Malgré les récentes avancées de la loi Sapin II, utile aux lanceurs d’alerte, tout est encore à faire pour assurer le devoir de transparence des grandes sociétés. Alexandre et Maxime Renahy reviennent ici sur les raisons de la création de la plateforme lanceuralerte.org, sur le front juridique qu’ils ont ouvert contre des entreprises fraudeuses et sur les avancées juridiques indispensables à réaliser. La lutte contre l’opacité financière est une condition majeure de l’exercice du pouvoir des salariés au sein de leurs entreprises.
Si Antoine Deltour a pu quitter les bureaux de Pricewaterhouse Coopers en soutirant de nombreux documents internes à son employeur, il est toutefois rare que les lanceurs d’alerte disposent comme lui de preuves intangibles des faits qu’ils dénoncent. Dans bien des cas, les signalements des lanceuses et lanceurs d’alerte sont principalement fondés sur des intuitions, des témoignages verbaux ou des faisceaux d’indices rendant difficiles à attester les injustices qu’ils souhaitent mettre en lumière. Qu’il s’agisse d’évasion fiscale, de gaspillages d’argent public ou de pratiques sociales contestables, les preuves du scandale ne sont ni immédiatement ni aisément à notre portée. C’est pourquoi notre association « Lanceur d’alerte » a créé sur internet une plateforme éponyme [lanceuralerte.org] destinée à recueillir les fuites d’informations et à obtenir ensuite des documents officiels pouvant aider les lanceurs d’alerte à corroborer leurs propos.
Un front juridique pour contraindre à la publication de comptes dissimulés
Pour ce faire, nous avons récemment ouvert un front juridique dans le domaine de la transparence financière. Il consiste à forcer, via des actions en justice, certaines sociétés à lever l’opacité financière dans laquelle elles se drapent lorsqu’elles refusent notamment de publier chaque année leurs comptes malgré l’obligation légale en la matière. Nous avons ainsi adressé cette année des injonctions de publication des comptes à plusieurs sociétés du groupe Lactalis, ainsi qu’au numéro un de la viande, Bigard-Charal-Socopa, en partenariat avec l’ONG L214. Nous avons obtenu la communication des comptes que leurs patrons milliardaires dissimulaient obstinément jusqu’alors.
Lorsqu’une société est déloyale, la forêt de ses comptes sociaux abrite des informations pouvant établir un certain nombre de faits : marges commerciales avides réalisées au détriment d’éleveurs pressurés jusqu’au suicide, exonérations d’impôts titanesques, absence de contrôle étatique quant à l’emploi du très controversé crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), création de dettes fictives pour échapper à l’impôt, envoi des bénéfices dans les paradis fiscaux, etc. Sans accès à ces informations cruciales, aucune enquête ne serait possible. Notre dernière en date, réalisée pour la Confédération paysanne sur les flux du groupe Lactalis entre la France et les paradis fiscaux, a provoqué une perquisition fiscale au siège de la société le 28 juillet 2019, suite à la saisine par le syndicat agricole de la Direction nationale des enquêtes financières (DNEF). Mais combien d’alertes et d’investigations sont encore impossibles aujourd’hui faute de moyens juridiques pour les mener ?
La nécessité d’instaurer des astreintes dissuasives
Grâce aux dispositions de la loi Sapin II, les présidents de tribunaux de commerce et les citoyens peuvent désormais réclamer aux sociétés opaques le paiement d’une astreinte quotidienne correspondant à 2 % de leur chiffre d’affaires tant qu’elles ne publient pas leurs comptes. Il s’agit d’une avancée importante. Cette sanction ne concerne toutefois que les sociétés du secteur agroalimentaire. Les autres ne risquent qu’une amende de 1500 euros, portée à 3000 euros en cas de récidive. Le paiement d’astreintes étant très peu dissuasives, elles préfèrent bien souvent payer plutôt que de respecter les décisions de justice. Pour que celles-ci deviennent réellement contraignantes, il serait urgent que les parlementaires autorisent les tribunaux de commerce à condamner toutes les sociétés opaques au paiement d’astreintes importantes. Il serait également souhaitable que les présidents des tribunaux de commerce soient obligés de s’investir davantage dans la lutte pour la transparence financière. Les actions que nous menons dans les tribunaux de commerce ont un coût dont la société civile n’aurait pas à s’acquitter si les présidents de ces juridictions, d’ores et déjà autorisés par la loi à lancer de telles procédures de leur seule initiative, poursuivaient plus fréquemment les entreprises fraudeuses.
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