Depuis le XIXe siècle, la durée de la scolarité obligatoire n’a cessé de s’allonger dans les pays européens. Si ce principe a été l’objet de vives critiques, il va être consacré, dans le dernier quart du XIXe siècle, pour l’enseignement primaire, puis dans la seconde moitié du XXe siècle pour l’enseignement secondaire accompagnant ainsi l’augmentation continue des taux de scolarisation de la jeunesse européenne. Résumant une partie de sa thèse, Louise Gaxie revient ici sur cette massification progressive de l’accès à l’enseignement; phénomène récent à l’échelle historique qui a joué un rôle sociétal fondamental [1].
L’obligation scolaire témoignant de ce qu’une société estime, à un moment donné, comme devant être le minimum d’instruction donné à tous, il semble normal aujourd’hui que la majorité de la jeunesse européenne bénéficie, de droit, d’une éducation jusqu’à 16 ans, et même jusqu’à 18 ans dans certains pays. Résultat de luttes sociales, cette évolution est particulièrement récente à l’échelle historique. Objet de nombreuses controverses, c’est dans le dernier quart du XIXe siècle que le principe de l’obligation scolaire pour l’enseignement primaire est largement admis et consacré[2]. Il viendra souvent entériner et conforter un processus déjà bien amorcé, plus particulièrement dans les villes.
L’Allemagne et la Suède : des précurseurs
En Allemagne et en Suède, le principe de l’obligation est consacré dès le XVIIe siècle même s’il est resté, dans un premier temps, lettre morte[3]. Pour le rendre plus effectif, Charles XI ajouta l’interdiction « de se marier sans avoir été préalablement confirmé, et que personne ne serait confirmé s’il ne savait pas lire »[4]. Les fiançailles étant une coutume populaire en Suède, les paysans réclameront des écoles pour apprendre et des examens pour prouver qu’ils savaient lire ce qui contribuera à la massification de l’enseignement primaire. En Allemagne, ce devoir est devenu si important qu’un mot a même été créé pour le désigner : Schulpflichtigkeit (devoir d’école)[5]. À la fin du XVIIIe siècle, il sera codifié dans le Code prussien de 1794 selon lequel « tout habitant qui ne peut ou ne veut pas faire chez lui l’éducation de ses enfants est tenu, lorsqu’ils ont cinq ans accomplis, de les envoyer à l’école » pour qu’ils reçoivent une instruction « jusqu’à ce que son pasteur lui trouve les connaissances nécessaires aux individus de sa classe »[6]. Cette reconnaissance précoce est souvent justifiée par la diffusion du protestantisme particulièrement forte dans ces deux pays, berceaux de la Réforme. L’un des objectifs initiaux était de propager les doctrines nouvelles en permettant à l’ensemble des enfants de pouvoir lire les textes religieux afin qu’ils puissent personnellement s’en imprégner. En Prusse, le développement d’une forte bureaucratie d’État qui nécessitait un personnel de plus en plus formé est une raison supplémentaire.
Dans tous les cas, même quand le principe a été consacré, organiser le service pour que l’accès de tous à l’éducation devienne une réalité est un long processus. Il a mis près d’un siècle et demi en Suède, la loi de 1842 aidant beaucoup en ce sens en imposant l’obligation pour chaque commune d’avoir au moins une école primaire avec un instituteur ayant obtenu son brevet de capacité à l’une des écoles normales de l’État. Dans ce pays, la faible densité de la population sur une grande partie du territoire a été un défi particulièrement difficile à relever qui nécessitera notamment l’organisation du transport scolaire et la mise en place d’écoles ambulatoires[7].
Le travail des enfants : un obstacle à la consécration de l’obligation scolaire
Nombre de pays ont, de leur côté, eu des difficultés à faire inscrire ce principe dans la loi. Considéré comme allant à l’encontre de l’enseignement libre et comme conférant des pouvoirs trop importants à l’État, il remettait en cause le pouvoir de l’Église et des pères de famille. Mais l’obstacle principal à la généralisation de l’instruction a été le travail des enfants. Source de revenus ou aide bienvenue pour les familles, main-d’œuvre bon marché et de petit gabarit pour les employeurs, les oppositions à l’éducation élémentaire pour tous venaient d’horizons divers. Il est néanmoins apparu que pour économiser les capacités physiques des enfants de la classe ouvrière, une courte phase de scolarisation s’avérait utile. Or, pour éviter la concurrence déloyale, certains propriétaires de grandes fabriques réclamaient une obligation légale.
Partout, la question du travail des enfants et la législation scolaire ont été en étroite relation. Pour tenter de concilier le besoin d’éducation, le travail des enfants et les intérêts de l’industrie, des formules à temps partiel ont été instaurées. Mais, la fatigue liée au travail n’étant pas propice à un apprentissage efficace, cet arrangement révèlera vite ses insuffisances et suscitera de nombreux débats dont les réponses évolueront avec le temps. Éducation à temps plein jusqu’à quel âge ? Éducation à temps partiel dans quelles conditions et avec quelle répartition ? Adaptation du temps scolaire selon les saisons ? Dans ce processus de généralisation de l’accès à une véritable instruction primaire, le recul progressif de l’âge légal pour commencer à travailler jouera un rôle important. Complément nécessaire – même si non suffisant – de la concrétisation du principe de l’obligation scolaire, il contribuera à l’évolution de la manière dont les sociétés appréhendent l’enfance en érigeant en norme sociale l’idée que la place des enfants n’est pas sur le marché du travail.
L’élévation progressive du niveau moyen de qualification : un enjeu social et économique
La scolarisation de masse va se développer ensuite sur une période de vie de plus en plus longue. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, l’ensemble des pays, à l’exception de l’Espagne, a élevé l’âge de la scolarité obligatoire à quatorze ans[8]. Aller à l’école jusqu’à cet âge implique que les enfants commencent à recevoir davantage qu’un enseignement élémentaire et que le processus de généralisation de l’accès à l’enseignement post-primaire est en marche.
Cette élévation du niveau moyen de qualifications des jeunes sortant du système scolaire est devenue un enjeu social et économique primordial pour s’adapter aux évolutions de la société, des techniques et du marché du travail. Avec le développement du secteur tertiaire et la complexification du travail dans les industries et l’agriculture, le besoin de techniciens spécialisés, d’ouvriers toujours plus qualifiés, d’ingénieurs comme d’employés de bureau et de cadres devient considérable. Il en va de même au sein des différentes institutions publiques, dont le personnel doit être de plus en plus formé pour exercer ses fonctions. De surcroît, l’adaptation aux évolutions des techniques et des technologies étant plus aisée avec une formation initiale plus développée, il devient particulièrement important d’élever le niveau général de la formation générale. Par ailleurs, les aspirations individuelles à recevoir une éducation de plus en plus poussée n’ont cessé de croître tant dans les milieux favorisés que populaires.
L’adolescence : un âge de la vie à part entière
Dans ce contexte, les sociétés ne pouvaient plus se contenter d’une infime minorité d’enfants qui accèdent au premier cycle de l’enseignement secondaire. L’accès à ce dernier va donc progressivement se généraliser et contribuer, ainsi, à développer le phénomène sociétal de l’adolescence comme âge de la vie à part entière.
L’Angleterre a inauguré ce mouvement en augmentant d’une année la durée de la scolarité obligatoire avant même la fin de la Seconde Guerre mondiale. Elle passe ainsi à dix ans (5 à 15 ans) par l’Education act de 1944 qui prévoit également la possibilité de l’élever encore d’une année à partir du moment où le ministre estimera cet objectif possible[9] ; ce qui sera réalisé en 1973[10]. En 2006, une loi viendra la prolonger encore de deux ans, l’obligation scolaire s’achevant ainsi à 18 ans ; scolarité pouvant néanmoins s’effectuer à temps partiel les deux dernières années. En France, c’est l’ordonnance du 6 janvier 1959 qui fixe, en une seule réforme, la fin de la scolarité obligatoire à 16 ans. Son allongement à 18 ans fait partie des propositions mises en discussion dans le débat public.
Alors que seul 2,15 % % des dix à dix-neuf ans recevaient une éducation post-primaire dans la période 1870/1910[11], la moyenne européenne des effectifs scolarisés des quinze à dix-neuf ans s’élevaient, en 2012, à 87 %[12] tandis, qu’en moyenne en 2010, 79 % des jeunes européens de 20-24 ans avaient obtenu un diplôme d’enseignement secondaire supérieur[13]. De son côté, le pourcentage moyen de diplômés de l’enseignement supérieur s’élève, à la même date, à plus de 30 % pour les 24-39 ans[14].
Ainsi, depuis le XIXe siècle, l’éducation initiale de la jeunesse n’a cessé de s’allonger et le niveau moyen de progresser. L’élévation de la fin de la scolarité obligatoire, la gratuité de l’enseignement primaire puis secondaire, l’augmentation des niveaux de vie qui multiplie le nombre de familles pouvant se passer des salaires de leurs adolescents expliquent, au moins en partie, le phénomène de massification progressive de l’enseignement qu’ont connu les pays européens.