Duarte Rolo
Psychologue, Maître de Conférences à l’Université René Descartes
Tous les travailleurs sont irrémédiablement confrontés à la souffrance au travail. Pourtant, le destin de cette souffrance n’est pas décidé à l’avance : elle peut donner le pire (la maladie), comme le meilleur (la créativité et l’accomplissement de soi).
La description de la souffrance et de la misère ouvrières constitua jadis un des moments fondateurs du mouvement social des XIXe et XXe siècles. Des tableaux littéraires dressés par Zola, aux études de Villermé (en France) ou celles de Engels (en Angleterre), jusqu’aux manuscrits parisiens de Marx[1], le portrait cinglant des conditions de vie et de la détresse des travailleurs ont nourri une prise de conscience contestataire, voire des soulèvements contre les injustices subies par la classe laborieuse.
Développement des approches cliniques du travail
Depuis ce temps, les troubles liés aux conditions de travail (exposition à des radiations ou des substances toxiques, rythmes et charges de travail, dangers et risques d’accident, etc.) ont été pris en charge essentiellement par la médecine du travail[2] et l’ergonomie[3], dont la fonction est la prévention des atteintes à la santé physique. La santé mentale des travailleurs, en revanche, n’a fait l’objet d’une attention spécifique qu’à partir de la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Une poignée de psychiatres s’est alors intéressée au rapport entre travail et santé mentale pour donner naissance au courant de la psychopathologie du travail[4]. Paul Sivadon, Louis Le Guillant, et François Tosquelles, entre autres, ont ainsi dégagé la valeur thérapeutique du travail pour les malades mentaux internés dans les asiles, d’une part, et identifié les premières maladies mentales professionnelles, d’autre part. Mais ce n’est qu’au cours des années 1980, notamment avec les premiers travaux de Christophe Dejours[5], que la souffrance psychique au travail deviendra un objet d’étude à part entière.
Depuis lors, les approches cliniques du travail[6] ont connu un essor important en France. Puisant à la fois dans l’héritage de la psychopathologie du travail[7] et dans l’ergonomie de l’activité[8], la clinique de l’activité ou la psychosociologie du travail, entre autres, ont développé des méthodes et des concepts originaux afin de décrire le rapport de l’homme à sa tâche. Elles ont contribué à élucider les ressorts du développement ou de la dégradation du métier et du pouvoir d’agir[9]. L’activité empêchée ou l’abrasion des disputes professionnelles, en l’occurrence, constituent des sources de souffrance identifiées par la clinique de l’activité.
L’étude de la souffrance au travail par la psychodynamique du travail
La psychodynamique du travail — dont il sera question dorénavant —, quant à elle, se consacre à l’étude systématique des rapports entre l’homme et l’organisation du travail. Elle prend pour porte d’entrée privilégiée la souffrance au travail. Celle-ci n’est pas un épiphénomène : elle est consubstantielle à l’activité. En effet, la souffrance psychique n’est pas seulement la conséquence malheureuse de la rencontre avec les contraintes de travail. Car, travailler c’est faire l’expérience du réel, c’est-à-dire de la matière qui résiste, du client ou de l’usager récalcitrant, de l’outil ou du savoir-faire qui se dérobe. Autrement dit, travailler c’est composer avec d’impondérables obstacles. En outre, du fait du décalage permanent entre les prévisions de l’organisation du travail et les caractéristiques du réel, les travailleurs sont forcés de procéder sans cesse à des ajustements. En effet, l’ergonomie française a montré depuis longtemps qu’il existe un fossé inévitable entre la tâche — les objectifs assignés au travailleur — et l’activité — ce que les travailleurs doivent faire pour réaliser ces objectifs[10]. Pour combler ce fossé, et à condition de disposer de marges de manœuvre suffisantes, les travailleurs inventent de nouveaux modes opératoires, afin de trouver une congruence entre prescrit et réel. À l’organisation du travail prescrite vient alors se juxtaposer une organisation du travail réelle, résultat des aménagements et des compromis trouvés par les travailleurs. Le succès ou l’insuccès de ces opérations impacte l’expérience subjective des salariés. Or, les échecs et les revers imposés tantôt par la rigidité de l’organisation du travail, tantôt par la résistance du réel, sont fondamentalement vécus sur un mode affectif (frustration, désillusion, colère…). Par conséquent, le travail implique toujours un engagement affectif qui a trait à la souffrance.
Parmi les principales sources de souffrance identifiées par la psychodynamique du travail, on compte la peur, l’ennui et, plus récemment, les conflits éthiques[11]. Ces derniers génèrent une « souffrance éthique », qui survient lorsque le sujet agit à l’encontre de son sens moral[12]. Les manifestations de souffrance « éthique » ont trait aux situations de travail dans lesquelles le sujet est amené à exécuter des actes qu’il réprouve, en réponse à des prescriptions le plus souvent imposées au nom de la rationalité économique. Selon toute apparence, la contrainte à « mal travailler » ou à dégrader la qualité du travail en bafouant les valeurs et règles de métier est une source grandissante de mal-être.
Subversion des contraintes et stratégies de défense
Malgré cela, la souffrance ne doit pas être entendue exclusivement comme une issue malheureuse ou morbide pour le sujet. Le travail entraîne certes peines et efforts, tribulations et adversités ; mais ces désagréments ne débouchent pas nécessairement sur des pathologies. Dans certaines circonstances, la persistance de la souffrance devient effectivement pathogène, donnant origine à des décompensations psychiques ou somatiques (dépressions et suicides au travail, épuisement professionnel, troubles musculo-squelettiques, etc.[13]). Néanmoins, lorsque le sujet dispose d’une autonomie suffisante, il entreprend de lutter contre la souffrance, par le biais d’une subversion des contraintes de l’organisation du travail et par la mise en place de stratégies de défense. Dans le premier cas de figure, la souffrance opère souvent comme un catalyseur de la créativité et de l’ingéniosité individuelle. Quant aux défenses, elles permettent à la majeure partie des travailleurs de sauvegarder leur équilibre psychique. Nonobstant les difficultés rencontrées, ils demeurent ainsi en deçà de la maladie décompensée, dans la sphère de la normalité. En somme, la souffrance est conçue comme un vécu spécifique résultant de la confrontation des sujets à l’organisation du travail, vécu qui peut connaître des destins différents selon les conditions sociales dans lesquelles s’exerce le travail. Elle entretient donc un rapport dynamique, fait de compensations réciproques, avec le plaisir et la tricherie au travail, d’une part, avec les stratégies de défense de la santé mentale, d’autre part.
La psychodynamique du travail a en effet montré que les travailleurs ne sont pas passifs face à l’organisation du travail. Au contraire, ils sont capables d’intervenir sur l’organisation du travail et de conjurer parfois pendant longtemps les risques d’atteintes à leur santé mentale. Lorsque les moyens d’intervention directe sur l’organisation et les conditions de travail font défaut (du fait de rapports de pouvoir particulièrement défavorables aux travailleurs par exemple), les salariés mettent en place des stratégies défensives qui leur permettent d’atténuer la souffrance psychique. Ces stratégies désignent un ensemble d’opérations mentales visant à occulter, déformer ou ignorer les sources de souffrance réelles. Les contraintes du travail ne déclenchent des maladies que lorsque les défenses (qui peuvent prendre des formes individuelles et collectives) deviennent insuffisantes ou impuissantes. Si elles agissent essentiellement sur le plan symbolique, en altérant les pensées des travailleurs, les défenses psychiques sont le plus souvent doublées de comportements, qui visent à renforcer les opérations mentales. Certaines conduites des salariés, du reste incompréhensibles du point de vue productif ou rationnel, relèvent donc de cette logique défensive (par exemple, l’autoaccélération des ouvriers sur les chaînes de montage[14]). Leur objectif principal est la protection de soi et l’évitement de la souffrance.
Des défenses pouvant devenir pathogènes
Mais il arrive aussi dans certains cas que les défenses, pourtant élaborées pour tenir en situation de travail, deviennent à leur tour pathogènes. C’est notamment le cas dans les situations d’intensification du travail, qui peuvent conduire les sujets à inhiber leur vie psychique et neutraliser leur imagination par le biais de l’exécution répétée d’une tâche. L’hyperactivité ou l’engagement massif dans l’agir contribue alors à la répression de toute pensée pouvant faire émerger la souffrance. Cependant, en limitant la capacité de penser des sujets, les défenses risquent d’accroitre leur insensibilité à la souffrance. Ce faisant, elles entrainent parfois une tolérance accrue à l’égard de modes d’organisation du travail néfastes. D’où le caractère éminemment problématique des stratégies défensives. De fait, toutes les stratégies de défense sont marquées par l’ambivalence : d’un côté, elles sont utiles, voire nécessaires pour maîtriser le rapport à la souffrance ; de l’autre, elles fonctionnent comme un moyen puissant pour endurer et parfois apporter son concours à une organisation du travail qui ne devrait pourtant pas être tolérée.
La souffrance psychique au travail : un problème politique
De ce qui précède, nous pouvons déduire que la problématique de la souffrance psychique au travail soulève des problèmes politiques considérables. À l’évidence, la description de la souffrance au travail perce au jour la réalité vécue de la domination, alors que l’analyse étiologique en clinique du travail révèle le rôle pathogène des nouvelles méthodes d’organisation du travail. Cette dernière devient dès lors un problème politique à part entière. Ainsi, la clinique du travail propose une nouvelle description des pathologies sociales contemporaines, tout en identifiant en même temps des obstacles à l’émancipation des travailleurs. Partant, les travaux dans ce champ sont susceptibles à la fois d’alimenter la réflexion critique et d’orienter l’activité politique.
Mots-clé :
Souffrance au travail, santé mentale, psychopathologie du travail, psychodynamique du travail, clinique de l’activité, pathologie, stratégies de défense, subversion des contraintes, organisation du travail, ergonomie, pouvoir d’agir, expérience subjective, engagement affectif, éthique, qualité du travail, autonomie, intensification du travail,
Zola, Villermé, Engels, Marx, Paul Sivadon, Louis Le Guillant, et François Tosquelles, Isabelle Billiard, Christophe Dejours, Dominique Lhuilier, Louis Le Guillant, Yves Clot, Dominique Dessors, Catherine Teiger, François Daniellou & Dominique Dessors, Pascale Molinier, Robert Linhart, Simone Weil
[1] Voir notamment Emile Zola, Germinal, Gallimard, Paris, 1999; Louis-René Villermé, Etat physique et moral des ouvriers, 10/18, Paris, 1971 (voir aussi en ligne : http://classiques.uqac.ca/classiques/villerme_louis_rene/tableau_etat_physique_moral/villerme_tableau_ouvriers.pdf) ; Friedrich Engels, La situation de la classe laborieuse en Angleterre, Editions sociales, Paris, 1961 ; Karl Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, Paris, Vrin, 2007.
[2] Voir pour une présentation https://www.service-public.fr/particuliers/vosdroits/F2211
[3] Voir pour une présentation : http://ergonomie.cnam.fr/ergonomie/index.html
[4] Isabelle Billiard, Santé mentale et travail : L’émergence de la psychopathologie du travail, La Dispute, Paris, 2011.
[5] Christophe Dejours, Travail, usure mentale : Essai de psychopathologie du travail (édition revue et
augmentée, 2008), Bayard Centurion, Paris, 1980.
[6] Voir notamment Dominique Lhuilier, Cliniques du travail, Érès, Toulouse, 2007 et Yves Clot & Dominique Lhuilier, Perspectives en clinique du travail, Érès, Toulouse, 2015.
[7] Voir, entre autres, le recueil de textes de Louis Le Guillant édité par Yves Clot, Le drame humain du travail, Érès, Toulouse, 2006.
[8] Voir le recueil de textes de Dominique Dessors, De l’ergonomie à la psychodynamique du travail, Érès, Toulouse, 2009.
[9] Voir notamment Yves Clot, Travail et pouvoir d’agir, PUF, Paris, 2008.
[10] Voir les articles de Catherine Teiger, François Daniellou & Dominique Dessors republiés dans le n° 35 de la Revue Travailler (2016) ou le n° 34 de la même revue sur “Ergonomie et Psychodynamique du travail” (2015).
[11] Pascale Molinier, Les enjeux psychiques du travail : Introduction à la psychodynamique du travail (édition revue et corrigée), Payot, Paris, 2008.
[12] Christophe Dejours, Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale, Seuil, Paris, 1998.
[13] Pour des renseignements généraux sur ces affections, consulter la page dédiée à la santé au travail sur le site du Ministère du Travail (http://travail-emploi.gouv.fr/sante-au-travail/) ou celle sur les risques psychosociaux de l’INRS (http://www.inrs.fr/).
[14] Pour des descriptions en première personne de ce phénomène, consulter l’ouvrage classique de Robert Linhart, L’établi, Éditions de Minuit, Paris, 1978 ou encore Simone Weil, La Condition ouvrière, Gallimard, Paris, 1951.