Le référendum d’entreprise est bien souvent un moyen de légitimer un processus décisionnel largement impulsé par l’employeur. Au nom de la prétendue nécessité de sauvegarder l’emploi, la loi travail de 2016 a déjà franchie une étape décisive en permettant aux syndicats signataires minoritaires de demander l’organisation d’une consultation des salariés pour ratifier un accord qui n’a pas été signé par les syndicats représentatifs majoritaires. Les ordonnances vont encore plus loin et consacrent une vieille revendication patronale : le référendum à l’initiative de l’employeur.
Jean Auroux, le père des lois de 1982, était opposé au référendum d’entreprise. Il y voyait « la mort du fait syndical »[1]. À dire vrai, il existe plusieurs sortes de consultation des salariés et toutes n’ont pas la même portée juridique, ni même symbolique. Il convient de porter un regard plus différencié sur ce que sont les référendums dans l’entreprise. On en distingue généralement trois : le référendum consultatif et initié par les syndicats, le référendum décisionnel ou le référendum intégré au processus de négociation avec les organisations syndicales. Dans un cas, il s’agit d’une modalité d’exercice du droit syndical qui est de nature à renforcer les liens entre les syndicats et la collectivité de travail. Dans les autres, il s’agit de modes de légitimation d’un processus décisionnel largement impulsé par l’employeur. C’est de ceux-ci qu’il faut se méfier aujourd’hui et c’est d’eux dont il est question ici.
Les craintes exprimées par Auroux n’ont jamais été aussi présentes. Moins que jamais la négociation collective n’aura été un droit des salariés. Elle est devenue définitivement l’instrument de dérégulation choisi par le législateur. Ce dernier ne se contente pas d’autoriser des dérogations à la loi et aux accords de branche. Il cherche aussi à faciliter la conclusion des accords d’entreprise, notamment en recourant au référendum, limitant ainsi le pouvoir de négocier collectivement en principe reconnu aux seules organisations syndicales.
La technique des petits pas
Comme bien souvent en droit social, c’est par la technique des petits pas que l’on procède. D’abord, la loi a restreint le recours à cette technique d’élaboration des normes internes à l’entreprise à quelques domaines. Pour l’essentiel, il s’agit des accords en matière d’épargne salariale. Puis, en 2004 et en 2008, la loi a autorisé le référendum pour pallier le manque de légitimité des acteurs de négociation dont la représentativité à l’égard des salariés n’était pas établie. Ainsi, l’accord conclu avec un représentant de la section syndicale ou avec un salarié mandaté doit-il être approuvé par les salariés.
Une étape décisive sera franchie en 2016 avec la loi « Travail ». Celle-ci ouvre plus grand les vannes. Il ne s’agit plus seulement de pallier le manque de légitimité des agents alternatifs de négociation. Il s’agit bien d’arracher aux salariés un accord au nom de la prétendue nécessité de sauvegarder l’emploi. Depuis, le référendum prend place au sein des règles de droit commun régissant la conclusion des accords collectifs d’entreprise. Il ressort des dispositions légales que lorsqu’un accord d’entreprise n’a pas recueilli la signature des syndicats représentatifs majoritaires, il est néanmoins possible de le « sauver » en permettant aux syndicats signataires minoritaires (représentant au moins 30 % des suffrages) de demander l’organisation d’une consultation des salariés pour ratifier l’accord conclu. Peut-être le législateur conservait-il quelques réticences si ce n’est quelques scrupules à recourir à ce procédé. Du moins, peut-on le penser à lire la complexité de la procédure qu’il a imaginée. Mais, vient 2017 et les masques tombent sans vergogne. Les esprits seraient-ils enfin mûrs pour accepter le référendum à l’initiative de l’employeur revendiqué depuis plus de trente ans par le patronat ? Sans doute le pensent-ils. Car à peine un an s’est écoulé que les règles de conclusion des accords d’entreprise sont sur le point d’être une nouvelle fois modifiées pour faciliter la conclusion des accords compétitivité et donner à l’employeur le pouvoir d’initier la consultation des salariés. Nul n’aura plus besoin d’invoquer la préservation de l’emploi pour recourir à ce procédé. Les nécessités liées au fonctionnement de l’entreprise suffiront pour que la volonté des salariés se plie devant le diktat patronal.
Les critiques sont de trois ordres au moins
D’abord, figurent celles exprimées en considération de la liberté syndicale. Donner à l’employeur l’initiative d’organiser une consultation des salariés sur un accord que les syndicats majoritaires ont refusé, c’est bel et bien à faire pression sur ces derniers. Pour reprendre l’expression du comité de la liberté syndicale auprès de l’OIT, cela aura nécessairement pour « effet d’affaiblir les organisations de travailleurs ». D’une part, cela est de nature à fragiliser le lien de représentation entre les syndicats et les salariés. D’autre part, nul ne sait les réelles raisons d’agir du chef d’entreprise. Comment savoir s’il n’entend pas aussi fragiliser tel ou tel syndicat en obtenant qu’il soit désapprouvé par « la base ». Ce n’est pas être atteint de paranoïa que de le penser. Le temps n’est pas si loin où les portes de l’entreprise étaient fermées au syndicat en raison d’une hostilité patronale farouche.
Ensuite, le référendum est un moyen efficace de faire pression sur les salariés eux-mêmes. En lançant l’initiative d’une consultation, l’employeur s’adresse à des travailleurs subordonnés qui constituent alors qu’une collectivité inerte privée de tout moyen d’action et d’expression collective. Il n’est même pas prévu que les salariés soient informés sur le contenu de l’accord et sur ses conséquences avant que le vote n’ait lieu. Dans ces conditions, les salariés consentiront, non par conviction, mais par nécessité et par peur de perdre leur emploi. L’accord approuvé, le salarié réticent n’aura plus de moyen pour résister sans craindre de perdre son emploi. Qu’il soit malade ou en situation de handicap, qu’il ait seul la charge d’une famille, qu’il s’occupe d’un proche, ou qu’il ait simplement un loyer à payer, rien ne justifie qu’il puisse dire non, à travailler plus, à travailler moins, à travailler ailleurs, ou gagner moins. La majorité en a décidé. La lutte contre le chômage l’impose. Peu importe son contrat de travail. Qu’il y consente ou qu’il parte. Pis, le salarié qui refusera l’application d’un tel accord sera non seulement licencié, mais plus encore il sera privé de toutes les garanties reconnues aux salariés licenciés pour motif économique et du droit de contester son licenciement. Aux termes des nouvelles dispositions légales, « ce licenciement ne constitue pas un licenciement économique et repose sur une cause réelle et sérieuse » (sic), empêchant ainsi le juge de contrôler le motif du licenciement[2].
Enfin, la banalisation du référendum d’entreprise révèle ce qu’il est désormais advenu de la négociation collective. Elle n’est plus un droit des salariés. Elle n’est plus un moyen d’action syndicale. Elle n’est plus une limite apportée au pouvoir patronal. Elle est au contraire l’instrument de sa légitimation. Au fil des lois, se dessine en effet l’institution de l’entreprise imaginée par le législateur, avec ses organes, ses procédures d’élaboration des normes, ses mécanismes de contrôle, mis en branle pour, prétend-on, défendre l’emploi, protéger l’environnement, garantir le bien-être des salariés, etc. L’entreprise-institution s’impose politiquement et avec elle se consolide le pouvoir de ses dirigeants. C’est l’esprit du dialogue social qui souffle[3] et avec lui s’envolent toute idée de contre-pouvoir, non seulement au sein de l’entreprise, mais aussi face à l’entreprise.
Telle est la force du référendum d’entreprise, qui n’est rien d’autre que du bonapartisme régurgité. Il balaie toute alternative possible et tout contre-pouvoir crédible. Entre la plèbe et son sauveur, il n’y aura plus que des serviteurs qui ont prêté allégeance, des lois supplétives et des juges mis au ban. En somme, ils sont une manière très habile d’asseoir le pouvoir patronal dans tout ce qu’il a de plus discrétionnaire.