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De la relation marchande au libre-service

De la relation marchande au libre-serviceTemps de lecture : 8 minutes

Avec le déploiement en grande surface des caisses en libre-service depuis une vingtaine d’année, le transfert du travail des caissières à l’acheteur participe du long processus de fabrique du consommateur qui accompagne la modification du mode de distribution des marchandises alimentaires. A la cliente du 19e siècle négociant avec l’épicier le choix des produits qu’il sélectionne dans ses étagères se substitue progressivement la figure de la consommatrice s’approvisionnant directement et sans marchander dans les étalages standardisés des magasins en libre-service qui ouvrent progressivement après la Seconde Guerre mondiale. S’intéressant à l’histoire de la société d’alimentation à succursales Casino, Olivier Londeix explore dans cet extrait les enjeux du développement du commerce de détail à travers la transformation des interactions commerciales.

Cet extrait est tiré du chapitre 10 (pp. 304-311) de l’ouvrage d’Olivier Londeix, Du client au consommateur. Casino, une chaîne succursaliste française (1898-1960), Paris, CTHS, 2021. Silo remercie l’éditeur ainsi que l’auteur de nous avoir autorisés à le reproduire ici.

De nouvelles habitudes d’achat

 

« A croire Paul Naudin, conseiller au Centre d’études du commerce, c’est à la durée des achats que le public juge l’efficacité du commerce. L’auteur compare dans ces termes l’expérience d’achat à quarante ans d’écart. En 1913, l’enfant accompagne sa mère chez le crémier : « À la motte, se coupe le beurre avec le fil dont l’invention reste fameuse : hop ! Un morceau ; hop ! Deux petits ajouts biscornus, le poids y est : enveloppez ! Chez l’épicier, le commis allume un rat-de-cave et descend soutirer du vinaigre au tonneau. Il plonge une mesure dans une vaste jarre et emplit de moutarde un pot dont il essuie les bavures. Il racle un reste de gros sel au fond d’un tiroir, avec la chance que cela pèse juste le kilo demandé. Il tapote le bocal d’où il dégage laborieusement des bonbons tout nus qui s’y étaient pelotonnés, et tortille le cornet où il en dépose quelques-uns. Il puise des cuillérées de thé dans un coffret précieux et tasse soigneusement le sachet qui passe à la balance de précision[1]. » En 1953, le mari accompagne sa femme chez le crémier : une briquette de 250 grammes de beurre laitier ; chez l’épicier : un pot de moutarde étiqueté et bouché, le kilo de sel déjà ensaché, le thé en paquet calibré, etc. Paul Naudin évalue la durée des courses du couple à 38 minutes contre 1 heure 35 minutes pour la mère et son enfant. Il calcule : 13 minutes de gain dues aux magasins créés entre-temps dans le quartier, 9 minutes grâce à la rapidité plus grande du service délivré aux clients, 35 minutes grâce à l’« aménagement et l’éclairage des locaux, à l’outil commercial, aux procédés de conservation, aux nouveaux modes de groupage et d’exposition des marchandises, à la standardisation, à la notoriété et au conditionnement préalable des produits, à l’étiquetage et au marquage des prix, à la lisibilité des balances, à la disparition de tout marchandage[2] ».

Dès l’ouverture des premiers magasins d’alimentation en libre-service, les témoins notent les changements intervenus dans les conditions d’achats. Une première évolution concerne la rapidité du service, mais aussi le manque d’ambiance qui en résulte, les clients occupant moins longtemps le magasin[3]. Les caissières et les emballeuses se trouvant à la sortie du magasin, l’absence d’animation peut gêner le prospect, qui hésiterait à s’aventurer dans un endroit désert. Le client ne se trouverait à l’aise que lorsqu’il côtoie d’autres personnes qui se servent comme lui dans les rayons. Isolé, il se sentirait malhabile. C’est pourquoi le commerçant ne doit pas le laisser se débrouiller seul dans le magasin : d’anciennes vendeuses peuvent jouer le rôle de « conseillère de vente[4] ». Les rédacteurs de la presse d’entreprise chez Casino préconisent de prendre exemple sur un confrère : « Certes, il a fallu parfois de la patience aux gérants de la maison Goulet-Turpin, mais cette patience a été très persuasive grâce à la méthode de l’exemple : chaque gérant de la maison Goulet-Turpin lorsqu’un client ne désire pas se servir avec un panier, prend lui-même le panier et sert le client avec ce panier. Ainsi, il montre l’exemple et profite de chaque occasion pour mettre le panier dans la main du client. À ce moment-là, la partie est gagnée et le client, d’abord étonné, devient un adepte du nouveau système[5]. »

En 1952, Le Commerce moderne s’inspire d’un article de la revue américaine Advertising Agency pour présenter les méthodes modernes de distribution. Il les définit en deux mots : robot retailing (vente au détail automatique). Bien qu’excessif, le terme reflète la tendance à simplifier et à accélérer les opérations de vente, à créer l’impulsion d’achat d’une manière presque mécanique. L’utilisation de méthodes permettant de vendre presque automatiquement révèle surtout la transformation des habitudes d’achat. Dans le commerce traditionnel, l’acte d’achat exigeait de la part du public un examen attentif de la marchandise, beaucoup de réflexion, une discussion prolongée ainsi que du marchandage : « L’acheteur devait faire assaut d’intelligence et de connaissance avec le détaillant. On était aux antipodes de la vente automatique. En ce temps-là, la liste d’achats constituait l’instrument, l’insigne même de la cliente. La plupart des achats – et particulièrement ceux concernant les marchandises les plus nécessaires à la vie – étaient discutés et rediscutés à la maison avant la visite au magasin. Aujourd’hui [en 1952] la liste d’achats a sérieusement commencé à disparaître[6]. » Les denrées alimentaires sont acquises beaucoup plus rapidement, le temps consacré aux achats dans le magasin se réduit, tout comme le temps de réflexion préliminaire à la transaction. L’aménagement des magasins en libre-service dissout la file d’attente, le lieu d’observations mutuelles et de commentaires sur ce que chacun achète, de commérages sur la vie du quartier. Michel de Certeau qualifie cette pratique ancienne de consommation de « pratique parlante » ; elle procure un avantage comparatif vis-à-vis de la « hantise absolue[7] » représenté par l’impersonnalité de la grande distribution. En faisant plus ou moins disparaître le vendeur, les épiceries modernes éliminent également le rapport de connivence et de combativité avec l’épicier. La distribution instaure une forme d’équité d’accès aux produits dont la qualité échappe elle aussi, comme on l’a déjà vue, à la personnalisation des relations.

Les conséquences de la vente visuelle et de l’achat d’impulsion

 

La mise à disposition des articles à portée de main du client entraîne le développement des achats par impulsion. La vente visuelle repose toute entière sur les techniques de présentation, ouvrant la possibilité de laisser agir la « tentation[8] ». L’auteur d’un rapport du Centre d’études du commerce s’étonne du fait qu’un tiers des clients viennent au magasin en libre-service sans savoir exactement ce qu’ils veulent[9]. L’étude mentionne que le cas de ménagères arrivant à la caisse sans suffisamment d’argent pour payer leurs achats est de moins en moins rare.

Avec l’expansion de la vente visuelle, le premier ressort de l’achat devient la qualité du conditionnement des produits alimentaires, vendus sous une marque et un emballage reconnaissables[10]. Le client a la certitude qu’il ne sera trompé ni sur le prix ni sur le poids ou la qualité. Il a désormais la possibilité de choisir le dessus ou le dessous du panier : personne ne peut plus désormais lui imposer un paquet défraîchi, une boîte rouillée, des fruits tâchés, etc. C’est dans ce contexte que la société spécialisée dans les films d’emballage alimentaires La Cellophane prend conscience des possibilités d’expansion liées à la vente par impulsion[11]. Dès 1947, La Cellophane présente un stand en forme de magasin en libre-service au premier Salon de l’emballage, en collaboration avec les services techniques de la centrale d’achats Paridoc[12]. Comme le suggère son slogan, aucun procédé ne semble mieux répondre aux qualités attendues d’un produit censé se vendre tout seul : « Emballage ‘‘Cellophane’’. L’emballage qui montre, qui tente et qui fait vendre[13]. » Casino se lance à la fin des années 1950 dans la vente de la viande sous cellophane, découpée et préemballée en magasin : « C’est un élément du succès de nos supermarchés. Les consommateurs y accourent de loin et font des achats importants, facilités par des présentations qui parlent, des chariots qui neutralisent les poids, une liberté qui repose, un choix qui répond à tous les besoins[14]. »

Ensuite il faut l’abondance : l’article se vend lorsqu’il est présenté en masse, en tas, comme c’est surtout le cas dans les supermarchés. La vente étant soumise à un resserrement sur une amplitude de temps de plus en plus réduite, avec une tendance à l’espacement de la fréquence des courses, l’importance des achats nécessite des emballages de plus en plus volumineux[15]. La mise en application des principes de l’étalage montre comment faciliter l’accès à la marchandise permet d’augmenter les ventes. En 1951, un gérant lauréat du Concours du stock qui tourne mieux explique accélérer la rotation grâce aux ventes-réclames d’un article déterminé sous forme d’« étalage massif[16] ». Dans l’ouvrage que Gaston Fournials consacre à l’étalage en 1949, il revient sur son but premier, ce qu’il nomme le « coup de poing dans l’œil[17] ». La marchandise serait « comme une fille à marier. Pour la placer, il faut qu’on sache d’abord qu’elle existe, et le meilleur moyen pour cela reste encore de la sortir[18] ». Pourtant, l’auteur aperçoit un inconvénient : l’étalage de masse exige de grandes quantités de marchandise, aussi recommande-t-il de donner la priorité à l’impression de masse : « Ce qui importe, c’est d’obtenir avec des quantités restreintes les mêmes résultats psychologiques qu’avec des quantités importantes[19] ». Il est d’ailleurs facile de donner cette impression sans trop surcharger son stock, grâce à l’emploi de doubles fonds ou de cubes – délivrés par le siège dans les années 1950. Franck Cochoy a décrit l’aptitude des boîtes de conserve au display (à la démonstration), glissant « de l’arrière-plan muet des étagères au premier plan bavard du comptoir[20] ». Chez Casino, le premier exemple d’étalage en masse date de 1934, quand le Concours de vente de conserves se solde par l’écoulement de 350 000 unités en huit jours[21]. Mais avec les 1587 succursales et 640 concessions, le total par point de vente s’élève à moins de 20 boîtes par jour. Les photos de ces étalages montrent des constructions extérieures faites d’une vingtaine des mêmes boîtes, ou des constructions intérieures de boîtes de tous les types. Il faut attendre la fin des années 1950 pour observer de véritables changements. Les supérettes voient alors leur installation améliorée avec des plateaux de vitrines placés plus bas. « Suivant l’exemple des supermarchés[22] », certains gérants essayent de constituer des étalages massifs dont nous pouvons imaginer les limites, étant donné le manque de place. Les véritables empilements ne deviennent la norme que dans les supermarchés à partir de 1960[23], quand la littérature d’entreprise salue le « triomphe de l’étalage de masse…[24] ».

[…]

« Le commerce de détail rencontre un client qui a préalablement été analysé dans des études de marché, sondé dans des panels, sollicité par la publicité, travaillé par les diverses techniques des public relations (relations publiques). Le commerçant vend des produits fabriqués par avance à un client « préfabriqué ». Pour vendre un bon prix, il doit vendre vite, dans le double sens du mot : faire tourner rapidement son stock et réduire le temps de l’acte de vente lui-même. En règle générale, le consommateur pressé achète plus par nécessité que par plaisir et n’entretient avec le commerçant qu’un dialogue impersonnel. Comme nous l’avons vu plus haut, un certain automatisme s’empare des opérations de vente, la fidélité envers la marque prenant la place occupée naguère par celle envers le commerçant. »

[1] Paul Naudin, « L’accélération des achats », Le Commerce moderne, 1954, n° 62, p.7.

[2] Ibid, p.8.

[3] Voir « Discussion autour du libre-service », pp. 35-38.

[4] Ibid.

[5] Entre nous, 1954, n° 479.

[6] « Vers une Révolution dans les techniques de la vente au détail », Le Commerce moderne, 1952, n° 47, pp. 10-13.

[7] Michel de Certeau, Luce Giard, Pierre Mayol, L’invention du quotidien, tome 2, Paris Gallimard, 1994, pp. 108-109.

[8] Centre d’études du commerce, La vente visuelle : supermarché et libre-service, Paris, [s.n.], 1951.

[9] Voir « Le libre-service des deux côtés de la Manche », Le Commerce moderne, 1954, n°6, pp. 11-13.

[10] « Plus de longues argumentations pour décider le client dont le choix est généralement fait à l’entrée dans le magasin. Le détaillant enregistre le désir du client préparé de longue main par l’effort publicitaire du fabricant », voir Pierre Bideau, « La ventre sous marques », Vu et Lu pour les commerçants, 1950, n° 23, pp. 35-38.

[11] La cellophane est introduite et commercialisée aux États-Unis par la société DuPont dans les années 1920, voir Roger Horowitz, Putting Meat on The american Table : Taste, Technology, transformation, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 2006, p.66, 137 et suiv. Voir aussi Rachel Bowlby,  Carried Away : The Invention of Modern Shopping, New York, Colombia University Press, 2001, pp. 100-103.

[12] Voir Henri Manhaudier, « Le magasin ‘‘libre-service’’ », Vendre, 1947, n° 214, p. 313.

[13] Frédéric Caluer-Lossouarn, L’aventure des premiers supermarchés : la révolution qui a changé la vie des Français, Cesson-Sévigné, Linéaires-Editions du Boisbaudry, 2007.

[14] Archives municipales Saint-Étienne, fonds Casino, 102 S 2679, rapport des gérants des Établissements du Casino à l’assemblée générale, 15 avril 1961.

[15] M. Bacquevielle, « Emballage et productivité », Le Commerce moderne, 1953, n° 58, pp. 13-18.

[16] Entre nous, 1951, n° 333.

[17] Gaston Fournials, L’étalage : bases théoriques et méthodes pratiques, Paris, Dunod, 1956, p. 24.

[18] Ibid., p. 32.

[19] Ibid., p. 57.

[20] Franck Cochoy, Aux origines du libre-service : Progressive Grocer (1922-1959), Lormont, Éditions Le Borde de l’eau, 2014.

[21] Voir Casino magazine, 1934, n° 114, p.5.

[22] Entre nous, 1961, n° 869.

[23] C’est-à-dire conformes aux recommandations diffusées lors des séminaires de la Cash Register à Dayton (Ohio) par Bernardo Trujillo : « Empiler haut et vendez bas ».

[24] Au sujet du supermarché de Lyon-Mermoz, lorsque sont édifiés des empilements de boîtes de compote de pomme en tête de gondole, voir Entre nous, 1961, n° 907.

Pour citer cet article

Olivier Londeix, « De la relation marchande au libre-service », Silomag, n°16, janvier 2023. URL: https://silogora.org/de-la-relation-marchande-au-libre-service/

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