Importé des travaux anglo-saxons, le concept de « consommation engagée » charrie une représentation atomisée du rapport à l’activité politique. Peut-on alors affirmer qu’elle est une forme d’engagement politique comme le stipule le programme de sciences économiques et sociales en terminale ? Pourfendeurs de cette catégorisation, Cédric Plont et Alain Santino mettent en lumière la confusion entre engagement politique qui suppose un cadre collectif, et participation politique qui relève de pratiques individuelles. Loin d’être anodine, cette erreur conceptuelle communiquée aux élèves – citoyens et citoyennes en devenir – participe à légitimer la responsabilisation des individus au détriment des formes de mobilisation collective.
La consommation est un thème récurrent des Sciences économiques et sociales. Déjà présente dans la réforme des programmes de 2011 dans le chapitre « Ménage et consommation » en classe de seconde, elle est enseignée aux lycéens par l’approche croisée de la sociologie et de l’économie. Cette dernière conçoit la consommation comme une fonction de la demande quand la sociologie y voit un marqueur de groupe et un élément de distinction sociale. Les nouveaux programmes de 2019 introduisent quant à eux une nouveauté en faisant de la consommation un thème de science politique[1]. Dans le même chapitre que l’étude du militantisme et de l’engagement associatif, la « consommation engagée » devient un objet d’enseignement évalué au baccalauréat.
Cette novation parait bien étonnante tant ce concept, manipulé dans les arènes intellectuelles les plus légitimes (Science Po Paris[2], colloques ministériels[3]), n’est que peu ou pas traité par les politistes[4].
Fort de cette interrogation, l’article se propose de revenir sur les conditions d’émergence scientifique de ce concept avant d’esquisser un début de questionnement à propos des effets produits sur les publics visés et sur les pratiques pédagogiques et didactiques.
Quelques éléments d’explicitation de la « consommation engagée »
« La consommation engagée » comme concept analytique apparaît dans les espaces de production scientifique anglo-saxonne de ces trente dernières années[5]. Issu du champ académique des « social movements, firms and markets » dont la socio-économie fournit en grande partie les méthodes et les objets de recherche, le consumérisme politique procède des rapports de force entre les mondes militants ou espaces de contestation et les mondes économiques.
Ces approches, d’inspiration interactionniste, se focalisent sur les actions organisées à destination des acteurs économiques (entreprises, firmes multinationales, marchés, etc.) et sur les réactions que ces derniers formulent pour concilier intérêts mercantiles et satisfaction du consommateur.
Partant du postulat que les formes classiques de mobilisation sont dépassées, aussi bien du point de vue des répertoires d’action mobilisés, des ressorts de l’action collective, que des motivations matérialistes qui les justifiaient, les partisans de la consommation engagée font de la consommation la pratique centrale de redéfinition du rapport au politique. La consommation engagée repose en partie sur le constat du rôle défaillant de l’État à répondre à ces problèmes et plus généralement de la défiance, depuis les années 80, manifestée contre les professionnels de la politique. Ainsi, les citoyens expriment et défendent des valeurs sociales, des préférences de modes de vie en faisant pression directement sur les producteurs ou les distributeurs. Dans cette perspective, la société de consommation se mue en véritable espace public ou chaque acte, s’il n’est pas intrinsèquement politique, peut le devenir s’il est revendiqué comme tel. Appréhendé de manière performative, le répertoire d’action politique évolue et s’adapte à ces nouvelles formes de participation économico-politique : boycott ou buycott comme forme de contestation, résistance anti-publicitaire, médiatisation des causes, name and shame, réclamations ou logiques de « déconsommation[6] », etc.
Si certains auteurs insistent sur le rôle des entrepreneurs de cause et des professionnels de la mobilisation[7], la consommation engagée est essentiellement perçue comme une pratique politique individualisée. Institué comme forme d’engagement politique, le consumérisme politique s’inscrit dans une approche rationnelle du rapport au politique[8], où l’individu est défini avant tout comme un membre de la société de consommation. À ce titre, il milite, proteste ou résiste à travers ses comportements de consommation. Ces derniers ne se résument donc pas seulement à la maximisation d’une utilité, à la recherche de la satisfaction d’un besoin, mais à l’expression de préférences « sociétales » (refus de « l’agression publicitaire »), de considérations éthiques (respect des droits de l’Homme, juste rémunération du travail, etc.) ou environnementales. Dans la lignée des travaux d’Albert Hirschman[9], les études sur la consommation engagée appréhendent le comportement des consommateurs en fonction de la réaction que ces derniers mettent en scène lorsque leur système de valeurs est ébranlé. Loyaux aux acteurs du monde économique par définition, les « consom’acteurs » peuvent faire défection et rompre le lien de confiance qui les unit aux entreprises en manifestant leur insatisfaction. Le mécontentement – mais plus largement les émotions – est donc considéré comme un moteur important de l’engagement politique. La consommation engagée, dans cette perspective, renvoie donc à l’idée que les affects sont à l’origine, une fois agrégés, des dynamiques sociales et collectives.
La rupture entre anciennes et nouvelles formes de mobilisation est depuis longtemps débattue et remise en cause par la communauté des politistes mais trouve un nouveau souffle dans les études sur la consommation engagée. Ces dernières participent alors implicitement à une entreprise de délégitimation des mobilisations collectives traditionnelles (actions syndicales et conflits du travail, manifestations, etc.) en même temps qu’elles donnent un sens à des pratiques de consommation souvent décriées. Ainsi, consommer n’est plus seulement la réponse à un besoin ou le symbole d’une société en voie de dépolitisation, mais bien un comportement social noble car paré d’aspects moraux et civiques.
De la production scientifique à l’enseignement : comment comprendre le programme des sciences économiques et sociales ?
L’étude de la consommation engagée fait partie du programme, qui dit clairement, donc, que la consommation engagée est une forme d’engagement politique. Mais qu’entend-on par-là ? Quelle définition donner à la consommation engagée ? Comment la relier à la notion d’engagement politique ?
Un sondage sommaire auprès de nos collègues[10], sur la définition de « consommation engagée », nous renseigne sur l’ambiguïté de cette notion : « La consommation engagée consiste à utiliser ses choix de consommation comme moyens pour promouvoir une cause, notamment par des pratiques de boycott ou de buycott » pour l’un, « La consommation engagée est une forme d’engagement politique qui consiste à utiliser la consommation comme un moyen de défendre ou de promouvoir une cause collective (…) », pour l’autre, « La consommation engagée consiste à choisir les produits en fonction de leur contenu politique », pour un troisième, « La consommation engagée consiste à faire de la consommation l’objet d’un engagement politique » pour un quatrième, etc.
Les décalages entre ces définitions soulèvent un certain nombre de questions[11] : sont-ce les choix individuels de consommation qui constituent une forme d’engagement politique ? Ou bien sont-ce les choix de consommation de l’ensemble de la population ? L’engagement politique est-il celui du consommateur ou celui de groupes qui entendent faire de la consommation un objet d’engagement politique ? Les produits ont-ils un « contenu politique » en soi, ou ont-ils été politisés ? Et par qui ? Par des consommateurs isolés ou par des groupes mobilisés ?
Il est évident que l’acte de consommation ne peut être compris comme l’acte d’un consommateur isolé, dont les décisions individualisées conduiraient à un engagement politique. La consommation engagée est d’abord une consommation politisée. Il s’agit dès lors de comprendre les ressorts de cette politisation de la consommation.
Qu’est-ce qui est engagé dans la consommation engagée ?
L’engagement politique est une forme de participation politique qui implique une mobilisation collective, un engagement dans le temps, une intervention dans un espace public, et une prise de risque.
Faire ses courses dans un supermarché bio, décider de suivre un régime végan, préparer un repas végétarien pour sa famille, cela ne constitue pas un engagement politique : cela n’est pas une activité politique en soi, cela n’implique pas un engagement durable dans une organisation politique. Le supermarché, le restaurant et le foyer ne sont pas des espaces publics, acheter bio n’engendre aucun autre coût que celui de la transaction marchande, et l’acte d’achat dans un supermarché n’inscrit pas l’individu dans un engagement de longue durée avec d’autres individus, il n’implique pas une prise de risque individuel. Par conséquent, on peut admettre que ce n’est pas la consommation en tant que telle qui est une forme d’engagement politique.
Le cours du collège de France sur le programme du lycée[12] indique par ailleurs que ce sont des entrepreneurs de protestation qui incitent les consommateurs à « choisir les produits, les producteurs et les services davantage en fonction du contenu politique du produit qu’en fonction du produit comme objet matériel en soi.[13] » S’il y a une tension entre choix individuels et engagement politique, on ne peut pas affirmer que l’action collective serait le résultat de l’agrégation de choix individuels, même s’il existe bel et bien des gestes individuels qui peuvent être inspirés par des motivations morales, éthiques, politiques (signer une pétition en ligne, trier ses déchets, acheter équitable, etc.)[14].
Les pratiques de consommation ne peuvent être considérées comme des formes d’engagement politique[15], mais tout au plus comme des formes de participation politique[16]. La participation politique peut relever de pratiques individuelles (voter, s’informer sur la politique devant son poste de télévision), ou collectives (militer, participer à des réunions)[17]. Or, le premier objectif d’apprentissage du chapitre de science politique préconise de « comprendre que l’engagement politique prend des formes variées (vote, militantisme, engagement associatif, consommation engagée). », et confond donc engagement politique et participation politique[18].
De la confusion théorique à la confusion didactique
Cette confusion théorique se transforme en confusion didactique : comment nos élèves peuvent-ils comprendre ce qu’est l’engagement politique si on leur explique qu’acheter une tomate bio « traduit une forme d’engagement politique » ? L’objectif de l’initiation à la science politique au lycée est-il d’offrir aux élèves des outils conceptuels leur permettant de comprendre la complexité de la réalité politique, ou de les rendre « éco-citoyens » ? On peut se poser la question à la lecture de cet exemple d’épreuve proposée aux élèves :
Deuxième partie : Étude d’un document (6 points)
L’implication des jeunes dans les écogestes1
Source : d’après www.vie-publique.fr d’après une enquête Opinionway pour l’ADEME3 2017.
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Les écogestes sont les actions individuelles concrètes en faveur de l’environnement.
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Les gaz à effet de serre sont responsables du réchauffement climatique.
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L’ADEME est l’Agence De l’Environnement et de la Maîtrise de l’Énergie.
Questions :
- À l’aide des données du document, vous comparerez le comportement des 18-24 ans à celui de l’ensemble de la population concernant les actions de lutte contre le réchauffement climatique. (2 points)
- À l’aide des données du document et de vos connaissances, vous montrerez que certaines actions individuelles peuvent traduire une forme d’engagement politique. (4 points)
Que nous apprend la réponse à la question 1 ? Que les 18-24 ans ont davantage pris conscience, individuellement, de la nécessité écologique de prendre les transports en commun ? Ou qu’ils en ont davantage la nécessité matérielle ? Qu’attend-on de l’élève, en réponse à la question 2 ? « Quand j’utilise les transports en commun, ça fait baisser mon empreinte carbone, c’est bon pour la planète ; ça concerne la vie en société, et donc c’est une forme d’engagement politique » ? L’élève en question aura-t-il vraiment eu besoin des lumières d’un professeur de science politique pour lui permettre d’apporter cette réponse ? Ou se contentera-t-il de répéter ce qu’il aura appris en enseignement moral et civique ?
Qu’apporte l’analyse de la consommation engagée ?
L’analyse de la consommation engagée en Terminale peut être heuristique à partir du moment où elle permet d’entrer dans la complexité de la réalité politique, à partir du moment où elle permet de faire comprendre que notre participation politique est à la fois individuelle (vote, choix de consommation) et collective (consommation engagée, militantisme), car elle est le résultat d’une socialisation politique (ce que les élèves peuvent comprendre, puisqu’ils ont déjà commencé à voir en classe de Première les conditions socio-économiques et culturelles des choix de vote ou d’abstention). Le terme même de consommation engagée est peut-être trompeur dans le sens où il sous-entend que c’est la consommation qui est une forme de l’engagement politique, alors que c’est en réalité un objet de l’engagement politique. Cette confusion doit être levée par les professeur-e-s de SES, non pas par souci de complexifier le réel, mais parce que le réel est complexe et qu’il nécessite des outils conceptuels précis pour l’appréhender simplement. Cette confusion doit être levée également pour les citoyens que sont nos élèves, car les catégorisations ont un pouvoir : elles limitent les possibilités du réel en même temps qu’elles entendent le décrire ; toute taxinomie est performative : le flou autour du concept de consommation engagée nous paraît constituer un frein à l’engagement politique.