Entre l’opacité du fonctionnement des entreprises, l’hégémonie de la finance et le discours sur l’absence d’alternative, la possibilité de peser sur les choix économiques des dirigeants apparaît pour beaucoup comme étant hors de portée. Face à ce constat, un groupe de travail, créé sous l’égide de l’UGICT-CGT[1], aide les militants syndicaux à obtenir réparation des dommages causés ou, si possible, à les éviter en amont par les négociations ou le blocage d’opérations périlleuses. Philippe Masson nous présente ici la démarche adoptée par ce groupe pour contribuer à (re)créer les conditions de l’intervention des salariés dans le domaine de l’économie.
Le patronat n’a jamais vu d’un très bon œil l’intervention des salariés dans les choix stratégiques de l’entreprise. Le droit constitutionnel à « participer, par l’intermédiaire de ses délégués à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises »[2] est le plus souvent réduit au traitement social des conséquences de décisions prises par un cercle restreint de dirigeants.
Pression idéologique et bouleversement de l’organisation de l’entreprise
Deux facteurs ont aggravé cette situation. D’une part, la pression idéologique exercée par le patronat, les économistes « orthodoxes » et leurs innombrables relais politiques et médiatiques, sur les conséquences inéluctables de la « mondialisation », qui imposerait des décisions financières et organisationnelles sans alternative possible. Ainsi, les choix de gestion visant à la rentabilité financière à court terme exigée par des actionnaires deviennent des règles indiscutables, quasiment scientifiques.
D’autre part, l’organisation des entreprises a été bouleversée : éclatement en une myriade de sociétés commerciales légalement autonomes, réseau complexe de fonds d’investissement, de holdings, de filiales. Il devient souvent difficile pour un salarié d’identifier le véritable décideur, responsable de son emploi et de ses conditions de travail et qui n’est plus son employeur en titre. Malgré quelques aménagements, comme la reconnaissance d’unités économiques et sociales ou la mise en place de comités de groupe, le droit du travail, notamment celui des institutions représentatives des personnels (IRP), demeure cantonné à la société employeuse. Celle-ci est réputée autonome, seule comptable des droits des salariés, quelle que soit l’emprise sur elle de sociétés tierces.
Ajoutons, pour faire bonne mesure, que les droits des IRP ont subi des réductions sévères ces six dernières années, de la loi « sécurité de l’emploi » de 2013 aux ordonnances Macron, en passant par les lois Rebsamen et El Khomri : diminution drastique du nombre et des moyens des délégués, délais de consultation et d’expertise réduits, accès de plus en plus difficile à une information économique pertinente, invocation récurrente du « secret des affaires »…
Ne pas sous-estimer l’ampleur de la résistance à «l’horreur économique»
On ne s’étonnera donc pas que de nombreux militants, confrontés soit à l’opacité du fonctionnement de leur entreprise, soit au discours sur l’absence d’alternative (voir aux deux !), aient perdu tout espoir de peser sur les choix économiques et abandonné de fait ce domaine au patronat. On constate d’ailleurs un net recul des formations syndicales sur ces questions destinées aux élus du personnel.
Pour autant, il ne faut pas sous-estimer l’ampleur de la résistance à « l’horreur économique ». Les ressorts de la financiarisation, les pratiques d’évitement fiscal ou de corruption, leurs conséquences sociales et environnementales destructrices, l’incapacité (ou le refus) des gouvernements des pays les plus développés à combattre la toute-puissance des marchés sont analysés et dénoncés par de nombreuses ONG. L’action courageuse de lanceurs d’alerte a révélé nombre de scandales bancaires, d’UBS à HSBC, ou sanitaires. Sur une plus grande échelle, les affaires des Panama Papers ou des LuxLeaks ont obligé les institutions européennes et quelques gouvernements à prendre des premières mesures de lutte effective contre les fraudes fiscales les plus visibles. S’agissant de la France, on peut se féliciter de la mise en place du Parquet National Financier et des quelques dispositions (perfectibles !) visant à la protection des lanceurs d’alerte contenues dans la loi Sapin II.
Parallèlement à la dénonciation de situations qui interpellent l’opinion publique, de multiples réflexions ont été développées pour définir une alternative à l’hégémonie de la finance. Mentionnons – entre autres initiatives porteuses d’avenir – les travaux réalisés par le Club des Bernardins[3] ou par les chercheurs de l’École des Mines[4], pour repenser la notion d’entreprise, son objet social, son organisation et la place de chacun de ses acteurs. À partir de son approche syndicale, l’UGICT-CGT a proposé un mode alternatif de management, reconnaissant la technicité et l’engagement professionnel des salariés[5].
Découvrir les véritables ressorts économiques et financiers sous les montages complexes
À un moment où l’opinion publique est de plus en plus sensible aux inégalités, aux questions de l’environnement, au développement des précarités de toutes sortes, promouvoir et développer ces démarches de critique et de propositions est indispensable. C’est une condition nécessaire pour passer d’un stade de colère et de manifestation de mécontentement à la construction d’une alternative politique crédible.
Il y a cependant une sérieuse insuffisance dans les actions de résistance que nous venons d’évoquer succinctement : elles s’attaquent à la financiarisation des entreprises de l’extérieur de celles-ci, sans incidence directe sur leur fonctionnement ; et, si elles sont souvent accueillies favorablement par les salariés concernés, elles les mobilisent en général très peu. Il y a certes la crainte que la stigmatisation d’une entreprise ou sa condamnation à de lourdes sanctions financières ne pèsent sur l’emploi ; mais surtout un sentiment d’incrédulité sur la possibilité d’imposer des changements profonds dans les objectifs, la stratégie et les méthodes des dirigeants.
C’est ce constat qui a conduit des syndicalistes, des avocats, des universitaires, des animateurs de cabinets d’expertise à constituer, sous l’égide de l’UGICT-CGT, un groupe de travail tourné vers les militants d’entreprise, délégués syndicaux ou élus des CSE[6]. Notre ambition est de contribuer à (re)créer les conditions nécessaires à l’intervention des salariés dans le domaine de l’économie : développer un état d’esprit de « curiosité permanente », diffuser des connaissances de base sur les méthodes patronales de structuration des entreprises et de « protection » des bénéfices, aider à utiliser efficacement les ressources et coopérations disponibles, notamment avec les avocats et experts-comptables, pour obtenir réparation des dommages causés aux salariés[7] ou, si possible, les éviter, en imposant des négociations ou en bloquant en amont des opérations périlleuses.
Être curieux, c’est d’abord utiliser la totalité des droits d’information et de consultation des IRP[8] pour « percer le voile » et découvrir les véritables ressorts économiques et financiers sous les montages complexes qui les dissimulent. Connaitre la structure de l’actionnariat et les relations capitalistiques au sein du groupe auquel appartient l’entreprise permet de savoir qui dirige. Les flux financiers et commerciaux entre chaque composante sont à examiner soigneusement : ont-ils une justification économique réelle ou s’agit-il « seulement » de déplacer des bénéfices ou de piller les actifs d’une filiale au bénéfice d’une autre ? Chaque modification statutaire ou organisationnelle, même d’apparence mineure doit attirer l’attention et susciter un examen précis de ses conséquences.
Poser les bonnes questions, ne pas s’en tenir aux affirmations ou propos lénifiants de l’employeur suppose la connaissance de quelques méthodes patronales : comprendre comment fonctionne un LBO[9], comment la facturation de services entre filiales ou la fixation de loyers ou de prix de transfert anormaux permet d’affecter des bénéfices au « bon endroit », de réduire à néant le versement de la participation ou de peser artificiellement sur la situation d’une filiale pour y justifier pression sur les salaires ou plan de suppression d’emplois.
L’efficacité de la mise en commun des compétences et des énergies
Adopter cette démarche peut sembler difficile, voire hors de portée de militants qui ne sont pas juristes et qui sont confrontés à des montages élaborés par des bataillons d’avocats et de fiscalistes. C’est pour cela que les coopérations sont essentielles : les élus des CSE n’ont pas vocation à maitriser les arcanes du droit commercial, fiscal ou comptable. Mais ils doivent disposer de points de repère suffisants pour travailler efficacement avec des spécialistes de ces domaines et déterminer avec eux les actions à mener, en profitant de leur expertise, tout en gardant la maitrise de leurs décisions.
La coopération, c’est aussi l’échange d’expériences, la promotion de résultats trop souvent sous-estimés et peu connus. Cela vaut pour les organisations syndicales implantées dans différentes composantes d’un même groupe et qui, fréquemment, agissent en ordre dispersé ou développent des stratégies différentes. Également pour les experts et avocats qui ont besoin de confronter leurs approches et de débattre de stratégies judiciaires novatrices. En effet, les mauvais coups portés à notre droit du travail imposent la mobilisation de ressorts juridiques multiples issus d’autres branches du droit, national et international.
Constitué il y a un an, notre groupe a déjà pu constater l’efficacité de la mise en commun des compétences et des énergies. Un exemple significatif est celui du groupe Lapeyre, contrôlé par Saint-Gobain depuis 1996 et qui, malgré des bénéfices confortables, ne distribuait pratiquement aucune participation. Petit à petit, en croisant les expertises réalisées dans plusieurs composantes du groupe par un cabinet particulièrement actif et des informations d’origine syndicale, les éléments essentiels ont été mis en lumière : 95 % des bénéfices du groupe étaient affectés à une société holding ne comportant aucun salarié, donc non assujettie à verser une participation, tandis que les filiales productives (usines fabriquant les meubles, fenêtres et autres produits de la marque et magasins en assurant la diffusion) connaissaient un déficit structurel. Pour arriver à ce résultat, la holding achetait les produits bien en dessous du prix du marché et n’accordait aux magasins qu’une commission sur vente elle aussi sous-évaluée. Un travail syndical remarquable a conduit à ce que 1 825 salariés présentent conjointement une demande d’indemnisation du préjudice subi du fait de ces pratiques[10]. Pour caractériser le caractère frauduleux d’un découpage du groupe apparemment licite au regard du droit des sociétés, il a fallu étayer l’argumentation sur un plan économique (par une étude comparative détaillée des prix de transfert pratiqués dans d’autres entreprises du même secteur) et juridique. Inutile de préciser que le groupe Saint-Gobain a multiplié les pressions et utilisé tous les moyens dilatoires possibles…
Sans nier les difficultés inhérentes à l’intervention économique des salariés, nous pensons qu’elle est décisive, possible, à condition d’occuper une place accrue dans les stratégies syndicales. Certes, l’évolution des déterminants de l’entreprise et sa « définanciarisation » sont des questions politiques et supposent des changements profonds au niveau du législateur et du gouvernement. Mais, comme toute évolution progressiste, elle se construit d’abord sur le terrain, en lien avec les préoccupations quotidiennes des intéressés.
Pour toute information sur le groupe de travail UGICT-CGT : Anne de Haro, adeharo@wanadoo.fr ou Philippe Masson, p.masson@ugict.cgt.fr.
—
l’UGICT-CGT[1].