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Le Livre parisien contre Robert Hersant

Le Livre parisien contre Robert HersantTemps de lecture : 9 minutes

Figure controversée de la presse française, collaborateur des nazis et pétainiste pendant la guerre, condamné en 1947, Robert Hersant est devenu, dans les années 1970-1980, un magnat de la presse française, droitisant des titres comme Le Figaro et France-Soir en éliminant les journalistes opposés à sa ligne éditoriale. Profitant de la crise de la presse et des besoins de modernisation, il a contourné les lois anti concentration issues de la Résistance grâce à ses soutiens politiques et financiers. Retour avec Marc Norguez sur les combats des ouvriers du Livre parisien et de la CGT qui ont permis d’obtenir des accords et d’arrêter, au moins un temps, Hersant dans ses projets dévastateurs, mais n’ont pas empêché la transformation profonde du secteur, au détriment des travailleurs, du pluralisme de la presse et de l’indépendance des médias.

Une émission diffusée sur France Inter le 21 octobre 2025 dans la série Affaires sensibles, sous le titre : «Robert Hersant, le collabo devenu empereur de presse», accessible en podcast, traite du parcours de cet homme qui a initié la droitisation, voire l’extrême droitisation des médias. L’invité est Jean Stern, auteur d’un livre : Les patrons de la presse nationale. Tous mauvais (La Fabrique, 2012).

À la question de savoir si le parcours politique de Robert Hersant (1920-1996) – qui lui a permis de connaitre un large spectre d’affiliations depuis son élection parlementaire en 1956 – avait changé ses opinions de jeunesse, Jean Stern répond qu’il y était resté fidèle. À vingt ans, il était aux côtés des nazis et très vite cadre pétainiste. Il prônait comme son maréchal la Révolution nationale et un antisémitisme viscéral[1]. Il fut emprisonné à la Libération et condamné à dix ans d’«indignité nationale» en 1947, avant de bénéficier d’une amnistie générale en 1952.

La remise en ordre de marche de la presse de la bourgeoisie

Lorsqu’il devint propriétaire du Figaro en 1975 avec l’aide des banques et du clan chiraquien, il confirma Jean d’Ormesson à la direction du titre. Celui-ci, avec l’aide du responsable syndical de la CGC, Yann Clerc, – proche de Jean-Marie Le Pen et nommé pour l’occasion, secrétaire général de la rédaction – organisa une purge de la rédaction. Soixante-quinze journalistes firent jouer la clause de conscience conformément à leur convention collective et quittèrent le journal. En octobre 1978, Hersant lança le Figaro Magazine sous la direction de Louis Pauwels, figure de l’extrême droite des années 1970 et 1980, lié au GRECE (Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne), le cercle de réflexion d’Alain de Benoist, d’obédience identitaire.

En 1976, le groupe Hachette jugeant que la presse quotidienne n’est plus stratégique pour lui céda France-Soir, le plus fort tirage national, sept éditions quotidiennes, au papivore Hersant. Là encore, quatre-vingts journalistes sur deux cents utilisèrent la clause de conscience et quittaient le navire. En 1978, Robert Hersant récupère les derniers fleurons du groupe Boussac, L’Aurore et Paris-Turf. Très vite L’Aurore devint un copié-collé du Figaro et disparaitra en 1983. Sa réussite provient de ses soutiens politiques, à droite et au centre, dont la crainte augmentait devant les progrès électoraux de la gauche du programme commun, avec en son sein le Parti communiste. Les représentants politiques de la bourgeoisie avaient besoin d’un homme sans états d’âme pour remettre en ordre de marche sa presse qui battait de l’aile.

Il bénéficia du contexte d’une crise de la presse nationale face aux progrès des radios (Europe 1 et bientôt RTL), de leurs bulletins d’informations, et de la télévision en couleur qui attirait la publicité. La presse magazine était en plein développement et utilisait la couleur pour drainer de plus en plus la manne publicitaire. Les journaux, quotidiens et périodiques, ne vivaient plus depuis longtemps des ventes aux lecteurs, mais des contrats des annonceurs qui désertaient le noir et blanc des quotidiens. Le matériel des imprimeries était vétuste et n’avait pas été renouvelé depuis les années 1930. Les imprimeries au centre de Paris ne pouvaient plus accueillir une modernisation indispensable avec des rotatives plus imposantes en phase avec le changement du mode de reproduction des textes et des photos. En effet, les locaux étaient trop petits, mal disposés, en sous-sol, peu aérés, avec des températures trop élevées et des risques de saturnisme. De surcroît, les nuisances sonores étaient non négligeables avec notamment, le jour, la livraison des bobines de papier, et, la nuit, les tirages, les bruits des rotatives, des porteurs de journaux, des voitures et camions ou encore les cafés ouverts toute la nuit pour accueillir cette effervescence.

Robert Hersant se voulait le modernisateur de la presse parisienne en abandonnant l’impression en relief à partir de caractères en plomb pour un procédé plus complexe permettant d’imprimer les quotidiens en couleurs plus rapidement et avec une pagination plus importante : l’offset. Avec ses amis politiques, il n’eut pas trop de difficultés à convaincre les banques de lui permettre de construire une imprimerie à La Plaine Saint-Denis. Équipée de trois rotatives offset, celle-ci réalisait ses quatre quotidiens et une partie de leurs suppléments. Dans la foulée, pour concurrencer la presse régionale et permettre à ses titres d’être dans tous les kiosques de France dès six heures, il implanta des centres d’impression en province ; à Nantes, Toulouse, Vitrolles, Lyon, Nancy. Si la réussite technique fut réelle, Robert Hersant n’était cependant pas un précurseur ; ces matériels et installations existaient déjà en province et à l’étranger.

Sur le plan légal, sa réussite était beaucoup moins flamboyante. En utilisant des prête-noms et de nombreuses sociétés, Hersant bafouait allègrement, en les contournant, les ordonnances sur la presse de 1944, issues du programme du Conseil National de la Résistance ; ordonnances qui prévoyaient, notamment, que «la même personne ne peut être directeur ou directeur délégué de plus d’un quotidien».

L’acquisition de ces deux titres majeurs de la presse parisienne par ce député régulièrement absent à la Chambre et pour le moins controversé provoqua enfin de nombreuses réactions à gauche. Laissons la parole à Roger Lancry qui était le secrétaire de la coordination des syndicats du livre parisien[2]: «Robert Hersant pensait avoir tout à craindre d’une victoire de la gauche à l’élection présidentielle de mai 1981. Dans les jours qui précédèrent le scrutin, il tenta une provocation en faisant paraitre dans ses journaux, notamment France-Soir, des articles au vitriol contre les ouvriers du Livre CGT, les accusant d’être la courroie de transmission des partis politiques. Il espérait que nous ne laisserions pas sortir ses journaux pour pouvoir crier à la censure des ouvriers du Livre aux ordres de Moscou et à la mise en cause de la liberté d’expression par les forces de gauche. Nous avons évité ce piège grossier et ses diatribes contre nous ont fait un flop»[3].

Une modernisation de la presse au détriment des ouvriers du livre?

Au cours de l’émission évoquée plus haut, Jean Stern, après avoir traité les ouvriers du livre et leurs syndicats CGT de collabos lors de l’Occupation, dénonce une collusion entre eux et le papivore, notamment lors de la reprise de France-Soir. Sous le mot d’ordre «Tout sauf Hersant», les journalistes firent onze jours de grève. Les ouvriers du Livre ne s’associèrent pas à ce mouvement et moins encore les employés. À part Hersant, personne ne se présentait pour reprendre France-Soir. Les rapports entre les journalistes et les ouvriers du Livre n’étaient pas bons. Beaucoup se souvenaient que la dernière grève des journalistes avait abouti à la fermeture du quotidien Paris-Jour en janvier 1972[4]. La préoccupation des syndicats du Livre parisien en 1976, était l’attitude de Robert Hersant vis-à-vis des accords collectifs et au sein du Syndicat de la presse quotidienne où il arrivait en conquérant. De mars 1975 à juillet 1977, les ouvriers du Livre parisien étaient engagés dans un conflit assez exceptionnel contre le patron du quotidien Le Parisien libéré, E. Amaury (également patron de L’Équipe) qui ne voulait plus du syndicat du livre CGT dans ses imprimeries et particulièrement dans l’imprimerie moderne qu’il construisait à Saint-Ouen[5]. Le risque était réel qu’Hersant le rejoigne dans sa croisade contre les syndicats du Livre parisien, mais il a reculé, sans renoncer, car il était là pour faire sortir les journaux de la droite et non pour mener une lutte et risquer de perdre le lectorat, notamment populaire, de France-Soir, à l’instar du Parisien qui a perdu les deux tiers de ses lecteurs à l’issue du conflit.

Pour isoler Amaury et concrétiser la volonté de Hersant de négocier la modernisation de la presse parisienne, les syndicats du Livre parisien ont proposé au patronat la mise au point d’un accord modifiant les modes opératoires en lien avec les nouveaux matériels qui transformaient les métiers du livre traditionnels[6]. Ces modifications généraient des sureffectifs qui devaient être traités par des solutions sociales correctes : en aucun cas par la mise au chômage, mais par des préretraites autour de cinquante-sept ans.

C’était un tournant déterminant pour l’avenir dans l’histoire sociale des ouvriers du Livre parisien : est-ce que la modernisation se ferait avec eux, ou le rapport de force favorable qu’ils avaient construit depuis des décennies allait il se modifier considérablement à leur détriment ? Hersant et Hachette, qui était encore pour quelques mois propriétaire de France-Soir, tentèrent de s’extraire de la négociation collective au printemps 1976. La détermination des ouvriers du Livre face à Amaury, et les propositions syndicales les amenèrent à revenir autour de la table et à signer un accord le 7 juillet 1976 qui prévoyait le maintien des dispositions générales (droit syndical, repos, gratifications…) et de nouvelles annexes techniques, comme l’égalité des salaires dans les catégories où il y avait des femmes. Par ailleurs, même si le monopole d’embauche n’était pas prévu dans le texte, il a été maintenu dans les faits, la CGT restant le seul interlocuteur syndical.

En réalité, il semblerait que seuls les ouvriers du Livre CGT aient pu à un moment arrêter Hersant dans ses projets dévastateurs, dont on peut également citer sa volonté de passer outre la distribution par les Nouvelles messageries de la presse parisienne (NMPP), dirigées par Hachette.

Mais là, ce sont à la fois les salariés et Hachette qui ont calmé ses ardeurs ; Hachette lui laissant notamment France-Soir à la condition que ce journal reste distribué par les NMPP. Hersant a néanmoins réussi à porter un coup fatal à l’institution la plus fragile issue de la Résistance, la Coopérative du papier de presse, qui, dans l’esprit du programme du CNR, devait gérer l’approvisionnement du papier pour les quotidiens, au début rationné, puis fourni à prix identique à tous. Prétextant qu’il était le plus important consommateur, Hersant voulait un prix plus bas ou menaçait de se fournir directement chez les fabricants. Il eut les deux : dans un premier temps, il bénéficia de réductions, en même temps qu’il achetait du papier en Finlande.

Après mai 1981, le gouvernement Mauroy III présenta un projet de loi dit anti-Hersant, promulgué le 23 octobre 1984, qui prévoyait qu’une personne morale ne pouvait pas posséder plus de 15% de la presse dans un espace donné, c’est-à-dire sur un plan national ou régional ; or, Hersant détenait 30% de la diffusion sur le plan national. Mais les décrets d’application ne furent jamais signés par le Président de la République d’alors, François Mitterrand, qui avait siégé dans le même groupe que Robert Hersant à la Chambre en 1956.

L’initiative paradoxale du Livre parisien

À cette période, le Livre parisien prit une initiative paradoxale. Roger Lancry encore : «Après l’élection, la question du monopole est revenue sur le devant de la scène […] Pour nous ouvriers du Livre, la situation était délicate. Nous n’avions pas comme les journalistes la clause de conscience. À partir du moment où la publication était légale, nous devions la réaliser […] un peu à l’image des services publics des transports qui ne choisissent pas les voyageurs. Ce n’est pas une critique du combat des journalistes qui ont un statut différent. Les ordonnances du CNR n’avaient pas prévu le cas de journaux mal gérés, allant jusqu’au dépôt de bilan en laissant des dizaines voire des centaines de salariés sur le carreau. […] Nous avons, par la force des choses, été à contre-courant des ordonnances. R. Hersant avait clairement annoncé qu’il larguerait France-Soir et ses salariés si l’application des ordonnances le contraignait à lâcher un titre. C’est dans ce contexte que nous nous sommes retrouvés à occuper le ministère de la Justice, place Vendôme, pour demander aide et assistance dans nos démêlés avec R. Hersant. Nous étions en plein paradoxe […] Le lendemain, Robert Badinter nous recevait»[7].

Les principales dispositions furent abrogées par le gouvernement Chirac en 1986. Rien ni personne ne se mit en face de Robert Hersant qui continua l’achat des titres de la presse régionale en métropole et dans les DOM-TOM, ainsi que la presse magazine. Il tenta sa chance dans l’audiovisuel. Jusqu’à sa disparition en 1996, et même après lui, ses héritiers, ses successeurs et son groupe continuèrent un temps à peser sur les médias.

[1] Nicolas Brimo avec la participation d’Anne Guérin, Le Dossier Hersant, Maspero, 1977.

[2] Le Comité Intersyndical du Livre Parisien (CILP).

[3] Roger Lancry, «Un ministre, des ouvriers du livre et un paradoxe», HistoLivre, le bulletin de l’Institut CGT d’histoire sociale du Livre parisien, n°31, juin 2024.

[4] Conférence-débat d’Isabelle Antonutti du 23 septembre 2015 publiée en brochure par l’Institut CGT d’histoire sociale du Livre parisien.

[5] Pour permettre aux travailleurs du Parisien de mener le conflit tout en conservant 90% de leur salaire, les syndicats du livre ont collecté 10% sur les salaires de l’ensemble des travailleurs de la presse, tout en organisant journellement ou presque des actions : certaines pour empêcher la sortie du journal par des jaunes, d’autres pour populariser le conflit et gagner un soutien populaire. La lutte fut victorieuse, Amaury étant isolé des autres et Hersant ne l’ayant pas suivi. Si ce conflit concernait un peu moins de 600 ouvriers, il aurait pu en toucher dix fois plus en cas de succès d’Amaury qui aurait pu inciter d’autres patrons à chercher à exclure la CGT des imprimeries de presse.

[6] Dans la plupart des conventions collectives ouvrières, il y a les dispositions générales et ce que l’on appelle les annexes techniques qui déterminent les fonctions et surtout les effectifs pour chaque métier ou catégorie technique (effectifs des compositeurs typographes selon le nombre de pages et du format, des rotativistes selon le type de machine et de parution, ficeleurs ou encore porteurs de paquets). Or, l’augmentation de la vitesse de tirage (20 à 30 000 ex/heure à 60 000/heure en moyenne) et le changement du mode d’impression ont eu des impacts sur les différents métiers du livre. Ce fut, par exemple, un drame pour les compositeurs, tandis que les effectifs de rotativistes furent réduits.

[7] Roger Lancry, «Un ministre, des ouvriers du livre et un paradoxe», op. cit.

Pour citer cet article

Norguez Marc, “Le Livre parisien contre Robert Hersant”, Silomag, n°20, décembre 2025. URL : https://silogora.org/le-livre-parisien-robert-hersant/

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