Théoricien et praticien de la révolution, Lénine a développé, dans son ouvrage, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme (essai de vulgarisation) publié en 1917, une réflexion sur le capitalisme de son temps actualisant ainsi les analyses de Marx. La pensée « marxiste-léniniste » connaîtra une postérité mondiale. Gabriel Milès replace ce livre dans son contexte et en résume les grandes lignes. Cette note est suivie de quelques extraits choisis par ses soins.
« Si les capitalistes se partagent le monde, ce n’est pas en raison de leur scélératesse particulière, mais parce que le degré de concentration déjà atteint les oblige à s’engager dans cette voie afin de réaliser des bénéfices ».
Cette citation pose l’idée centrale d’un ouvrage majeur du XXe siècle : l’impérialisme écrit par Vladimir Ilitch Oulianov plus connu sous le nom de Lénine. Ce dernier est à la fois théoricien et praticien de la Révolution, acteur de la révolution bolchévique par son action et la théorisation de celle-ci.
Une prédominance de l’exportation des capitaux
Pour comprendre le contenu de cet ouvrage, il faut le remettre dans son contexte d’élaboration. C’est en 1916, en Suisse, que Lénine (alors en exil) rédigea son analyse de l’impérialisme, qui fût publiée un an plus tard à Petrograd. Le début du XXe siècle est marqué par la 1ere Guerre mondiale, les conditions de la toute-puissance des industries capitalistes d’armement et par l’interventionnisme américain à partir de 1917. Lénine explique et démontre par des calculs économiques précis et référencés comment le début du XXe siècle a connu une évolution du capitalisme que Marx ne pouvait pas analyser à son époque. Marx a démontré grâce à son ouvrage Le Capital les rouages du capitalisme du XIXe siècle. Lénine, en 1916, établit une réflexion plus moderne sur le système capitaliste, notamment en expliquant le rôle de la bourse et du monopole financier – cette analyse fût qualifiée plus tard de « marxiste-léniniste ». Pour Lénine, le capitalisme du XIXe se caractérise par l’exportation de marchandises. Mais arrivé à son stade impérialiste, l’exportation de capitaux prédomine, notamment à travers l’exemple des pays industrialisés qui se partagent le monde par la domination coloniale.
Le plan de l’ouvrage se décompose en deux grandes thématiques : une analyse économique rigoureuse de la concentration capitaliste et une théorisation politique (le concept d’impérialisme au sens marxiste).
«Le partage du monde entre les groupements capitalistes»
L’exportation des capitaux par le biais des monopoles financiers, pour Lénine, se différencie de l’exportation des marchandises. C’est le passage du capitalisme marchand au capitalisme financier. Ensuite, Lénine met en avant une caractéristique du début du XXe et de l’impérialisme à savoir « le partage du monde entre les groupements capitalistes ». Dans le cadre du marché financier mondial, Lénine explique comment les grandes entreprises ont établi une stratégie d’organisation et de partage des marchandises. Lénine expose par la suite comment les grandes puissances se sont partagé le monde. L’exploitation n’est plus seulement à l’intérieur de l’Europe entre le prolétariat et la bourgeoisie, mais à l’échelle mondiale entre peuples exploités et puissances coloniales modernes. Lénine reprend la théorie d’un économiste libéral Hobson, mais modernise l’analyse dans le sens d’une lecture marxiste.
Il est important de souligner le fait que cet ouvrage s’inscrit dans une forte opposition à Kautsky, principal théoricien de la social-démocratie allemande : « La fameuse théorie de l’ultra-impérialisme inventée par Kautsky revêt un caractère tout aussi réactionnaire ». Lénine fait œuvre d’opposant résolu à celui qui fut jadis son maître à penser.
Lénine contribua à la révolution russe peu de temps après ; pour lui la nécessité de mobiliser le prolétariat russe est indissociable d’une révolution se voulant internationale. La IIIe internationale fut fondée en 1919 pour répondre à cet objectif. L’impérialisme connaîtra ensuite une importante diffusion dans les pays émergents après la 2e Guerre mondiale comme en Chine avec Mao ou encore en Amérique latine avec Fidel Castro.
Dans le cadre du centenaire de la Révolution russe, il est important de souligner que l’ouvrage de Lénine a connu une postérité mondiale et qu’il reste par certains aspects encore d’actualité pour comprendre les rouages du capitalisme du XXIe siècle malgré les profondes mutations depuis un siècle.
L’impérialisme stade suprême du capitalisme de Lénine, 1917.
Traduction proposée par http://marxiste.fr/lenine/imp.pdf .
LE PARTAGE DU MONDE ENTRE LES GROUPEMENTS CAPITALISTES. Chapitre 5 page 28/53 d’après http://marxiste.fr/lenine/imp.pdf
Les groupements de monopoles capitalistes – cartels, syndicats, trusts – se partagent tout d’abord le marché intérieur en s’assurant la possession, plus ou moins absolue, de toute la production de leur pays. Mais, en régime capitaliste, le marché intérieur est nécessairement lié au marché extérieur. Il y a longtemps que le capitalisme a créé le marché mondial.
Et, au fur et à mesure que croissait l’exportation des capitaux et que s’étendaient, sous toutes les formes, les relations avec l’étranger et les colonies, ainsi que les « zones d’influence » des plus grands groupements monopolistes, les choses allaient « naturellement » vers une entente universelle de ces derniers, vers la formation de cartels internationaux. Ce nouveau degré de concentration du capital et de la production à l’échelle du monde entier est infiniment plus élevé que les précédents. Voyons comment se forme ce supermonopole.
L’industrie électrique caractérise mieux que tout autre les progrès modernes de la technique, le capitalisme de la fin du XIXe siècle et du commencement du XXe. Et elle s’est surtout développée dans les deux nouveaux pays capitalistes les plus avancés : les États-Unis et l’Allemagne. En Allemagne, la concentration dans ce domaine a été particulièrement accélérée par la crise de 1900. Les banques, déjà suffisamment liées à l’industrie à cette époque, précipitèrent et accentuèrent au plus haut point pendant cette crise la ruine des entreprises relativement peu importantes, et leur absorption par les grandes entreprises. « En refusant tout secours aux entreprises qui avaient précisément le plus grand besoin de capitaux, écrit Jeidels, les banques provoquèrent d’abord un essor prodigieux, puis la faillite lamentable des sociétés qui ne leur étaient pas assez étroitement rattachées ».
L’IMPÉRIALISME, STADE PARTICULIER DU CAPITALISME. Chapitre 7 page 37/53 d’après http://marxiste.fr/lenine/imp.pdf
Il nous faut maintenant essayer de dresser un bilan, de faire la synthèse de ce qui a été dit plus haut de l’impérialisme. L’impérialisme a surgi comme le développement et la continuation directe des propriétés essentielles du capitalisme en général. Mais le capitalisme n’est devenu l’impérialisme capitaliste qu’à un degré défini, très élevé, de son développement, quand certaines des caractéristiques fondamentales du capitalisme ont commencé à se transformer en leurs contraires, quand se sont formés et pleinement révélés les traits d’une époque de transition du capitalisme à un régime économique et social supérieur. Ce qu’il y a d’essentiel au point de vue économique dans ce processus, c’est la substitution des monopoles capitalistes à la libre concurrence capitaliste.
“Le monopole est le passage du capitalisme à un régime supérieur”.
La libre concurrence est le trait essentiel du capitalisme et de la production marchande en général ; le monopole est exactement le contraire de la libre concurrence ; mais nous avons vu cette dernière se convertir sous nos yeux en monopole, en créant la grande production, en éliminant la petite, en remplaçant la grande par une plus grande encore, en poussant la concentration de la production et du capital à un point tel qu’elle a fait et qu’elle fait surgir le monopole : les cartels, les syndicats patronaux, les trusts et, fusionnant avec eux, les capitaux d’une dizaine de banques brassant des milliards. En même temps, les monopoles n’éliminent pas la libre concurrence dont ils sont issus ; ils existent au-dessus et à côté d’elle, engendrant ainsi des contradictions, des frictions, des conflits particulièrement aigus et violents. Le monopole est le passage du capitalisme à un régime supérieur. Si l’on devait définir l’impérialisme aussi brièvement que possible, il faudrait dire qu’il est le stade monopoliste du capitalisme.
Cette définition embrasserait l’essentiel, car, d’une part, le capital financier est le résultat de la fusion du capital de quelques grandes banques monopolistes avec le capital de groupements monopolistes d’industriels ; et, d’autre part, le partage du monde est la transition de la politique coloniale, s’étendant sans obstacle aux régions que ne s’est encore appropriée aucune puissance capitaliste, à la politique coloniale de la possession monopolisée de territoires d’un globe entièrement partagé.
Les cinq caractères fondamentaux de l’impérialisme
Mais les définitions trop courtes, bien que commodes parce que résumant l’essentiel, sont cependant insuffisantes, si l’on veut en dégager des traits fort importants de ce phénomène que nous voulons définir. Aussi, sans oublier ce qu’il y a de conventionnel et de relatif dans toutes les définitions en général, qui ne peuvent jamais embrasser les liens multiples d’un phénomène dans l’intégralité de son développement, devons-nous donner de l’impérialisme une définition englobant les cinq caractères fondamentaux suivants : 1) concentration de la production et du capital parvenue à un degré de développement si élevé qu’elle a créé les monopoles, dont le rôle est décisif dans la vie économique ; 2) fusion du capital bancaire et du capital industriel, et création, sur la base de ce « capital financier », d’une oligarchie financière ; 3) l’exportation des capitaux, à la différence de l’exportation des marchandises, prend une importance toute particulière ; 4) formation d’unions internationales monopolistes de capitalistes se partageant le monde, et 5) fin du partage territorial du globe entre les plus grandes puissances capitalistes.
L’impérialisme est le capitalisme arrivé à un stade de développement où s’est affirmée la domination des monopoles et du capital financiers, où l’exportation des capitaux a acquis une importance de premier plan, où le partage du monde a commencé entre les trusts internationaux et où s’est achevé le partage de tout le territoire du globe entre les plus grands pays capitalistes. Nous verrons plus loin l’autre définition que l’on peut et doit donner de l’impérialisme si l’on envisage, non seulement les notions fondamentales d’ordre purement économique (auxquelles se borne la définition citée), mais aussi la place historique que tient la phase actuelle du capitalisme par rapport au capitalisme en général, ou bien encore le rapport qui existe entre l’impérialisme et les deux tendances essentielles du mouvement ouvrier. Ce qu’il faut noter tout de suites, c’est que l’impérialisme compris dans le sens indiqué représente indéniablement une phase particulière du développement du capitalisme.
Pour permettre au lecteur de se faire de l’impérialisme une idée suffisamment fondées, nous nous sommes appliqués à citer le plus souvent possible l’opinion d’économistes bourgeois, obligés de reconnaître les faits établis, absolument indiscutables, de l’économie capitaliste moderne. C’est dans le même but que nous avons produit des statistiques détaillées permettant de voir jusqu’à quel point précis s’est développé le capital bancaire, etc., en quoi s’est exprimée exactement la transformation de la quantité en qualité, le passage du capitalisme évolué à l’impérialisme. Inutile de dire, évidemment, que toutes les limites sont, dans la nature et dans la société, conventionnelles et mobiles ; qu’il serait absurde de discuter, par exemple, sur la question de savoir en quelle année ou en quelle décennie se situe l’instauration « définitive » de l’impérialisme. Mais là où il faut discuter sur la définition de l’impérialisme, c’est surtout avec K. Kautsky, le principal théoricien marxiste de l’époque dite de la IIe Internationale, c’est-à-dire des vingt-cinq années comprises entre 1889 et 1914.
Kautsky s’est résolument élevé, en 1915 et même dès novembre 1914, contre les idées fondamentales exprimées dans notre définition de l’impérialismes, en déclarant qu’il faut entendre par impérialisme non pas une « phase » ou un degré de l’économie, mais une politique, plus précisément une politique déterminée, celle que « préfère » le capital financier, et en spécifiant qu’on ne saurait « identifier » l’impérialisme avec le « capitalisme contemporain », que s’il faut entendre par impérialisme « tous les phénomènes du capitalisme contemporain », cartels, protectionnisme, domination des financiers, politique coloniale, alors la question de la nécessité de l’impérialisme pour le capitalisme se réduira à « la plus plate tautologie », car alors, « il va de soi que l’impérialisme est une nécessité vitale pour le capitalisme », etc.
Nous ne saurions mieux exprimer la pensée de Kautsky qu’en citant sa définition de l’impérialisme, dirigée en droite ligne contre l’essence des idées que nous exposons (attendu que les objections venant du camp des marxistes allemands, qui ont professé ce genre d’idées pendant toute une suite d”années, sont depuis longtemps connues de Kautsky comme les objections d’un courant déterminé du marxisme).