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Les ambivalences du consommateur-roi

Les ambivalences du consommateur-roiTemps de lecture : 8 minutes

De l’art de faire son marché à celui de vendre une marchandise, le marketing s’est imposé au 20e siècle pour orienter la production, en sondant les pratiques d’achat. En s’appuyant sur son dernier ouvrage, Thibault Le Texier discute dans cet entretien des enjeux de l’interdépendance du marketeur et du consommateur qui se constituent comme deux figures indissociables après la Seconde Guerre mondiale. Loin d’être toute-puissante, la publicité incite en permanence les consommateurs qui, par leurs achats, conditionnent en retour son niveau d’investissement financier.

De quand peut-on dater l’apparition du consommateur moderne ?

 

Pendant longtemps, la personne qui achète des marchandises pour sa consommation personnelle était appelée un « client ». Et ce client est loin d’être roi. Dans les épiceries et les premières boutiques, les clients ont rarement accès aux articles, qui se trouvent derrière des comptoirs, dans des placards, des tiroirs, des boîtes, des tonneaux. C’est le vendeur qui sélectionne, qui pèse, qui emballe et qui propose un prix. Le client est fortement dépendant du vendeur.

Mais jusqu’au milieu du XIXe siècle, la plupart de ses achats ont surtout lieu sur des marchés de plein air, où les marchands se livrent à toutes sortes de manipulations (tremper les pommes de terre dans l’eau pendant vingt-quatre heures pour les alourdir, ajouter des cendres ou de la poudre d’os dans la farine du pain, peindre les poissons et thés, etc.). Le prix des articles est négocié avec les clients, qui peuvent juger d’eux-mêmes la qualité des produits en les tâtant, les reniflant, les regardant et les goûtant.

Acheter est donc un art qui demande expérience et jugement : il faut savoir reconnaître la fraîcheur des produits, détecter les adultérations, savoir sur quels marchés se rendre suivant les jours de la semaine ou les saisons, quels stands fréquenter, à quels prix se vendent les articles, etc. Jusqu’au début du XXe siècle, ce que l’on nomme en anglais « marketing », c’est cet art d’acheter.  To market signifie ainsi avant tout « faire son marché ». À une époque où les intoxications alimentaires sont fréquentes et peuvent être mortelles, savoir faire son marché est une compétence indispensable, qui fait l’objet de manuels de conseil et de journaux spécialisés. Les livres de cuisine contiennent d’ailleurs souvent des conseils pour bien faire ses courses.

 

Le consommateur est donc une invention récente

 

Les choses changent au début du XXe siècle. Les « articles » deviennent des « produits », c’est-à-dire des marchandises rangées par catégories, portant une marque, vendues pré-emballées et dont le prix est affiché. Ces produits sont de plus en plus nombreux et complexes, vendus dans des lieux de plus en plus divers (grands magasins, supermarchés, distributeurs automatiques, etc.). Les producteurs et les consommateurs s’éloignent et divers intermédiaires s’intercalent entre eux, rendant plus difficile encore de bien connaître les produits. Les domestiques se raréfient, la taille moyenne des logements diminue et les ménages achètent de plus en plus ce qu’ils pouvaient auparavant troquer ou produire eux-mêmes. La publicité prend son essor, familiarisant les clients avec les marques, tandis que les magazines féminins incitent les femmes à se voir comme des consommatrices.

Le terme « consommateur » devient courant dans les années 1930. Un consommateur n’est pas défini par sa relation avec un commerçant, mais par sa relation aux produits et aux nouveaux lieux qui les vendent. Le magasin en libre-service devient le principal lieu de consommation. Le vendeur perd en importance tandis que le marketeur gagne en pouvoir. Avec les progrès de la médecine, savoir consommer semble moins vital. Une qualité minimum est assurée pour les nourritures vendues en magasin et de nombreuses maladies alimentaires graves se raréfient, comme le botulisme, la tuberculose bovine, la fièvre typhoïde et la brucellose. Après l’introduction des antibiotiques en 1945, la santé est vue de plus en plus comme le résultat d’une consommation de produits médicamenteux, et non comme le bénéfice naturel d’une alimentation saine et d’une bonne hygiène. Le consommateur est libéré de la dépendance à quelques commerçants, mais il devient dépendant de produits de marque qui lui servent de repères dans ce nouveau paysage de la consommation.

 

De quand date le marketing moderne ?

 

Accompagnant et accentuant ces transformations, le marketing change de signification au cours des années 1910, aux États-Unis. C’était hier un art d’acheter, c’est désormais un art de vendre. Le marketing va rassembler et organiser les différentes facettes de la consommation : les études de marché qui permettent de connaître les consommateurs et de les segmenter, la catégorisation et l’emballage des produits, les marques, la tarification et la promotion, mais aussi le transport et le stockage des marchandises, leur financement, leur vente en gros et leur vente au détail. Ce nouveau marketing fait l’objet de centaines de manuels, de formations en école de commerce et se propage dans toute la société, tandis que l’ancien art d’acheter sur les marchés disparaît.

Le consommateur, dont l’existence est intimement liée aux nouveaux produits et au marketing moderne, est une figure ambivalente. D’un côté, c’est un roi auquel s’offre un éventail de choix étourdissant, courtisé par des centaines d’entreprises rivalisant d’imagination pour satisfaire ses désirs les plus futiles et lui assurer confort et bien-être. D’un autre côté, c’est un roi sans royaume, ignorant, incertain, isolé, manipulé par des bataillons d’experts capables de le connaître mieux qu’il ne se connaît lui-même. Le marketing place le consommateur au centre de l’économie, mais ce faisant il le soumet à un nouvel art de gouverner. La consommation est trop importante pour être laissée aux consommateurs. Alors que la production était aux mains des ingénieurs, qui fabriquaient des produits selon leurs souhaits et confiaient à des commerciaux le soin de les vendre, le marketing soumet la production aux décisions des marketeurs, qui somment les ingénieurs d’adapter les produits aux habitudes et aux souhaits des consommateurs. Le sacre du consommateur est aussi celui du marketeur et réciproquement : leurs destins sont indissociables.

Après la Deuxième Guerre mondiale, l’essor de la société de consommation assoit l’importance de ces deux figures. La consommation s’individualise et les produits sont toujours plus nombreux. Plus le niveau de vie augmente, plus il est difficile de prévoir ce que les consommateurs vont acheter, et donc plus les marketeurs sont indispensables pour guider la production et la consommation. Les études de marché se multiplient pour essayer de cerner les tendances, les styles de vie, les nouveaux segments de consommateurs, mais aussi pour comprendre les ressorts psychologiques de la vente et de l’achat.

 

Les choses ont-elles changé avec Internet ?

 

D’un côté, Internet a considérablement accru la surveillance des consommateurs. C’est aujourd’hui le principal outil de recherche en marketing. Des sociétés accumulent des profils individualisés sur des centaines de millions de personnes. On peut savoir de plus en plus facilement qui achète quoi, à quel moment et à quelle fréquence, avec quel moyen de paiement, si ces consommateurs ont été exposés à une publicité auparavant, s’ils profitent des promotions, ce qu’ils achètent en ligne ou en magasin, etc. L’identification, la traçabilité et le traitement personnalisé des consommateurs deviennent des enjeux majeurs de la recherche en marketing.

D’un autre côté, Internet a donné davantage de pouvoir aux consommateurs. Ils sont moins isolés, mieux informés, plus actifs. Ils comparent, commentent, notent, se font livrer. Et ils savent de mieux en mieux décrypter les discours marketing. Internet a vu l’essor du « marketing personnalisé », qui permet d’individualiser de plus en plus la consommation, mais aussi du « marketing conversationnel », qui incite les entreprises à passer du monologue au dialogue avec les consommateurs. Si l’on en croit les récents manuels de marketing, les entreprises doivent s’ouvrir, être « transparentes », « honnêtes », « authentiques », « empathiques ». Gouverner les consommateurs consiste de plus en plus à « gérer » des communautés. La marque se veut le fruit d’une collaboration entre l’entreprise et sa clientèle.

Le marketing est donc loin d’être tout puissant…

 

Le marketing n’est pas le lavage de cerveaux, mais il n’est pas inoffensif pour autant. C’est une influence plus insidieuse, basée sur nos désirs et nos habitudes. Ce qui implique que nous prenions garde à son influence, mais aussi à nos penchants.

D’un côté, les consommateurs sont si cruciaux pour la survie d’une entreprise qu’elle cherche forcément à les guider. Le marketing ne peut se limiter à adapter l’offre à la demande, il doit aussi agir sur cette demande. D’un autre côté, le marketing ne réussit que quand il parvient à offrir ce que les gens souhaitent. Au lieu de dépenser des millions à essayer de changer les habitudes de clients potentiels, mieux vaut prêcher des convertis.

La publicité, par exemple, n’est pas si puissante que le disent ses critiques. Elle enlaidit les villes et les campagnes, interrompt sans égard les émissions de radio et les programmes télé, elle s’immisce partout et tout le temps, mais au fond elle ne modifie guère nos habitudes de consommation. La publicité est incapable de maintenir à flot un produit de mauvaise qualité ou de vendre à contre-courant des grandes tendances. Mais s’il est difficile de savoir à quel point la publicité détermine le niveau des ventes, il est certain que les ventes déterminent souvent le niveau de l’effort publicitaire. Ce sont donc nos choix de consommation qui façonnent le paysage publicitaire, et non le paysage publicitaire qui façonne nos choix de consommation.

Le marketing est donc un pouvoir serviteur. C’est un levier de renforcement social davantage que de transformation sociale. Il identifie des tendances existantes et les épouse pour mieux les mettre au service de tel ou tel produit. Le marketing ne saurait donc être réduit à une domination ou une manipulation. Il s’agit non pas de contraindre ou d’imposer, encore moins de punir, mais de proposer, persuader, inciter, stimuler, influer. Le marketing n’est un pouvoir ni surplombant, ni oppresseur, il repose au contraire sur l’assentiment, l’adhésion et la séduction. Un pouvoir souvent dénié, occulté, fondu dans le décor, devant influencer sans en avoir l’air. Le marketing se veut adapté, ciblé, personnalisé et même ergonomique dans sa volonté d’accommoder les particularités de ses sujets. Il semble réaliser le rêve cher aux économistes d’une « démocratie des consommateurs », où chaque euro confère un droit de vote.

Nous ne pouvons donc nous contenter de dénoncer le pouvoir des multinationales. Nous devons aussi interroger notre responsabilité dans l’exploitation des travailleurs et le changement climatique. Ce sont nous, au final, qui décidons d’acheter ou non ces produits hautement polluants fabriqués par des travailleurs privés de leurs droits les plus élémentaires. Certes, il faut réguler le plus strictement possible les entreprises, taxer sévèrement les profits indécents et interdire les produits néfastes pour la santé et la nature. Mais il faut aussi modifier nos comportements de consommation. Il est trop facile de se dédouaner de nos responsabilités en rejetant la faute sur les grandes entreprises. Si ces entreprises ravagent la planète, c’est avec notre argent et notre consentement.

Pour citer cet article

Thibault Le Texier, « Les ambivalences du consommateur-roi », Silomag, n°16, janvier 2023. URL: https://silogora.org/les-ambivalences-du-consommateur-roi/

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