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Le style présidentiel. Usages et appropriations d’un rôle institutionnel

Le style présidentiel. Usages et appropriations d’un rôle institutionnelTemps de lecture : 7 minutes

La Cinquième République impose aux occupants du poste de la présidence le respect d’un ensemble de règles et de normes relativement fixes, à commencer par l’ordre protocolaire. Mais, à rebours d’une lecture constitutionnaliste de la vie politique, Christophe Le Digol questionne dans cet article l’appropriation variable des ressources attachées à l’institution présidentielle. L’incarnation passagère de cette fonction, rendue immuable par le texte de la Constitution, provoque notamment une alternance de mises en scène des corps et des images. En comparant les différences de style des trois derniers chefs de l’État, l’auteur montre comment s’organise, en pratiques et en portraits, la présence physique de ces représentants du corps symbolique de la Nation.

Il serait pour le moins saugrenu de contester le mouvement de présidentialisation que nombre d’observateurs ont abondamment décrit et commenté depuis quelques années, particulièrement depuis la présidence de Nicolas Sarkozy. Cette présidentialisation est logiquement associée au fonctionnement de la Cinquième République, non à sa naissance en 1958, mais au référendum sur l’élection du président de la République au suffrage universel direct en 1962. Il décrit le renforcement du pouvoir du président qui devient, selon les mots de Michel Debré, la clé de voûte du régime parlementaire[1]. Mais il décrit en creux aussi bien la subordination du premier ministre au chef de l’Etat que l’affaiblissement de l’institution parlementaire sous la Ve République. En 2002, la disparition du septennat au profit du quinquennat et l’inversion du calendrier électoral au détriment des élections législatives renforcent encore cette présidentialisation des institutions. L’inversion calendaire rend alors très improbables les séquences de cohabitation qui, par le passé, avaient modéré pour un temps cette présidentialisation du régime. Ces éléments définitionnels montrent, s’il en était besoin, à quel point ce phénomène est toujours ou presque abordé d’un point de vue strictement constitutionnel et institutionnel. De la règle de droit et de ses transformations découleraient nécessairement ou presque des rapports de force politiques entre les institutions et leurs occupants.

 

Les styles présidentiels

 

Mais est-il toujours judicieux de considérer ce phénomène uniquement du point de vue constitutionnel ? N’est-il pas préjudiciable pour l’analyse de réduire la compréhension du comportement des agents politiques – fussent-ils présidents – aux règles de droit, constitutionnelles ou autres, qui prétendent en rendre compte[2] ? Pour s’en convaincre, il suffit d’observer, y compris sur le temps court qui sépare 2002 d’aujourd’hui, la manière dont les trois derniers présidents ont composé avec les mêmes règles de droit pour comprendre à quel point d’autres contraintes, essentiellement politiques et parfois indépendantes d’un changement de règles constitutionnelles, conditionnent leurs rapports à la fonction présidentielle.

 

En ce sens, il convient de prêter attention aux styles qu’adoptent ces trois présidents, que l’on peut considérer soit comme la manière dont ils habitent leur fonction, soit comme le degré de liberté qu’ils s’accordent par rapport à sa définition constitutionnelle, en se conformant ou non aux attentes des citoyens ou autres observateurs de la politique. Il n’est sans doute pas nécessaire de rappeler que l’« hyperprésidence » de Nicolas Sarkozy n’a surpris ni ses électeurs ni les journalistes tant sa pratique de la présidence s’inscrivait dans la continuité de sa trajectoire politique et de sa « personnalité ». Dépeint comme un président « hyperactif », il prend à bras le corps tous les dossiers politiques et organise son omniprésence dans les médias. La mise en scène de soi s’étend également à la pratique sportive (course à pied et vélo) qui lui permet de se poser en président moderne et tenant pleinement les rênes du pouvoir. Son hyperactivité affaiblit indiscutablement le pouvoir de son premier ministre, réduit au rôle de « collaborateur », selon ses propres mots[3]. Son style semble alors acter l’évolution des règles constitutionnelles depuis la présidence d’un Jacques Chirac, décrit souvent rétrospectivement comme un « roi fainéant ».

 

Par bien des aspects et en dépit des propos qui s’en démarquent, la présidence « jupitérienne » d’Emmanuel Macron ressemble à l’hyperprésidence de Nicolas Sarkozy. Dès octobre 2016, le futur président avait lui-même annoncé qu’il serait un chef d’Etat « jupitérien ». Témoin de la tragédie politique qui a empêché François Hollande de se représenter pour un second mandat, il prend ses distances avec la « présidence normale » : « Pour moi, la fonction présidentielle dans la France démocratique contemporaine doit être exercée par quelqu’un qui, sans estimer être la source de toute chose, doit conduire la société à force de convictions, d’actions et donner un sens clair à sa démarche. »[4]. Cette annonce donne tout leur sens aux mises en scène très symboliques qui entourent par exemple le discours qu’il prononce devant la Pyramide du Louvre au soir de son élection. La référence à Jupiter explicite sans doute la relation si particulière qu’il entretient avec sa majorité : elle lui doit tout et en particulier son élection à l’Assemblée nationale. Le choix de premiers ministres, sans qualité ministérielle ni visibilité médiatique avant leur nomination, consacre la prééminence présidentielle. Au cours de l’exercice de leur fonction, Edouard Philippe et davantage encore Jean Castex, peinent à se faire reconnaître comme chef de la majorité tant le capital politique dont ils disposent est faible au moment de leur nomination. Emmanuel Macron fait un plein usage du charisme institutionnel dont les institutions le dotent, comme du charisme politique que ses partisans lui concèdent spontanément à la suite de sa victoire électorale.

 

À rebours des styles volontaires de ces deux présidents, la « présidence normale » de François Hollande tente de prendre le contre-pied de l’hyperprésidence « sarkozienne », jugée par trop monarchique par son successeur. Lors des Rendez-vous de l’Histoire de Blois en octobre 2018, l’ancien président revient sur sa conception de la présidence : « Par rapport à la concentration des pouvoirs, au rôle qui est attendu du président de la République (…) il y a besoin d’une présidence qui se définisse comme “normale”. Mais (…) je ne le dirais plus d’ailleurs de la même façon. Aujourd’hui, je dirais humaine »[5]. Le style adopté est jugé plus conforme à une certaine humilité républicaine et Hollande veut renouer avec un style plus classique, tranquille et normal. Sur ce plan, le style présidentiel refuse de prendre en compte toutes les possibilités que lui offre la présidentialisation des institutions. Preuve s’il en est que celle-ci demeure une ressource politique que les résidents de l’Elysée peuvent ou non mobiliser en fonction des configurations politiques. D’un point de vue sociologique, la présidentialisation peut ainsi être interprétée comme la manière dont chaque président, une fois élu, devient président au travers de la mise en scène de ses propres actions comme de la mise en forme des images qu’il concourt à imposer de sa personne en majesté.

 

Portraits présidentiels ou du culte des fétiches présidentiels

 

Les diverses stratégies que les incarnations présidentielles ont par le passé adoptées ne sont ni réductibles au crédit symbolique que leur accorde d’emblée la définition constitutionnelle de leur fonction ni même réductibles au crédit politique que leur confère momentanément leur victoire électorale. En vertu des contraintes qui s’imposent à lui, chaque président est amené à s’approprier la fonction de bien des manières : qu’elles soient liées à son parcours politique et personnel, au jeu de distinction avec ses prédécesseurs, aux rapports plus ou moins conflictuels qu’il entretient avec sa propre majorité, aux différents événements qui surviennent durant son mandat, etc. En retour, chacune de ces incarnations présidentielles tend ponctuellement et petit à petit à refaçonner tant les usages de l’institution que les images que les agents sociaux, du citoyen au professionnel de la politique, s’en font. D’une certaine manière, chaque président est amené à réinventer sa fonction sous la contrainte des règles, des événements et des usages précédents de l’institution présidentielle en contribuant à faire exister un espace des possibles présidentiels, plus ou moins ajustés aux attentes politiques et constitutionnelles.

 

Cependant, les mécanismes de représentation sur lesquels s’appuie cette fonction présidentielle ont à faire avec sa principale propriété : une seule personne est à même de pouvoir l’incarner au même moment. Une personne physique représente seule ce corps symbolique qu’est la Nation. Ce qui fait la grandeur de cette fonction entraîne logiquement des contraintes quant à l’organisation de la présence physique et surtout de la présence symbolique de son titulaire. L’institution est dans l’obligation d’organiser la démultiplication de la figure présidentielle, par exemple par l’intermédiaire de son traditionnel portrait du début de mandat. Là encore une affaire de style et de stratégie : de Nicolas Sarkozy dans la bibliothèque, introduisant le drapeau européen à côté du drapeau français, en passant par François Hollande préférant – comme Jacques Chirac – les jardins de l’Elysée sans oublier Emmanuel Macron qui tient fermement son bureau, habilement surchargé d’objets signifiants qui le campent en « maître des horloges ». Le portrait présidentiel énonce moins un programme qu’une intention et un style. Destiné à être accroché dans les établissements publics, ce portrait est remplacé à chaque changement de titulaire[6]. Sans nécessairement le surinterpréter, ce renouvellement montre que les incarnations présidentielles priment symboliquement sur la fonction, comme l’énonce la photo elle-même puisque l’Elysée fait fonction de décor. Ces portraits ont la vertu de rendre présent le résident de l’Elysée sur le territoire de la République et de souligner les limites d’un mécanisme de représentation fondé sur une incarnation physique. Cette incarnation ne peut physiquement se démultiplier et doit, pour ce faire, s’appuyer sur la logique du fétichisme pour assurer symboliquement sa présence là où elle ne peut être physiquement.

[1] « M. Michel Debré devant le Conseil d’Etat : la clé de voûte du régime parlementaire c’est la fonction du président de la République », Le Monde, 29 août 1958. https://www.lemonde.fr/archives/article/1958/08/29/m-michel-debre-devant-le-conseil-d-etat-la-cle-de-voute-du-regime-parlementaire-c-est-la-fonction-du-president-de-la-republique_2301172_1819218.html

[2] Bernard Lacroix, « Le politiste et l’analyse des institutions. Comment parler de la présidence de la République », dans Bernard Lacroix et Jacques Lagroye (dir.), Le président de la République. Usages et genèses d’une institution, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politique, 1992, pp.13-14.

[3] « Le premier ministre est un collaborateur, le patron, c’est moi ». Phrase prononcée par Nicolas Sarkozy le 22 août 2007 lors d’un entretien pour le journal Sud-Ouest.

[4] « Macron ne croit pas « au président normal, cela déstabilise les Français », Challenges.fr, 16 octobre 2016 : https://www.challenges.fr/election-presidentielle-2017/interview-exclusive-d-emmanuel-macron-je-ne-crois-pas-au-president-normal_432886

[5] https://www.20minutes.fr/politique/2354199-20181014-dire-president-normal-confie-francois-hollande

[6] Cette tradition remonte à Adolphe Tiers, au début de la IIIe République.

Pour citer cet article

Christophe Le Digol, « Le style présidentiel. Usages et appropriations d’un rôle institutionnel », Silomag 14, janvier 2022. URL : https://silogora.org/le-style-presidentiel-usages-et-appropriations-dun-institutionnel/

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