Autoritarisme, absence de concertation, intimidation voire pratiques illégales, tentatives de division et casse des solidarités, dégradation du climat scolaire ou encore souffrance au travail sont quelques-unes des conséquences des nouvelles méthodes managériales qui s’implantent dans les établissements scolaires. Un enseignant nous raconte son expérience dans un collège classé « éducation prioritaire ». Elle devrait nous alerter sur les transformations en cours !
Depuis quatre ans, j’enseigne dans un collège REP+ de banlieue parisienne. REP+ signifie « Réseau d’éducation prioritaire », acronyme désignant un ensemble d’établissements du premier et du second degré aux lourdes problématiques sociales, économiques et culturelles. J’ai eu la chance durant ma première année au collège de rencontrer une équipe jeune, dynamique, sympathique pilotée par un chef d’établissement relativement souple, qui laissait de l’air aux équipes dans l’organisation de leur travail et valorisait l’initiative individuelle. Pas un saint, bien sûr, mais un principal qu’on peut a posteriori qualifier d’humain.
Compte tenu des difficultés pédagogiques et éducatives liées à ces établissements à profils particuliers, j’étais peu confiant lorsque j’y ai pris mes fonctions d’enseignant. Cependant, je suis parvenu à m’accrocher parce que je suis arrivé dans une ambiance de travail acceptable, où existaient une solidarité, une émulation et un cadre favorable à un bon climat scolaire.
À la rentrée suivante, notre principal fut muté dans un nouvel établissement et remplacé par une personne plus jeune, plus charismatique, plus ambitieuse, mais aussi beaucoup plus autoritaire. Fraîchement émoulu du dernier concours, ce nouveau chef d’établissement nous fit vite comprendre qu’il entendait diriger l’établissement d’une poigne de fer. Dès la première année, nous avons été plusieurs dans l’équipe à sentir un vent nouveau à bien des égards : le principal, derrière une façade courtoise et dynamique, cachait mal une volonté de tout contrôler au sein du collège. Un peu comme Dolorès Ombrage, machiavélique directrice de Poudlard dans Harry Potter et l’Ordre du Phénix.
Casser le collectif en privilégiant l’individuel
La première chose qui m’a choqué concerne les réunions collectives et plus largement le mode de communication entre professionnels participant à une même structure publique. Tout le monde, je pense, est d’accord pour dire qu’un collège, qui plus est classé « éducation prioritaire », fonctionne mieux lorsque tout le monde est sollicité pour débattre de ce qui ne va pas. Avant la rentrée 2016, cela était possible , ça ne l’a plus été ensuite. Nous disposons une fois par semaine de ce que nous appelons les « heures REP+ », temps de discussion sur lequel nous jouissions auparavant d’une certaine autonomie : ces réunions étaient alors préparées collectivement par l’équipe pédagogique, en concertation avec le principal, et soulevaient des questions émanant de tout un chacun. Par exemple, un jeune collègue un peu perdu pouvait demander à ce que l’on parle des difficultés liées à l’arrivée de jeunes titulaires au sein de l’éducation prioritaire, et trouvait alors un espace de parole qui rompait son isolement et lui permettait de s’améliorer. Eh bien, ce fonctionnement a été arrêté par le nouveau principal, qui a voulu la mainmise sur ce dispositif dès son arrivée. Comment s’y est-il pris, et comment s’y prend-il encore à l’heure où l’on en parle ? Tout simplement en meublant les heures REP+ chaque semaine de nouveaux sujets de discussions qu’il choisit seul, sans concertation. Or, si ces sujets s’imposent parfois d’eux-mêmes selon les temps forts de l’année (préparation des conseils de classe, organisation d’oraux…), il arrive bien souvent que nous soyons amenés à débattre sur des thématiques complètement bidon, ressassées cent fois ou inintéressantes. Résultat des courses : ces réunions qui ne sont pas obligatoires sont désormais massivement désertées par les collègues qui préfèrent rentrer chez eux plutôt que de s’y ennuyer.
La même méthode de contrôle est perceptible dans d’autres instances importantes de l’établissement comme le conseil pédagogique, dans lequel on ne convoque plus la totalité de l’équipe pédagogique, en laissant de préférence de côté les collègues syndiqués. Plus grave encore, elle s’est étendue au conseil d’administration, principale instance démocratique des établissements scolaires. Siégeant au sein du CA depuis quatre ans avec plusieurs de mes collègues, nous avons pu nous rendre compte que les petits arrangements avec la loi et le règlement officiel voté en interne étaient monnaie courante. Les exemples étant beaucoup trop nombreux, je me contenterai ici d’en évoquer deux qui sont très parlants. Le premier concerne le respect de la loi à proprement parler, le second s’intéresse davantage aux méthodes d’intimidation utilisées par la direction pour faire taire toute opposition. À plusieurs reprises depuis son arrivée au collège, donc, le principal, qui est aussi le président du conseil d’administration, a manipulé les votes en inventant purement et simplement une loi lui permettant de prendre des « pouvoirs » en cas d’absence de certains membres. Ainsi, il a à plusieurs reprises voté en lieu et place de personnes absentes, ce qui fait qu’il a pu voter trois ou quatre fois. Or, après renseignement, l’utilisation de pouvoirs au sein d’un CA est illégale et peut entraîner l’annulation de celui-ci. À ce jour, aucun des conseils d’administration concernés n’a été invalidé par l’institution, malgré des remontées de notre part.
Un jour, lors d’un vote, j’ai décidé de m’abstenir (même pas de voter contre) : j’ai eu droit dès le lendemain, entre deux portes, à des interrogations de mon principal : « Mais pourquoi vous êtes-vous abstenu ? Je crois que vous n’avez pas compris de quoi l’on parlait ». Outre la désagréable impression d’être pris pour un imbécile, j’ai tout de suite ressenti cela comme une tentative d’intimidation. La suite m’a donné raison, puisque le ciblage de collègues membres du CA s’est amplifié, à partir du moment où le principal sentait qu’un des membres n’était pas totalement dans sa poche. J’ai même un jour eu droit à quarante minutes de sermons à la sauce aux yeux noirs dans son bureau, à la suite d’un conseil d’administration où, soi-disant, je me serais exprimé « d’une manière agressive », et où je me suis laissé dire que je « ne comprenais rien au fonctionnement d’un conseil d’administration ». Ayant du recul et la tête sur les épaules, ces manœuvres ne m’ont pas poussé à reculer, mais je pense aux nombreux collègues, titulaires ou pas, qui déjà n’osent pas participer à la vie de l’établissement de peur de s’y faire mal voir, et je me dis que ces méthodes visent peut-être, au fond, à les en dégoûter encore davantage. D’autant que nous avons été les premiers, au CA, à comprendre à quels problèmes managériaux nous allions être confrontés, sans que, dans un premier temps au moins, notre alerte ait été prise en compte par une partie de l’équipe, qui s’est mise à croire aux bobards de la direction sur notre prétendu « extrémisme ».
Mais les tentatives de division ne s’arrêtent pas là : depuis la rentrée 2016, tout est fait pour tenter de casser la bonne ambiance qui existait en salle des professeurs et/ou avec les membres non-enseignants de l’équipe pédagogique. Le principe de l’individu prime sur celui du collectif dans tous les cas de figure : ainsi, alors que d’année en année, nous accueillons de plus en plus d’élèves sans augmentation conséquente des budgets et des moyens humains, il n’est même plus possible de décider ensemble de quelle manière on souhaite les utiliser. La direction communique sur son ouverture, sa « porte toujours ouverte », mais elle invite avant tout les personnes à venir négocier en leur nom avec elle, au détriment parfois du reste de l’équipe pédagogique. Une manière très efficace de court-circuiter les conseils pédagogiques, par exemple, qui a la conséquence de casser la solidarité entre membres d’une même équipe. En effet, certains comprennent très vite l’intérêt personnel qu’ils ont à jouer ce jeu avec la direction, qui a toute latitude pour valider leurs projets en amont des réunions ou leur promettre des heures supplémentaires ou des indemnisations pour missions particulières…
Des conséquences désastreuses pour les professionnels de l’éducation comme pour les élèves
En trois années, le principal a ainsi causé un certain nombre de dégâts qui ont eu un impact sur tout l’établissement. Il a dans le même temps su diviser l’équipe éducative et la braquer contre lui. Résultat, la direction s’est repliée sur la Vie scolaire[1], qu’elle a recomposé à sa guise et qu’elle utilise comme elle le veut pour un certain nombre d’activités organisées au collège (École ouverte, etc.) mais aussi pour des tâches moins nobles (par exemple, envoyer les CPE ou les assistants d’éducation faire la liste des professeurs grévistes avant chaque journée de manifestation). Les professeurs contractuels du collège sont quant à eux soumis à une pression constante : inspections arbitraires, intrusions dans les salles de classe et rendez-vous dans le bureau de la direction sont monnaie courante chez nous. La volonté est clairement de faire régner la peur dans notre collège, ce qui rend difficile l’exercice de nos missions en toute sérénité et dégrade considérablement le climat scolaire.
Le résultat, c’est qu’en trois ans, un principal adjoint néo-titulaire, mais aussi une enseignante contractuelle, une CPE et un gestionnaire ont présenté leur démission. Quelques collègues ont également demandé une mutation dans un autre établissement à cause du management et de la souffrance au travail qu’il engendre dans l’équipe éducative. Au-delà du caractère inadmissible de ces démissions lorsqu’on en comprend la raison, ces départs augmentent un taux de turn-over déjà assez élevé dans notre établissement REP+.
L’an passé, alors que la situation devenait intenable pour toutes les raisons évoquées précédemment et bien d’autres encore, une partie de l’équipe enseignante a fait une demande d’audience auprès du Directeur académique des services de l’Éducation nationale (DASEN), qui a fini par accepter de nous rencontrer en présence de notre chef d’établissement. À plusieurs, nous avons pu lui faire remonter, au moins formellement, toutes les irrégularités et la souffrance que nous constations quotidiennement au collège. Une de mes collègues était venue témoigner ce jour-là : elle se sentait méprisée depuis deux ans et a déclaré qu’elle avait eu recours à un médecin du travail. Elle a confié en outre devant le DASEN qu’elle demandait sa mutation car elle n’en pouvait plus. Celui-ci a alors déclaré : « Mais du coup, je ne vois pas bien où est le problème puisque d’après ce que vous me dites par ailleurs, l’établissement fonctionne. Les problèmes que vous évoquez sont soit des problèmes personnels, soit des choses qui peuvent très bien se régler en interne, dans les instances prévues à cet effet ».
Cette réponse n’en est pas vraiment une, mais elle montre une chose : l’Éducation nationale couvre bel et bien des chefs d’établissements aux pratiques illégales et délétères. Et elle le fait avec d’autant moins de scrupule que le pouvoir des principaux et l’autonomie des collèges ont été renforcés par la réforme de Najat Vallaud-Belkacem. Les méthodes managériales de notre principal actuel sont donc un produit direct de ce qui est expressément demandé aux chefs d’établissements au cours de leur formation. Et il serait faux de croire que cet autoritarisme n’est pas en train de devenir une norme. On entend souvent qu’un principal ou un proviseur ne fait pas l’autre, c’est-à-dire que le management aurait des conséquences variables en fonction de la personnalité du chef d’établissement. Or, cette assertion conduit à individualiser les problèmes et à exonérer le néo-management de ses responsabilités. Il est vrai que certains des chefs d’établissement sont plus souples que d’autres. Cela, l’institution l’a bien compris, puisqu’elle semble désormais encourager le caporalisme tout en essayant de faire croire qu’il n’est qu’une affaire de personnes interchangeables. « Un fonctionnaire, ça fonctionne » : l’axiome a la vie dure.
L’autorité, l’individualisation de tous les rapports humains et le pouvoir charismatiques sont en train de remplacer la bienveillance, la confiance et le fonctionnaire-citoyen au sein de l’Éducation nationale. En ce sens, notre établissement, comme c’est souvent le cas avec l’éducation prioritaire, est préfigurateur. L’orwellienne loi Blanquer dite « pour une école de la confiance » vient en ce moment même parachever l’édifice en tentant de museler les personnels, en confiant des tâches d’enseignement à des assistants d’éducation pour une bouchée de pain ou en donnant le pouvoir aux principaux de créer de véritables baronnies scolaires en regroupant des écoles maternelles et primaires sous leur autorité administrative. Comment dans ces conditions ne pas choisir la défiance plutôt que la confiance ?
[1] La vie scolaire est le service regroupant les conseillers principaux d’éducation et les assistants d’éducation, dont le rôle est de s’assurer du bien-être des élèves et d’agir sur le climat scolaire en effectuant des tâches de surveillance, de discipline, mais aussi en menant des actions éducatives en collaboration avec le reste de l’équipe pédagogique.