée. En prouvant une surestimation, il pensait que l’Etat américain pourrait faire des économies en réduisant les réévaluations des prestations et des minimas sociaux qui étaient justement indexés sur cet indice des prix. Il mandate ainsi un autre économiste, Michael Boskin, pour prouver cette surestimation. Mais la théorie que Greenspan et Boskin ont en tête n’est pas neutre : il s’agit de la théorie néoclassique, celle qui domine la science économique anglo-saxonne, puis mondiale, depuis les années 1980. Cette théorie, peu en prise avec les réalités du capitalisme, a pour particularité de considérer que les individus, en particulier les consommateurs, seraient des êtres totalement souverains, rationnels, parfaitement informés et calculateurs. S’appuyant sur cet axiomatique néoclassique, le Rapport Boskin affirme ainsi qu’aux Etats-Unis, si les individus se comportaient comme le dit la théorie, alors l’inflation serait nettement plus faible que ce qui était enregistré officiellement par le Bureau of Labor Statistics, office nationale de la statistique américain. Ce rapport va jusqu’à quantifier ces écarts, ce qui va contribuer à sa large médiatisation au-delà des frontières américaines : Boskin affirme en effet que l’inflation aurait été surestimée en 1996 de 1,1% tandis qu’elle l’aurait été de 1,3% par an les dix années précédentes. Belle aubaine pour les finances publiques américaines puisque cela signifie, toujours d’après cet économiste, que sur dix ans il y aurait eu près de +14% de surestimation des prestations sociales américaines ! Si celles-ci étaient indexées sur l’indice proposé par Boskin, il y aurait de quoi faire faire des économies à l’Etat (sur le dos des allocataires de minima sociaux).
Dans les années 1990, en France, les statisticiens de l’INSEE résistent vivement à cette idée d’une surestimation de l’inflation, à la fois parce qu’ils ont une grande loyauté vis-à-vis de leur institution dont ils défendent les productions (les statistiques), mais aussi parce qu’ils ne sont pas tous, à l’époque, rompus à la théorie néoclassique, loin s’en faut. Mais petit à petit, à la faveur de changements générationnels et de l’imposition de la théorie néoclassique comme modalité univoque de raisonnement économique, l’idée fait son chemin. Plusieurs réformes de l’IPC ont ainsi été entreprises au cours du temps, au niveau français et au niveau de l’Union européenne, de plus en plus justifiées par ce qu’énonce cette théorie[1]. Et toutes ces réformes ont tendance à tirer l’IPC vers le bas. S’il est difficile de le prouver pour le cas de la France parce que l’INSEE est moins transparent sur les conséquences de ses choix méthodologiques que ses confrères anglo-saxons, cela est spectaculaire pour le cas américain (voir Fioramonti, 2014[2]) et pour le cas anglais (le site de l’ONS britannique met en regard les chiffres avant et après réforme).
Néanmoins, des indices indirects consolident cet argumentaire. Ainsi, en 2008, à la faveur d’un rapport du Conseil d’analyse économique publié par les économistes Philippe Moati et Robert Rochefort qui défendaient l’idée d’une pluralisation des indices de prix, selon les usages, le banquier Jacques Delpla, alors économiste à la BNP Paribas, s’inquiétait ainsi : « Le gouvernement veut-il vraiment que la BCE prenne en compte pour sa politique monétaire des indices de prix montrant une inflation significativement plus élevée que celle de l’IPC actuel? : de tels indices montrant une inflation plus forte demanderaient une réévaluation des minima sociaux, et des prestations sociales »[3]. « Si l’INSEE publiait plusieurs indices de prix, montrant une plus forte inflation, les demandes de revalorisation des prestations sociales et des minima sociaux aggraveraient un peu plus les déficits publics »[4].
Un indice toujours controversé
Les controverses autour de la mesure de l’inflation ont ainsi émaillé toute l’histoire du XXe siècle : après des propositions de proto-indices pendant la première partie du XXe siècle, l’indice des prix à la consommation nait avec l’INSEE en 1946. Il est d’abord élaboré à partir d’un panier représentatif de la consommation d’un ménage ouvrier avec deux enfants, et il est composé d’une trentaine de biens (le prix de chaque bien est dans les faits une moyenne de prix collectés dans des surfaces de vente différentes). Dès les années 1950, durant une période très inflationniste, l’indice des prix est fortement critiqué par le gouvernement. Celui-ci se permet d’intervenir directement dans la mesure de l’indice en exigeant de certaines entreprises qu’elles maintiennent fixe le prix des biens lorsque ceux-ci étaient dans le panier sélectionné par l’INSEE : autrement dit, l’indice ralentissait, sans pour autant que le phénomène inflationniste ne ralentisse autant… Cette période de « politique du chiffre de l’inflation » a été vécue douloureusement par l’INSEE, notamment parce que cela le renvoyait à un statut de dépendance au politique, alors que les statisticiens revendiquent leur autonomie scientifique.
Une autre controverse lui emboite vite le pas, puisque dès le début des années 1970, et alors que les politiques d’indexation sont largement en place, la CGT publie son propre indice, de quelques points supérieur à l’indice officiel : non seulement est-ce l’occasion pour la confédération de contester ouvertement l’indice des prix qu’elle juge lié au « patronat », mais aussi de revendiquer, dans les secteurs où elle est bien implantée, des augmentations de salaires en référence à son indice, plutôt qu’à celui de l’INSEE. Cet indicateur alternatif sera produit mensuellement pendant plus de vingt ans. La nécessité politique de sa diffusion s’éteindra progressivement alors qu’on entre dès le milieu des années 1980 sur un régime inflationniste plus faible, et que les problématiques syndicales se multiplient : défense des conditions de travail, des services publics etc.
De quoi ces controverses sont-elles le nom ?
Si les questions vis-à-vis de l’indice des prix se posent, c’est que la mesure de l’inflation ne va pas de soi : elle est un construit social. Toute l’histoire, brossée rapidement ici, suggère que la mesure de l’inflation est le fruit de luttes et de conflits autour de sa mesure. L’indice est très regardé parce qu’il entre comme élément déterminant du pouvoir d’achat.
Ces luttes sont en fait marquées par deux logiques distinctes. D’une part, une logique redistributive qu’on comprend bien avec la construction de l’indice des prix de la CGT : avec son indice des prix, de 3 à 4 points supérieurs à l’indice officiel sur les premières années de sa diffusion, cela permettait d’exiger des hausses de salaires supérieures dans les secteurs d’activité dans lesquels la confédération était puissante. D’autre part, une logique de représentation de ce qui compte : l’INSEE décote de l’inflation ce qu’il considère comme étant une augmentation de la qualité. Or, les variations de qualités des biens et des services sont des questions complexes, abordées de manière purement technique. Cette notion très normative se confronte à des intersubjectivités diverses, et dépend des règles et conventions de l’époque. En outre, elle est enchâssée dans des intérêts économiques majeurs, en particulier ceux des producteurs et des distributeurs.
Conclusion
La mesure de l’inflation est et sera toujours une convention sociopolitique. Elle est et sera le fruit de débats, de contingences de l’histoire, de choix politiques, et de dépendances au régime des idées du moment.
La réponse au retour de l’inflation depuis 2021 ne fait que confirmer cette thèse, mais la contestation prend cependant ici d’autres formes : autrefois conduite par le gouvernement (années 1950), puis par les syndicats (années 1970), puis par les mesures de perception et d’opinion individuelle (années 2000), elle est marquée depuis le début de l’année 2022 par une multiplication des centres de calculs. On voit ainsi proliférer ces derniers mois des indices de prix alternatifs et des simulateurs individuels : les médias en particulier se présentent comme les garants d’une nouvelle vérité des prix. C’est le cas du journal Le monde par exemple, ou encore de l’association de défense des consommateurs UFC Que Choisir qui a lancé dès février 2022 son propre indice, le jugeant « plus réactif » que celui de l’INSEE, ou encore de BFM TV qui a lancé en mai 2022 son indice du pouvoir d’achat à partir de l’interrogation d’un ménage normand de classe moyenne, et lancé son chariot BFM business (48 produits) au même moment.
De quoi tout cela est-il le nom ? On peut interpréter cela simplement comme un désir de faire du chiffre et de la part des médias et de la part des agences marketing (avec lesquels ils sont en lien et qui leur revendent plusieurs fois leur base de données).
Mais on peut aussi interpréter cela différemment. Comme je l’écrivais dès 2007 dans Le Monde, cette multiplication d’indicateurs est aussi l’expression d’une logique d’État néolibéral qui associe à son mode de gouvernance une démultiplication des centres de calcul, et une individualisation croissante des dispositifs évaluatifs : les indices de prix, calculés par des médias éclectiques, mais aussi par chacun dans le cas des simulateurs individuels (celui de l’INSEE, celui de France Info) deviennent des modes de description personnalisés qui, sans avoir de statut légal, permettent à chacun d’adapter son comportement, dans une logique du chacun pour soi.