Le monde de la culture compte parmi les secteurs les plus sévèrement touchés par la crise. Si les mesures de soutien adoptées par le gouvernement ne sont pas négligeables, d’autres seront nécessaires dans les années à venir pour surmonter le choc subi. Mais au regard du rôle considérable de la culture, des arts et de la création dans la construction d’un autre monde et d’autres futurs, l’enjeu n’est pas que financier. Frank Guillaumet nous invite à remettre en cause le modèle économique qui prime dans ce secteur et à réfléchir aux échecs de la démocratisation culturelle. Favorable à un service public tourné vers les usagers et la société, il ouvre des pistes pour s’atteler, sans plus attendre, à l’essor d’une démocratie culturelle en partage avec tous les acteurs concernés
La crise du Coronavirus est loin, hélas, d’être jugulée. Chaque jour qui passe, elle éprouve durement les peuples touchant d’abord et massivement les plus fragiles d’entre nous. Cette crise agit comme un puissant révélateur des inégalités socio-économiques et socio-spatiales qui caractérisent la mondialisation libérale. Elle met en évidence les manquements intrinsèques d’un système antinomique avec les exigences de plus en plus prégnantes de santé sanitaire et sociale, de solidarité et de respect de l’environnement.
Si la pandémie a déjà tué plus de 645 000 personnes dans le monde, elle fait aussi vaciller les économies en frappant, là encore, les plus précaires en tout premier lieu. En France, les défaillances d’entreprises déjà en hausse significative devraient s’accélérer d’ici la fin de l’année entraînant de nombreux plans de licenciements et un rebond important du chômage.
Le monde de la culture connaît lui aussi un état d’urgence économique et sociale. Il compte même parmi les secteurs les plus sévèrement touchés. L’étude récente (28 mai 2020) du Département des études, de la prospective et des statistiques du ministère de la Culture relative à l’impact de la crise du Covid-19 sur les secteurs culturels est venue confirmer cette perspective très préoccupante pour un écosystème dont le poids et l’importance dans l’économie nationale ne sont plus à démontrer[1].
Une intervention publique très attendue
En 2018, le poids économique direct de la culture, c’est-à-dire la valeur ajoutée de l’ensemble des branches culturelles, était de 47 milliards d’euros. La part de la culture dans l’ensemble de l’économie s’établissait ainsi à près de 2,3 % pour la sixième année consécutive, faisant ainsi jeu égal avec l’agroalimentaire et l’agriculture réunis et représentant 6 à 7 fois la valeur ajoutée de l’industrie automobile. Il convient par ailleurs de souligner qu’en 2017, 670 000 personnes travaillaient dans les secteurs culturels, avec un secteur marchand composé de 79 800 entreprises, soit 2,5 % de la population active.
Nous savons en outre que la coopération et l’intervention conjointe et durable de l’État et des collectivités locales dans le domaine culturel sont des facteurs de développement et de vitalité des territoires, comme en attestent ô combien les festivals qui font la fierté de tous et qui nous manquent tant cette année.
C’est donc sur un univers professionnel et économique très dynamique et foisonnant, mais également très fragmenté et statutairement précaire que s’est abattue aussi soudainement que brutalement cette crise inédite. Les chiffres parlent d’eux-mêmes. La culture enregistre une baisse moyenne de chiffre d’affaires de 25 % en 2020 par rapport à 2019, soit 22,3 milliards d’euros. L’effet sera le plus important sur le secteur du spectacle vivant (-72 %), du patrimoine (-36 %), des arts visuels (-31 %) et de l’architecture (-28 %). Faut-il encore préciser que le montant des pertes cumulées par les établissements publics sous tutelle du ministère de la Culture, et dont la subvention pour charge de service public représente plus de 50% du budget, devrait s’élever, selon nos estimations, à plusieurs centaines de millions d’euros. Si nous manquons par ailleurs aussi de données officielles et probantes sur l’emploi, de nombreuses suppressions sont évidemment à craindre. On peut de surcroît imaginer aisément que les contrats les plus précaires serviront, comme souvent, de variable d’ajustement toute trouvée.
Dans ce contexte quasiment sans précédent, l’intervention de la puissance publique était naturellement très attendue. L’État et le ministère de la Culture ont ainsi débloqué plus de 5 milliards d’euros depuis le mois de mars, dont 2,9 milliards au travers de dispositifs de soutien mis en place par le gouvernement (activité partielle, fonds de solidarité, prêts garantis par l’État, exonérations de charges) et 1,6 milliard d’euros supplémentaires en faveur du secteur culturel et des médias dans le cadre du troisième projet de loi de finances rectificative adopté en Commission mixte paritaire le 23 juillet dernier .
Ces sommes non négligeables bien qu’elles fassent certainement déjà débat, suffiront-elles dans l’immédiat à sortir la culture de l’ornière et à sauver ses métiers et ses emplois ? Il est très difficile de le dire à ce stade, mais on peut légitimement penser que d’autres mesures de soutien et d’investissement seront nécessaires, et ce, dans un calendrier pluriannuel.
Remettre en cause le prisme de la marchandisation
On peut aussi raisonnablement penser que le moment est venu d’interroger et de remettre en cause un modèle économique marqué ces dernières années par le prisme de la marchandisation de la culture, d’une part, et par un effet de dépendance captive au tourisme de masse et à l’hyper fréquentation internationale, d’autre part. Il suffit pour s’en convaincre d’observer notamment le modèle des grands musées nationaux ou d’autres opérateurs publics dont l’équilibre budgétaire et la pérennité financière – c’est-à-dire au fond leur capacité à assurer les politiques publiques constitutives de leur ADN – reposent désormais essentiellement sur leurs ressources propres et, par voie de conséquence, sur une course effrénée au taux de fréquentation et de « remplissage ».
Le temps est venu sans nul doute d’imaginer d’autres formes, d’autres chemins de médiation, d’autres modes de représentation et d’organisation susceptibles de redonner tout son sens et toute sa place à un service public d’abord tourné vers les usagers et la société dans tous ses territoires, dans toutes ses composantes et toutes ses différences, mais aussi toutes ses potentialités.
Car si on en juge par la dernière livraison (juillet 2020 / sixième édition d’une série commencée au début des années 1970 et destinée à mesurer la participation de la population aux loisirs et à la vie culturelle) de l’enquête « Pratiques culturelles en France »[2], il apparaît nettement que les problèmes posés aux politiques et aux acteurs culturels dépassent largement les questions comptables. N’est-il pas temps en effet d’interroger sans tabou les logiques de guichet conduisant parfois à arroser là où il pleut déjà ? N’est-il pas temps également de s’attaquer à l’abus de saupoudrage budgétaire et à la multiplication de mesures et de dispositifs relevant trop souvent de la seule communication politique et des effets d’annonce ?
Si les Français n’ont jamais autant « consommé » de culture, quels que soient leur âge, leur statut social et leur lieu de résidence, jamais non plus la fracture n’a été aussi forte entre la culture classique ou patrimoniale et la culture numérique liée à Internet. Deux mondes et deux catégories de publics se tiennent désormais à distance : d’un côté, les publics de la culture classique plus âgés et socialement aisés ; de l’autre, le monde du numérique, le monde des écrans, un public jeune citadin comme rural, issu de tous les milieux sociaux. Et, entre les deux, toutes celles et ceux, souvent les plus vulnérables socialement et économiquement, qui restent encore à l’écart de « l’offre culturelle ». De sorte que l’on peut dire sans être démenti que la démocratisation culturelle est en panne, qu’elle a partiellement échoué, et que le service public de la culture tel qu’il se conçoit aujourd’hui ne joue pas le rôle qui lui est normalement dévolu.
Le ministère de la Culture doit faire sa révolution
Si notre société tout entière est interrogée jusque dans ses fondements politiques, sociaux et économiques, après le confinement et l’effet de sidération inhérent au choc subi, comment ne pas voir que la culture, les arts et la création sont essentiels à nos vies ? Comment ne pas voir qu’ils nous tiennent debout et nous relient les uns aux autres, au « Tout-Monde », dans un « en commun » ouvert à l’exercice de notre liberté et de notre humanité ?
Comment ne pas voir l’enjeu considérable que représentent la culture, les arts et la création dans la construction d’un autre monde et d’autres futurs ? Comment ne pas voir que toute la société se grandit de l’émancipation de tous ? Que la rencontre du monde de la culture, des forces de la création et de celles du travail ouvre de nouvelles perspectives de transformation émancipatrice et de progrès social ?
Après cela, il n’est tout simplement pas envisageable de continuer comme avant, de repartir sans rien changer ou presque. Les modèles, les schémas techniques et administratifs, et les pratiques ayant régi jusqu’ici l’existence d’un ministère de la culture en France sont usés et contestés de toutes parts. Les reconduire serait mortifère.
Paradoxalement, alors que l’ancien monde craque de partout et que celui d’après tarde à se dessiner, une opportunité exceptionnelle nous est donnée de réaffirmer la place centrale des responsabilités publiques en matière de culture, de repenser le rôle de l’État, et de rebâtir un autre ministère, sur d’autres bases pour de nouvelles ambitions.
Le ministère de la Culture doit changer de logiciel. Il doit faire sa révolution. Non pas pour répondre aux injonctions comptables de quelques technocrates adeptes des réorganisations permanentes, mais pour répondre pleinement aux inspirations nouvelles de nos concitoyens et aux mutations accélérées d’un monde où les institutions et les modes de représentation traditionnels se lézardent.
Ce changement de paradigme complexe, mais vital doit objectiver pour mieux les résorber les fractures béantes et les inégalités croissantes qui menacent notre pacte social et entravent nos capacités pourtant inouïes à améliorer et élargir la démocratie. Réarmer intellectuellement et politiquement le ministère de la Culture, c’est agir en actes pour que la participation de toutes et de tous à la vie culturelle soit désormais effective, c’est faire enfin justice au droit fondamental et universel de chacun à être reconnu comme porteur de culture.
L’émergence irrésistible de besoins et de revendications nouveaux
Les concepts de démocratisation culturelle et d’accès à la culture longtemps convoqués telles des formules magiques apparaissent inaudibles et illisibles face à l’émergence irrésistible de besoins et de revendications nouveaux et de pratiques transfigurées par l’omniprésence des écrans et la progression constante de la communication digitale à l’ère du numérique.
Il n’est plus temps d’invoquer timidement le principe des droits culturels pour mieux s’en abstraire. Le service public de la culture doit s’atteler sans plus attendre à l’essor d’une démocratie culturelle en partage avec tous les acteurs concernés. Osons être à l’écoute des territoires dans la richesse trop souvent ignorée de leurs singularités. Imaginons d’autres politiques et d’autres projets forgés à l’articulation de formes de gouvernance contemporaines et de l’intervention concrète, horizontale et citoyenne des habitants. Toutes les compétences sont là. Explorons enfin de nouvelles voies, activons et valorisons toutes les ressources disponibles. Assumons de développer de nouveaux réseaux de progrès, d’innovation et de justice sociale.
Puisque le Président de la République nous a invités à plusieurs reprises à nous réinventer. Puisqu’avec le Premier ministre et la ministre de la Cuture, il affirme haut et fort que la reconstruction du pays passera par la culture. Alors chiche ! Il est temps !