Alors même que cette évolution ne fait l’objet d’aucun débat public, les entreprises s’imposent progressivement dans la communauté éducative que ce soit par le développement de formations en leur sein (ex de l’apprentissage) ou par la pénétration de leurs valeurs et modes d’organisation dans le cadre scolaire. Lucie Tanguy revient sur cette inversion politique générale qui tend à rapprocher ces deux mondes, jusqu’alors séparés au nom de valeurs politiques émancipatrices. De la figure de citoyen qui place les individus dans un rapport d’égalité à celle de l’entrepreneur qui les inscrit dans des rapports de subordination, elle nous invite à prendre toute la mesure de ce qu’implique ce changement majeur.
En France, l’école a été construite au terme de longs conflits politiques et, de ce fait, est restée une affaire éminemment politique. Elle est au fondement de la République. L’attribution d’un statut public et laïc lui a conféré une forte autonomie vis-à-vis du monde extérieur de quelque qu’obédience qui soit. Cette autonomie, toujours objet de dispute par différents courants de pensée, est aujourd’hui fortement mise en cause corrélativement à une élévation croissante du chômage des jeunes et à une scolarisation de masse qui retient en moyenne une classe d’âge jusqu’à 20 ans.
Dans ce contexte, l’école s’est trouvée accusée d’inadaptation au contexte économique et culturel et sommée de remédier aux difficultés d’insertions professionnelles des jeunes. Le monde des entreprises s’est ainsi imposé dans la communauté éducative d’où celles-ci étaient exclues jusqu’à ces dernières années. Les entreprises s’emploient à montrer que l’État qui a, de longue date, incarné l’intérêt général, n’est plus en mesure de le faire.
Pour rendre compte de ce changement que je considère comme majeur, j’ai décrit les principales formes qu’il prend. La plus visible se manifeste par la volonté de substituer l’apprentissage en entreprise à la formation, au sein de l’école, de travailleurs qualifiés et de citoyens instruits de leurs droits. L’apprentissage est présenté comme un remède au chômage des jeunes et un mode de formation adapté aux attentes des entreprises soumises aux contraintes d’une économie mondialisée et à la concurrence exacerbée que celle-ci génère.
Retour à l’apprentissage en entreprise
Cet appel à l’apprentissage, à l’échelle nationale comme européenne et régionale, n’est qu’un aspect d’une inversion politique générale : rapprocher l’école de l’entreprise en termes de statut aussi bien que de contenus d’enseignement et de culture, voire établir des liens organiques entre ces deux mondes que l’histoire avait séparés au nom de valeurs politiques émancipatrices. Ce faisant, il s’agit de répondre à la demande des entreprises d’être intégrées dans la communauté éducative.
Depuis le début des années 1970, l’apprentissage est devenu l’une des priorités des politiques des gouvernements de droite et de gauche : alors que l’on comptait 170.00 apprentis en 1975, on en dénombre 436 000 en 2012. L’extension de l’apprentissage s’est effectuée principalement par les formations supérieures et notamment par celles conduisant aux emplois en gestion, communication et information. C’est ainsi que les apprentis de l’enseignement supérieur représentent 26 % de la totalité des apprentis recensés en 2012. Pour autant, il n’existe pas de filière d’apprentissage : on n’accède pas à une licence ou un master à partir d’un CAP. L’extension de l’apprentissage vers le haut le détourne de sa vocation première qui était de permettre à des jeunes issus des classes populaires d’acquérir un métier qu’ils n’auraient peut-être pas pu obtenir autrement. Enfin, il importe de souligner que l’apprentissage est socialement et ethniquement plus ségrégatif que les lycées professionnels.
Pourtant, malgré les plaidoyers des capitaines des entreprises, malgré les investissements massifs des Régions, malgré les institutions fiscales toujours révisées à la hausse, aucun des objectifs quantitatifs n’a jamais été atteint et le chiffre de 500 000 apprentis annoncé en 1993 ne l’est toujours pas. Situation imputable moins au refus des jeunes qu’à l’offre de places par les entreprises. Cette politique repose sur une croyance : l’apprentissage serait un outil de lutte contre le chômage, de modernisation du système éducatif et un facteur de compétitivité des entreprises. Un certain nombre de questions sont ainsi refoulées hors du débat public : quels contenus d’enseignement, quelles connaissances, quelles valeurs transmettre à la jeunesse des milieux populaires ?
L’entreprise, objet d’enseignement
Sous des formes diverses, encore limitées en nombre, l’entrée des entreprises dans l’école échappe au débat public et, de ce fait, reste quasi-insignifiante pour la plupart des enseignants eux-mêmes. Ces incursions sont d’autant plus méconnues qu’elles sont mises en œuvre par des associations dont l’apparente neutralité masque les organisations qui les financent et qui définissent leurs modes d’intervention pédagogique dans les établissements scolaires. La pénétration de ces associations (et des entreprises) dans l’école s’accomplit au moyen de conventions, d’accords de toutes sortes avec le ministère de l’Éducation nationale, les rectorats et les établissements eux-mêmes.
Parmi les nombreuses associations reconnues par le ministère de l’Éducation nationale ou les rectorats, on citera « Entreprendre pour apprendre-France » (EPA), qui est une fédération d’associations à but non lucratif régie par la loi de 1901, dont l’objectif est de « favoriser l’esprit d’entreprendre des jeunes et de développer leurs compétences entrepreneuriales ». Elle appartient à un réseau plus vaste constitué à l’échelle européenne – Junior Achievement-Young Enterprise Europe – et mondiale – Junior Achievement Worldwide qui a été créé aux États-Unis en 1919. Cette association bénéficie d’une double reconnaissance institutionnelle : celle du ministère de l’Éducation nationale et celle du Secrétariat général de l’enseignement catholique. Les principales organisations nationales d’employeurs soutiennent également ses actions. EPA est probablement l’une des plus importantes associations en France par sa présence dans la quasi-totalité des régions. Ses interventions visent la totalité du système d’éducation et de formation. Le programme intitulé « Notre commune-EPA » s’adresse aux enfants de l’école primaire, celui appelé « Mini-entreprise » concerne les collèges et les lycées et le projet « Start-up » est destiné aux étudiants des universités, des Instituts universitaires de technologie et des grandes écoles.
Le programme « mini-entreprises » s’adresse aux collégiens et lycéens qui sont invités, en une année scolaire, à créer leur propre entreprise fonctionnant comme une « société anonyme », dans laquelle ils « conçoivent, produisent et commercialisent un produit ou un service ». Le processus de création de la mini-entreprise est engagé selon une progression établie : conception de fabrication d’un projet et d’un produit ; études de faisabilité et de marché ; lancement du financement par émission d’actions (autour de 5 euros prélevés auprès des enseignants). Vient ensuite le recrutement des élèves appelés à jouer les rôles de Président-directeur général (PDG), directeur des ressources humaines, directeur commercial, etc. Ce recrutement s’effectue, selon les cas, par entretiens menés uniquement par des employeurs ou par un jury comprenant des employeurs, des responsables ou des enseignants de l’établissement. Recrutement qui s’opère essentiellement sur les traits psychologiques des élèves candidat-e-s.
Des entreprises sans travail ni travailleurs
Les noms des mini-entreprises eux-mêmes, empruntés au langage publicitaire, du marketing, des jeux vidéo, tout comme le type de produit réalisé témoignent de leur fonction première. En voici quelques exemples : Boucan’table (porte-nom à placer devant les invités), Patati Patata (boucles d’oreilles, colliers, porte-clefs), Nominox (porte-nom pour les réunions), Penpot (pots à crayon), etc.
Autant d’activités qui ne nécessitent ni connaissances technologiques ni savoir-faire particulier contrairement à l’objectif affiché. Telle qu’observée, la mini-entreprise apparaît comme un dispositif permettant d’acculturer les élèves à l’organisation économique qu’est l’entreprise amputée des travailleurs et du travail lui-même source de production des biens et des services.
Ce processus de pénétration des entreprises dans le système éducatif se déroule d’autant plus facilement et rapidement que, parallèlement et d’une manière concomitante, l’État transfère un certain nombre de ses compétences aux conseils généraux et impulse une « autonomisation » des établissements. Cet engouement pour une formation en entreprise n’est pas propre à la France. Elle s’impose dans tous les pays de l’Europe à l’instigation de la Commission européenne et des instances qui l’entourent : acquérir l’« esprit d’entreprise » est une compétence-clef de l’UE. Les promoteurs de ces changements appartiennent à un vaste réseau rassemblant fondations et associations dont Philippe Hayat est la figure emblématique en France : il a lancé l’association 100 000 Entrepreneurs, est administrateur de la Fondation Entreprendre, soutient le Réseau entreprendre, est membre de Citizen Entrepreneurs engagés dans le 21e siècle lequel dit rassembler l’intégralité de l’« écosystème entrepreneurial ».
Questions à débattre
Le rôle de l’État.
Du rôle de garant du respect des principes fondateurs de l’école publique, l’État s’institue aujourd’hui l’instigateur d’une politique de « coopération » entre monde éducatif et monde de l’entreprise. C’est ainsi qu’après les assises de l’entrepreunariat tenues en 2013, le Président de la République (François Hollande) préconisait que l’entreprise devienne un sujet d’étude pour les élèves de la classe de 6ème à la terminale. L’entrée des entreprises dans l’école s’est ainsi trouvée légitimée, transgressant le principe de laïcité auquel ceux de neutralité et d’égalité sont toujours associés dans la loi, comme rappelé dans la dernière en date de 2014.
Le modèle d’individu à former
Ainsi se manifeste une volonté d’instaurer une socialisation à l’organisation de l’entreprise où les individus sont pris dans des rapports de subordination. Ce faisant, le modèle de l’individu à former glisse de la figure du citoyen dans la cité où les individus sont égaux en droit à celle de l’entrepreneur défini par des qualités telles qu’autonomie, dépassement et responsable de soi, créativité dans la sphère économique. Le mot d’ordre de cette politique qui substitue « la réussite de tous » à celui « d’égalité des chances » – qui n’était pas qu’incantatoire – revêt ainsi tout son sens.s
Incorporation de ces valeurs ?
Les élèves incorporent-ils ces valeurs et comment ? Cette question reste à étudier à partir de différentes observations : en particulier celle des salons des mini-entreprises où ils sont évalués sous forme de concours à l’échelle académique, puis nationale et européenne par un jury d’employeurs. Cette évaluation s’effectue non pas sur la qualité des produits qu’ils exposent, mais sur leur modèle de présentation et leur argumentation commerciale.
Illustrons ce questionnement à partir d’un exemple : un cours d’économie financière qui s’effectue à partir de la constitution d’un portefeuille d’actions coté au CAC 40 qu’un lycéen résume ainsi « j’ai investi pour Total, LVHM, Oréal, BNP-Paris-bas, Axa. J’avais au préalable examiné les fluctuations des courbes des actions pour vérifier si ces investissements s’avéraient rentables. J’ai réussi à gagner 1079 euros, fictivement, à mon grand désespoir ! », et cette autre « cela nous a initiés à la bourse, aux finances et nous a même envie d’investir plus tard. Nous avons tous apprécié cette activité qui sortait du cadre scolaire ».
Formule que les discours politiques distillent au quotidien et dont il faut mesurer la portée : défaire l’institution scolaire dont la mission première consiste à former le citoyen pour qu’elle se mette au service de la formation du travailleur qui revêtirait aujourd’hui la figure de l’entrepreneur.