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La Suisse, foyer de la démocratie directe

La Suisse, foyer de la démocratie directeTemps de lecture : 9 minutes

De l’initiative populaire au référendum constitutionnel en passant par le droit de veto, les mécanismes de démocratie directe sont particulièrement développés en Suisse. Antoine Chollet nous présente la palette de référendums existants dans ce pays où ont lieu plus de la moitié des référendums initiés dans le monde par les citoyens. Après avoir déconstruit les attaques venant de tous les bords politiques, il nous invite à remédier aux problèmes que peut poser l’usage des mécanismes référendaires en les pensant comme de véritables moyens de démocratiser la démocratie.

Si ce n’est pas en Suisse que les référendums ont été inventés, mais aux États-Unis et en France à la fin du XVIIIe siècle, c’est bien dans la Confédération helvétique qu’ils sont utilisés avec la plus grande constance aujourd’hui. Chaque année, plus de la moitié des référendums initiés par des citoyens dans le monde ont lieu en Suisse. À l’échelle de la planète, seuls certains États fédérés américains font un usage aussi intense de cet outil. C’est la raison pour laquelle toute réflexion sur les référendums, qu’elle leur soit favorable ou non, doit à un moment ou un autre se pencher sur ce cas singulier, sans pour autant considérer qu’il serait impossible à exporter ailleurs dans le monde. L’histoire des mécanismes référendaires est transnationale, souhaitons que leur avenir le soit aussi.

Des mécanismes référendaires instaurés dès le XIXe siècle

En Suisse, plusieurs mécanismes existent au niveau national et cantonal, dont le sens et les effets sont très variés. Introduit avec la première constitution fédérale en 1848, le référendum constitutionnel, dit « obligatoire », prévoit que toute modification de la constitution votée par le parlement soit ratifiée par une majorité des votants et des cantons. Depuis l’adoption d’une nouvelle constitution complètement remaniée en 1999, son utilisation est plutôt rare et, la plupart du temps, ses résultats sont assez consensuels, les modifications proposées étant peu litigieuses.

D’abord mis en place dans les cantons dès les années 1830, le référendum législatif, nommé « facultatif » en Suisse, permet à un nombre donné de citoyens de déclencher un vote populaire sur une loi passée au parlement. Au niveau national, ce nombre est fixé à 50 000 (soit environ 1 % du corps civique), à rassembler durant 100 jours au moyen de listes de signatures manuscrites directement récoltées par les organisations ayant lancé le référendum. Une fois les signatures récoltées, le texte est soumis au vote du corps civique tout entier. Ce mécanisme instaure donc un droit de veto populaire sur les lois et certains actes votés par le pouvoir législatif. Si la plupart des lois ne sont pas attaquées par un référendum (un peu plus de 5 % le sont), celui-ci se révèle particulièrement efficace lorsqu’il est utilisé puisque, depuis son ajout dans l’arsenal démocratique fédéral en 1874, la moitié des lois attaquées a été refusée par le corps civique. Ce résultat démontre que les campagnes référendaires ont lieu sur des objets à la fois contentieux et importants (système des retraites, services publics, fiscalité, relations avec l’Union européenne, etc.).

Enfin, à la fin du XIXe siècle, les forces démocratiques suisses, avec l’appui des conservateurs des cantons catholiques, ont ajouté un troisième outil à l’arsenal de la démocratie directe. L’« initiative populaire », puisque c’est son nom, permet à 100 000 citoyens de mettre au vote un amendement à la constitution. Neuf initiatives sur dix sont refusées, mais leur effet, même en cas d’échec, peut être important et durable. Il n’est pas rare de voir certaines dispositions découlant d’une initiative refusée être ensuite intégrées à la législation par le gouvernement et le parlement. Comme ce mécanisme autorise une liberté presque totale dans la formulation des propositions, c’est la plupart du temps de celui-ci que l’on parle hors de Suisse, soit que des résultats étranges ou inquiétants soient sortis des urnes, comme le refus d’une sixième semaine de vacances en 2012 ou l’interdiction des minarets en 2009, soit que des propositions radicales soient discutées, de la suppression de l’armée en 1989 à l’introduction d’un revenu de base inconditionnel en 2016.

Des votes fréquents sur des sujets variés

D’autres mécanismes existent encore dans les cantons où, de manière générale, on vote plus souvent qu’au niveau national, ainsi que dans les communes. Mentionnons par exemple le référendum financier, qui permet d’attaquer des dépenses dépassant un certain montant, ou l’initiative législative, qui fonctionne de la même manière que l’initiative constitutionnelle, mais permet de proposer une nouvelle loi ou un amendement à une loi existante. N’oublions pas non plus de mentionner que dans la plupart des communes suisses ainsi que dans deux cantons existent encore des assemblées populaires chargées de prendre toutes les décisions importantes, et qui parfois rassemblent plusieurs milliers de personnes.

Si l’on cumule les trois niveaux de gouvernement (commune, canton, confédération), cela signifie que les citoyens et les citoyennes suisses, ainsi que les étrangers résidant dans certains cantons, votent en permanence sur une grande quantité de sujets. La participation se situe en moyenne aux alentours des 45 %, mais elle est très variable. De plus, la proportion du corps civique qui vote à au moins un référendum durant une législature est quant à elle plutôt élevée (de l’ordre de 80 %). Le vote se fait par correspondance dans tous les cantons, chaque citoyen recevant chez lui une enveloppe contenant son bulletin de vote et un livret explicatif avec l’intégralité des textes sur lesquels les votes ont lieu, qu’il lui faut retourner ou venir déposer dans une boîte aux lettres prévue à cet effet[1].

Des attaques empruntant des modalités de la rhétorique réactionnaire

Si les attaques contre la démocratie directe, quelle que soit sa forme, sont aussi vieilles que ses instruments eux-mêmes, elles prennent en Suisse des figures un peu différentes. Le coût politique d’une critique frontale des mécanismes référendaires y est en effet trop élevé pour que quiconque s’y essaie. On assiste dès lors à des critiques indirectes, empruntant la plupart du temps l’une des modalités de la rhétorique réactionnaire qu’avait analysées Albert Hirschman[2]. Il s’agit alors de montrer de supposés « effets pervers » de la démocratie directe, ou d’en dénoncer l’inutilité, quand on ne met pas en avant les dangers qu’elle recèlerait pour la société tout entière.

Du côté des fractions de la droite les plus proches du patronat, la dénonciation la plus fréquente est celle de l’ingouvernabilité d’un système politique dans lequel les décisions peuvent sans cesse être attaquées par des référendums. Prolongeant une très ancienne tradition antidémocratique, on suppose alors le peuple inconstant et incapable de tenir sa parole. Ces arguments sont devenus particulièrement saillants dans les discussions autour des relations extérieures de la Suisse. L’inquiétude principale depuis quelques années concerne les négociations avec l’Union européenne, qui ont été perturbées par l’acceptation en 2014 d’une initiative lancée par l’extrême droite prétendant limiter l’immigration.

La droite nationaliste suisse a été l’une des premières du continent à comprendre l’usage qu’elle pouvait faire des mécanismes référendaires. Elle tient à cet égard un rôle de premier plan dans la stratégie d’appel au peuple désormais suivie par les droites extrêmes de toute l’Europe et au-delà. Il s’agit bien sûr d’une récupération frauduleuse puisque cette droite dure, radicale, voire extrême, n’a jamais été attachée aux principes de la démocratie. Il suffit de voir comment ses différentes organisations sont structurées pour s’en rendre compte. En Suisse, cette droite, représentée par l’Union démocratique du centre (UDC), a donc, avec habileté, fait un usage essentiellement tactique des mécanismes référendaires, lançant quantité d’initiatives pour profiler le parti et donner une visibilité maximale à ses thèmes de campagne : l’immigration et la xénophobie, la sécurité, l’opposition à l’Union européenne. Les défaites, nombreuses, qu’elle a subies en Suisse sont toujours expliquées par la « pensée unique » et le « politiquement correct » imposés par des médias censés être aux ordres de l’idéologie de gauche dominante, « internationaliste » et « libérale ». Plus que de l’attaquer frontalement, la droite nationaliste a affaibli la démocratie directe en l’utilisant à des fins purement partisanes, sans considération pour les conséquences réelles des textes que, parfois, elle est parvenue à faire accepter.

Des critiques venant de certaines fractions de la gauche

Dans certaines fractions de la gauche, ce sont évidemment des arguments très différents qui sont utilisés contre la démocratie directe. On peut en repérer deux principaux. Le premier, plutôt issu de la gauche de gouvernement et des organisations de défense des droits et libertés, consiste à alerter contre de possibles décisions populaires qui iraient à l’encontre des droits fondamentaux. Ce ne sont que les initiatives populaires qui sont attaquées dans ces discours. Ces milieux militent pour l’introduction de dispositifs qui permettraient d’en invalider certaines ou d’interdire qu’elles puissent être lancées sur certains sujets. Ces critiques ne voient pas que les régimes purement parlementaires n’offrent pas de garanties plus solides contre de telles entorses aux droits fondamentaux. Elles oublient surtout que le seul garant ultime de ces derniers est précisément le peuple, lequel, en règle générale, est plus attentif à la protection des minorités et au maintien des droits individuels que les gouvernements.

Le second argument, issu quant à lui de la gauche radicale depuis les années 1960, consiste à présenter les mécanismes référendaires comme une illusion visant à faire croire aux citoyens suisses qu’ils détiendraient le pouvoir. En fabriquant une démocratie de façade, permettant de débattre de sujets secondaires, les véritables détenteurs du pouvoir seraient ainsi certains de ne pas être inquiétés. En d’autres termes, l’oligarchie se permet d’apparaître comme démocrate, tout en sachant très bien soustraire les vrais enjeux politiques des décisions populaires. Si l’on considère les votes des dernières décennies, l’argument n’est guère recevable. Le corps civique a été appelé à se prononcer sur des objets aussi importants que les réformes successives des retraites, l’adhésion à l’Union européenne, la fiscalité des entreprises, la politique migratoire, le système d’assurance-maladie, la limitation du salaire des dirigeants d’entreprises ou la privatisation du marché de l’électricité.

Un besoin d’approfondissement de la démocratie pour remédier aux problèmes

Récuser ces critiques ne doit pas conduire à minimiser les problèmes qui se posent dans l’usage des mécanismes référendaires en Suisse, car ils existent. La liste des défauts du système suisse est longue : totale opacité du financement des campagnes, catégories de décisions soustraites à la possibilité de les attaquer par la voie référendaire, puissance des lobbys économiques, influence du gouvernement dans les campagnes, coût d’une récolte de signatures, etc. Ajoutons à cela que la démocratie directe occupe une place centrale dans les récits nationalistes, qui la transforment en expression d’un génie national évidemment imperméable à toute influence extérieure. Cependant, c’est par un approfondissement de la démocratie et non par sa limitation qu’il est possible de remédier à la plupart de ces problèmes.

Certains d’entre eux se poseraient assurément si des mécanismes référendaires étaient mis en place dans d’autres pays, d’autres non, et de nouveaux surgiraient, mais aucun qu’il ne soit impossible de traiter, et surtout aucun qui ne soulève des problèmes plus redoutables que ceux posés par les systèmes électoraux actuels.

Si les procédures de démocratie directe, des pratiques locales d’assemblée aux référendums sur de grands territoires, ont un avenir, c’est à la condition qu’elles soient pensées comme des moyens de démocratiser la démocratie, de l’étendre vers d’autres objets et d’autres catégories de la population, et de renforcer sa place dans la culture politique quotidienne. Cela est vrai partout dans le monde, dans toutes les collectivités.

 

Pour aller plus loin 

 

[1] Pour les détails du fonctionnement de la démocratie directe au niveau national, on lira les différents traités de droit constitutionnel, notamment Daniel Thürer, Jean-François Aubert, Droit constitutionnel suisse, Zurich, Schulthess, 2001. Les ressources en ligne de l’administration fédérale tiennent à jour un répertoire intégral de tous les votes depuis 1848 (https://www.bk.admin.ch/bk/fr/home/droits-politiques.html), de même que le site du Zentrum für Demokratie à Aarau (www.c2d.ch). Quant à l’histoire de ces mécanismes, on pourra se reporter aux différents articles du Dictionnaire historique de la Suisse, également disponibles en ligne (https://hls-dhs-dss.ch/fr/).

[2] Albert O. Hirschman, Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Paris, Fayard, 1991.

Pour citer cet article

Antoine Chollet, « La Suisse, foyer de la démocratie directe », Silomag, n° 10, déc. 2019. URL : https://silogora.org/la-suisse-foyer-de-la-democratie-directe/

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