Face au démantèlement des mécanismes de solidarité et de cohésion sociale provoqué par le néolibéralisme et la privatisation des services publics, le concept alternatif des communs repose sur quatre caractéristiques principales explicitées par Roberto Morea et Francine Mestrum dans cet article. Parce que tout le monde en a besoin pour vivre dignement et qu’ils sont partagés par toutes et tous, ces biens communs ne peuvent faire l’objet d’une appropriation privée, ils sont universels, permettent l’intégration sociale et le développement de la démocratie. Tenant compte de la nécessité de régénérer notre environnement et la vie humaine, ils proposent une transformation profonde de la société et un dépassement du capitalisme.
Le néolibéralisme est un « processus en cours ». Il ne s’agit pas d’un programme fixe qui modifie une fois pour toutes l’État, l’économie, le droit du travail et les mécanismes de solidarité. Au contraire, depuis son entrée en vigueur dans les années 1980, il n’a cessé de s’adapter aux circonstances locales et aux exigences des entreprises. Même si la domination des forces du marché et la privatisation des entreprises et des services publics ont fait partie de ses objectifs majeurs, les différents secteurs n’ont pas été abordés simultanément, ni même en même temps dans les différents pays européens, mais avec une volonté d’accélération là où l’équilibre politique le permettait. Les télécommunications et les pensions ont été les premières à être privatisées, puis le secteur de la santé, les transports, l’éducation et l’énergie, et enfin l’État-providence dans son ensemble. Les services publics étant nécessaires à tous, ils sont considérés comme sans risque en termes de profit.
La résistance à ces programmes s’est également manifestée en plusieurs étapes. De nombreuses recherches ont été nécessaires pour examiner les conséquences sur l’emploi, les salaires et le droit du travail. Les résultats ne sont pas toujours et nécessairement clairs, mais une conséquence majeure se dégage dans tous les secteurs. La privatisation des services publics conduit inévitablement au démantèlement des mécanismes de solidarité, à une perte de la capacité d’intégration des États ainsi qu’à des menaces pour les droits humains fondamentaux, en particulier les droits économiques et sociaux.
L’une des réponses – et des alternatives – des mouvements progressistes face à cette évolution a été l’introduction du concept de « biens communs » ou de « communs » dans le débat.
« Des éléments de socialisme dans les sociétés capitalistes »
Les « communs » désignent avant tout les ressources naturelles disponibles pour tous les membres de la société, telles que l’air, l’eau, les montagnes, les forêts et la terre. Les biens communs sont les choses que nous partageons tous et qui ne devraient pas être privatisées et/ou rentabilisés en marchandises. Le concept de biens communs est également utilisé pour les biens culturels, tels que notre patrimoine culturel, la littérature, la musique, la connaissance et les biens communs numériques comme les logiciels. En d’autres termes, les biens communs sont toutes les choses dont nous avons besoin et que nous pouvons partager, sans appauvrir personne et qui, pour des raisons éthiques évidentes, ne peuvent être appropriées par personne.
Selon la définition de Dardot et Laval, le « commun » désigne les choses/ressources/concepts qu’une communauté politique décide d’identifier comme ses communs, ce qui signifie qu’il ne peut y avoir de communs sans les personnes du commun. Ce sont les acteurs politiques et sociaux qui décident de ce qui, dans leur société – à quelque niveau que ce soit, local, national, régional ou mondial – doit être considéré comme des communs, de la manière de les réglementer, d’établir des règles pour y accéder et de contrôler leur utilisation, le tout dans un cadre réglementaire fourni par les autorités publiques.
Ces « communs » correspondent parfaitement à ce que les progressistes considèrent comme des « services publics », c’est-à-dire un service en faveur des personnes, de toutes les personnes. Le point de départ de cette réflexion est l’égalité évidente des besoins de tous les individus, où qu’ils vivent, et leur droit à la satisfaction de ces besoins. Étant donné que les marchés ne fonctionnent que pour les personnes disposant d’un pouvoir d’achat, ils ne peuvent apporter une réponse adéquate à ces besoins.
Ce concept de biens communs en tant que processus social d’identification et de satisfaction des droits humains est le fruit d’un long parcours qui a été accompli surtout grâce au mouvement ouvrier de l’après-guerre, au cours duquel des politiques sociales ont été définies et renforcées dans différents pays. Le droit au logement, à l’éducation, au transport, aux soins de santé, ont été le résultat d’une lutte de classe menée dans chaque pays dans le cadre d’une confrontation idéologique avec le monde soviétique.
À bien des égards, pour reprendre les termes du secrétaire du parti communiste italien Enrico Berlinguer dans les années 1980, ces conquêtes sociales représentaient « des éléments de socialisme dans les sociétés capitalistes » en introduisant, grâce aux rapports de force de l’époque, des lois qui établissaient le rôle de l’État dans la garantie de l’applicabilité des droits universels.
Ce rôle était entre les mains de l’État qui l’exerçait grâce à la contribution apportée par l’imposition progressive de la richesse produite.
Les principales caractéristiques d’une approche des services publics par les communs
On identifie quatre caractéristiques majeures d’une approche des services publics à travers les communs, toutes nécessaires à la transformation sociale.
La première est la possibilité d’un véritable universalisme. On n’entend pas par-là l’interprétation néolibérale de l’universalisme – pour tous ceux qui en ont « besoin », c’est-à-dire en excluant ceux qui disposent de ressources suffisantes pour s’adresser au marché privé – mais pour tous et en toutes circonstances. Qu’il s’agisse des soins de santé, de l’éducation, de l’énergie, des transports ou des services numériques, ceux-ci devraient être disponibles et accessibles à tous, sans discrimination.
La deuxième caractéristique est la capacité à prendre en charge l’intégration sociale. Aujourd’hui, la légitimité de l’État est fondée sur un pacte social, mais celui-ci est gravement menacé et les États deviennent impuissants à garantir l’intégration sociale de leur population. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles les gens perdent confiance dans les gouvernements et commencent à chercher des alternatives à l’extrême droite. Les biens communs appartiennent à tous et tous ont intérêt à promouvoir, défendre et préserver les services publics. Les services publics en tant que communs impliquent nécessairement la participation et la responsabilité de tous les membres de la société pour défendre l’intérêt commun.
Cela nous amène à un troisième point : la capacité à promouvoir la démocratie, avec tous les citoyens ayant un intérêt dans le fonctionnement décent et donc le financement des services publics. Considérer les services publics comme des biens communs garantit la solidarité de tous avec tous, riches et pauvres, travailleurs et non-travailleurs, hommes et femmes. Ils sont fondés sur des droits et non sur le pouvoir d’achat. Les marchés autorégulés, nous dit Polanyi, détruisent la société. Cela signifie que nous devons la reconstruire démocratiquement et introduire des mécanismes pour la préserver.
Des principes contre-hégémoniques qui font de la régénération un enjeu central
Enfin, si les services publics relèvent du concept général d’État providence, en tant que biens communs, ils vont bien au-delà et sont bien plus que l’un des mécanismes correcteurs du capitalisme. Les services publics en tant que communs ne s’intègrent pas dans le système économique actuel de compétitivité du marché, mais nécessitent des changements fondamentaux de ce système. En ce sens, ils sont contre-hégémoniques et doivent être liés à la transition vers un monde plus durable.
Les communs peuvent donc être un outil stratégique de transformation sociale et économique. Ils permettent de repenser la démocratie et la solidarité et de préserver la dimension collective de nos sociétés. Ils permettent d’élargir et de reconceptualiser le concept d’État-providence, en dépassant le clivage entre production et re-production.
Aujourd’hui, la différence entre production et re-production est en effet remise en question. Il ne s’agit certainement pas de compartiments séparés et la re-production n’est pas un sous-produit de l’histoire humaine. Elle en est le cœur même. Il y a des arguments pour les considérer dans un seul et même cadre théorique puisqu’elles font toutes deux partie de la création de valeur validée par les marchés ou par la société.
La reproduction, tout comme la protection de l’environnement, vise à préserver la possibilité pour la nature de se régénérer. Nous devrions prendre soin de la nature comme nous devrions prendre soin des gens. Le « soin » est au cœur de la théorie économique féministe, qui rejette la rationalité de la pensée économique autour de l’homo economicus et de l’homme égoïste. La pensée économique dominante a non seulement externalisé le soin de la vie humaine, mais elle a également externalisé la nature. La reproduction n’est possible que tant que les femmes s’occupent des soins non rémunérés et que la nature peut être exploitée. Cette situation est aujourd’hui révolue. Étymologiquement, l’« économie » est la gestion du foyer, tandis que l’« écologie » est la science du foyer de la nature. L’économie doit être axée sur la vie et la préservation de la vie, tout comme l’écologie. L’économie, l’État-providence avec ses services publics et la justice climatique sont donc tous liés à la durabilité de la vie. Tel devrait être l’objectif principal. C’est le point où ils convergent et devraient se renforcer mutuellement. C’est la raison d’être des communs. C’est ainsi qu’ils peuvent être transformateurs et contribuer à remodeler notre pensée, à trouver de nouvelles définitions, à nouer de nouvelles alliances, à promouvoir le changement.
En se concentrant exclusivement sur la production et la croissance, le capitalisme ignore les coûts de la régénération des êtres humains et de la nature. Les femmes et la nature ne disposent que de ressources limitées pour supporter l’ensemble du fardeau de la régénération. Si la régénération ne devient pas au centre de nos préoccupations, la vie humaine sur cette planète risque d’être menacée. L’exploitation et la dévalorisation des activités de soins et l’exploitation et la dégradation de la nature sont étroitement liées. Les services publics en tant que communs peuvent être un élément fondamental de la réponse et de l’alternative.
Enfin, il convient de souligner un autre point. Les deux types de travail, la production et la re-production, produisent de la valeur, même si ce n’est pas nécessairement une valeur d’échange, mais une valeur d’usage : contrairement à la pensée économique libérale selon laquelle les activités non marchandes doivent être considérées comme des « coûts » à charge des résultats du travail productif, on peut également affirmer que les activités à but non lucratif telles que l’éducation et les soins de santé sont les conditions du travail productif. Elles créent de la valeur en elles-mêmes, qui n’est pas validée par le marché, mais par la société elle-même. Elles sont financées par les impôts et les cotisations sociales en tant qu’intérêt partagé et commun. Cela signifie que les activités marchandes et non marchandes créent une valeur économique et monétaire. Non-marchand ne signifie pas non-monétaire. La démarchandisation des soins et des services publics n’est donc pas une démonétisation et ne signifie pas que les gens ne devraient plus être payés.
Combiner la promotion des libertés individuelles, les droits collectifs et la protection de l’être collectif.
Les services publics en tant que communs, combinant la justice sociale et économique avec la justice climatique, montrent qu’il ne s’agit pas seulement de se préoccuper du bien-être des pauvres, mais aussi de l’ensemble de la société, de l’humanité et de la planète. L’universalisme est nécessaire pour nous protéger tous. Si nous voulons éviter un désastre planétaire, nous devons en effet promouvoir de nouveaux modèles de production, de consommation et d’investissement. Les services publics sont l’outil le plus adéquat pour cela.
Notre système économique actuel est en guerre contre la vie sur terre, contre la nature et contre les êtres humains. Les services publics conceptualisés comme des « communs » peuvent renforcer notre coexistence et faire le lien avec d’autres domaines problématiques de nos sociétés, tels que l’absence d’intégration du travail non rémunéré, le secteur informel et la marginalisation des femmes et des migrants.
Les personnes sont des êtres sociaux, vivant en société. Les individus émergent des sociétés et les sociétés sont bien plus que des arrangements contractuels visant à satisfaire des besoins matériels. En fait, elles sont constitutives de l’individu et répondent également à des besoins immatériels. C’est pourquoi nous devons avant tout considérer nos sociétés comme des communs, comme un arrangement collectif et dynamique qui doit être préservé, tout en préservant et en promouvant les droits individuels. Nous sommes interdépendants. Le néolibéralisme veut nier cette réalité et se concentre sur les individus et la responsabilité individuelle. Les services publics en tant que « communs » sont donc véritablement transformateurs, nécessaires de toute urgence et permettant de repenser et de promouvoir le changement.
Les services publics en tant que communs renforcent notre coexistence : « nous sommes ce que nous partageons ». Le défi des communs est en effet de combiner la promotion des libertés individuelles, les droits collectifs et la protection de l’être collectif. C’est au cœur du projet des communs dans lequel les services publics devraient être prioritaires.
Traduit par Clémence Berger