Mode de distribution économique privilégiant une relation directe entre producteur et consommateur par l’élimination des intermédiaires, les circuits courts alimentaires recouvrent différentes significations. Souvent associés à un projet politique altermondialiste, ils désignent plus prosaïquement une diversification des sources de revenus pour les agriculteurs ou la reterritorialisation de l’alimentation et la valorisation des produits locaux. Dans cet article, Yuna Chiffoleau et Grégori Akermann en présentent les différentes facettes, explorant ainsi les profils sociaux et les pratiques d’achat de leurs consommateurs.
Longtemps considérés comme une activité résiduelle ou contestataire face au modèle de marché dominant, les circuits courts alimentaires suscitent un regain d’intérêt en France depuis la fin des années 1990, renforcé pendant la crise du Covid-19. Si la période actuelle marquée par la hausse des prix de l’énergie et des matières premières a tendance à brouiller les cartes, ces circuits font aujourd’hui résolument partie des paysages alimentaires et appellent à approfondir leur rôle en tant que modes de consommation « alternatifs ».
Un renouveau porté notamment par des consommateurs
Les circuits courts alimentaires, tels que la vente à la ferme ou sur les marchés de plein vent, font partie de l’histoire de l’agriculture et des régions en France. Ils ont toutefois décliné pendant le 20ème siècle, dans le contexte de l’industrialisation de l’agriculture et de l’expansion de la grande distribution. Leur renouveau, à partir de la fin des années 1990, est souvent imputé aux mouvances altermondialistes, à travers leur soutien aux AMAP : inspirés des teikei mis en place à la fin des années 1960 au Japon par des consommatrices des villes, ces systèmes associent, par contrat, un producteur et des consommateurs qui s’engagent à l’avance à acheter la production d’une ferme sur une période donnée, en échange du respect de la charte de l’agriculture paysanne. L’analyse montre toutefois que ce sont surtout les difficultés économiques à répétition rencontrées par les agriculteurs mais aussi la crise de la vache folle qui sont à l’origine du renouveau des circuits courts en France : stratégie de diversification des revenus, voire de survie d’un côté, source de réassurance envers les produits alimentaires à travers la recherche de proximité et de lien direct avec les producteurs de l’autre. Ces différents mouvements ont encouragé l’État à définir officiellement ces circuits en 2009, comme des « formes de vente mobilisant au plus un intermédiaire entre producteurs et consommateurs ».
Plusieurs modèles de développement peuvent toutefois être observés, à travers l’orientation principale donnée à ces circuits, les innovations et les alliances promues ou au contraire rejetées[1]. Dans un premier modèle, les circuits courts sont considérés avant tout à travers la vente directe, en tant que forme de diversification de l’agriculture, sans lien revendiqué avec des pratiques agricoles respectueuses de l’environnement. Un second modèle, davantage lié aux mouvances altermondialistes, défend au contraire un projet de société entre acteurs engagés pour l’agriculture durable et s’appuie sur des partenariats directs et étroits entre producteurs et consommateurs, urbains en particulier, et sur le rejet des supermarchés. Le troisième modèle, soutenu par la mise en œuvre des Projets Alimentaires Territoriaux depuis 2014, est celui d’un système alimentaire territorialisé dans lequel les circuits courts sont avant tout un moyen de favoriser la coopération entre producteurs et acteurs des territoires (artisans, consommateurs, restaurateurs, élus…) pour à la fois contribuer au développement du territoire et faciliter l’accès à l’alimentation locale supposée « de qualité ». La dimension territoriale est aussi revendiquée dans un quatrième et tout autre modèle, porté par des acteurs liés à la grande distribution, incluant la valorisation des produits locaux – pas forcément issus de circuits courts au sens de la définition officielle ni forcément durables – dans les supermarchés mais aussi la création de nouveaux types de magasins en circuits de proximité. Le mouvement s’est encore enrichi à la fin des années 2010 avec, notamment, des consommateurs-citoyens actifs dans la mise en œuvre d’un nouveau modèle, soutenu par l’utilisation du numérique et marqué par la tension entre une économie collaborative appuyée sur les ressorts du business social et une économie des communs visant une transformation sociale plus radicale. La crise du Covid-19 a amplifié ces initiatives portées par des consommateurs-citoyens, à travers des regroupements entre voisins, notamment, cherchant le plus souvent à s’assurer un approvisionnement en produits frais tout en soutenant des producteurs locaux devant faire face à la fermeture de certains débouchés[2]. Si ces initiatives semblent avoir rarement perduré, elles ont contribué, par contre, à élargir la clientèle de ces circuits, laquelle, déjà, ne se réduisait pas aux caricatures diffusées dans les médias.
Qui sont les consommateurs des circuits courts ?
Marginalisés jusque dans la période récente, les circuits courts sont restés peu pris en compte dans les statistiques nationales, autant sur le plan agricole que sur celui de la consommation. De fait, ils sont difficiles à quantifier dans la mesure où, aujourd’hui, tous les circuits de distribution classiques, y compris les supermarchés, peuvent proposer des produits en circuits courts.
Une des premières études en France sur la clientèle de ces circuits, réalisée en 2008, avait montré trois profils de consommateurs : un profil plutôt militant, issu de la classe moyenne mais avec un niveau de diplôme assez élevé, adepte des AMAP ; un profil relevant de familles sociologiquement plus diverses mais marquées par l’arrivée d’un premier enfant, suscitant des préoccupations en matière d’alimentation ; un profil formé par des personnes plus âgées, consommant en circuits courts depuis longtemps, sans y associer a priori une dimension contestataire ou de réassurance[3]. En 2013, nous avons co-dirigé une enquête nationale auprès d’un échantillon représentatif de la population française pour mieux cerner les consommateurs de ces circuits. Selon cette enquête[4], 42% des Français avaient acheté au moins un produit en circuit court dans le mois précédent l’enquête, pour un budget de 25 euros environ par semaine sur un total de 100 euros en moyenne consacrés à l’alimentation. Sur cette base, les circuits courts représentaient alors 10% du total des achats alimentaires en France. L’analyse montrait de plus une clientèle des circuits courts marquée par une légère sur-représentation des cadres et des retraités mais globalement assez proche de la population française, ce d’autant plus au niveau des consommateurs fréquentant ces circuits depuis moins de 5 ans, plus jeunes et moins diplômés. Par contre, certains circuits sont apparus très marqués sociologiquement, notamment les AMAP mobilisant surtout des personnes diplômées, à la différence des marchés de plein vent, fréquentés par une population beaucoup plus mixte socialement. Au-delà de leur composition socio-démographique, leur ouverture à de nouveaux publics, facilitée par le numérique et renforcée pendant la période du Covid-19, appelle à analyser en quoi et à quelles conditions ces circuits peuvent faire évoluer les pratiques de consommation vers des pratiques plus durables.
Un vecteur de changement des pratiques de consommation
Le rôle des circuits courts dans le changement des pratiques de consommation reste peu analysé dans la littérature scientifique dans la mesure où les études portent surtout sur les circuits ouvertement les plus engagés dans l’alimentation durable. Nous nous sommes intéressés à cette question à partir de l’enquête nationale de 2013, invitant à évaluer l’impact de leur « démocratisation ». Deux initiatives, en particulier, ont été suivies dans la durée : un marché de plein vent soutenu par une démarche d’étiquetage des produits en circuit court et un supermarché coopératif approvisionné pour partie en circuit court. L’analyse s’est appuyée sur des entretiens auprès de consommateurs et de leur environnement proche dans le cas du marché, sur l’observation de leurs pratiques, sur le marché ou dans le supermarché, ainsi que, dans le cas du supermarché, sur la collecte et le traitement des tickets de caisse de 525 coopérateurs pendant plusieurs mois[5]. Les résultats montrent que ces deux circuits influencent le changement des pratiques en construisant un nouveau rapport à la consommation et aux produits alimentaires. En pratique, dans le cas du supermarché coopératif, environ 30% de l’échantillon étudié (n=525) ont amélioré objectivement leurs achats alimentaires depuis qu’ils fréquentent le supermarché, par un accroissement de la part de fruits et légumes (majoritairement achetés directement à des producteurs), de produits bio et de produits en vrac dans leur panier alimentaire.
Les changements de pratiques s’opèrent à travers trois mécanismes, observés dans les deux initiatives : le circuit est tout d’abord source d’apprentissages sur les produits et les modèles agricoles sous-jacents, à travers les échanges avec les producteurs ou d’autres consommateurs qu’il génère, favorisés par le système d’étiquetage dans le cas du marché et le système de permanence dans le supermarché coopératif. Ces apprentissages amènent les consommateurs à orienter leurs achats vers davantage de produits frais, bio et/ou issus de circuits courts. Le circuit est ensuite source de contrôle social entre consommateurs amenés à se côtoyer, à s’observer et potentiellement, à juger les pratiques d’achat des autres, en l’occurrence négativement lorsqu’elles ne privilégient pas les produits présentés comme plus durables. Enfin, le circuit est source de construction d’une identité valorisante de consommateur « alternatif », ce qui encourage et renforce l’adoption de nouvelles pratiques de consommation. Ces résultats montrent toutefois l’importance, dans le changement de pratiques, des interactions directes entre producteurs et consommateurs mais aussi entre consommateurs différemment engagés dans l’alimentation durable. De telles interactions ne sont pas forcément possibles ou promues dans tous les circuits mobilisant des circuits courts, par exemple dans le cas des supermarchés ou bien des systèmes de commande en ligne s’approvisionnant pour partie directement auprès de producteurs.
Conclusion
Les circuits courts alimentaires sont souvent associés à des modes de consommation « alternatifs » alors que se cachent, derrière ces circuits, différents modèles de développement, dont l’objectif n’est pas forcément de rompre avec le modèle de marché dominant. Dans un contexte de démocratisation et de diversification de ces circuits, l’enjeu est d’approfondir en quoi et à quelles conditions ils peuvent, dans leur diversité, faire naître ou renforcer des pratiques de consommation plus durables. L’analyse comparée des impacts de différents circuits est importante non seulement pour identifier des leviers de transition alimentaire mais aussi pour éclairer les acteurs publics, aujourd’hui sollicités par de nombreux porteurs d’initiatives.