Dans cet ouvrage publié en 1910, Émile Bouvier, avocat au barreau de Lyon et Professeur à la Faculté de droit de Lyon, revient sur les résistances françaises notamment du Conseil d’État, face au développement de l’exploitation des services publics en régie et donc de l’intervention des municipalités dans les entreprises commerciales et industrielles. En effet, le Conseil d’État imposant un respect strict des principes du décret d’Allarde du 2-17 mars 1791 sur la liberté du commerce et de l’industrie, n’admettait l’intervention des communes dans le domaine économique que si un texte législatif les y autorisait ou si l’industrie privée se trouvait soit par nature, soit à raison de circonstances « exceptionnelles » ou « extraordinaires » dans l’impossibilité de pourvoir aux besoins. Pour défendre ce mode de gestion contesté des services, ce livre présente les nombreuses expériences fructueuses d’entreprises municipales qui sont mises en place en Angleterre, en Allemagne, en Suisse, en Italie ou encore aux États-Unis avant de discuter la position du Conseil d’État.
Les régies anglaises ont servi de modèles
p. 65
« Le municipalisme a reçu de l’extension non seulement en Allemagne, en Belgique, en Italie, en Suisse, mais encore et surtout en Angleterre. Rigoureusement, on ne peut pas dire qu’il y a pris naissance, puisqu’en 1800 il y avait des régies d’eaux en Amérique, et que dans la première partie du XIXe siècle des villes allemandes ont précédé les villes anglaises sur ce terrain. Mais c’est en Angleterre qu’il a grandi ; ce sont les régies anglaises qui ont servi de modèles. « Fait singulier, et qui surprend d’abord, il est surtout développé dans le pays même d’où vient la pure doctrine libérale qui lui est si hostile, et l’une des premières villes qu’il a atteintes est Manchester, la cité-mère du laisser-faire et de l’initiative individuelle » [Lucien Petit]. Par un contraste curieux, la Grande-Bretagne se trouve être à la fois la terre classique des initiatives individuelles et des industries collectives.
La conséquence immédiate de cette constatation, c’est que l’explication du municipalisme ne doit pas être cherchée dans l’application de doctrines plus ou moins socialistes : on doit lui trouver d’autres causes. […]
La préoccupation financière de l’industrialisme communal
p. 79-80
L’idée première de l’industrialisme communal a été une préoccupation financière : les municipalités, ayant besoin d’argent, ont pensé au commerce et à l’industrie. Ce besoin d’argent vient lui-même de deux causes : la concentration de la population dans les villes et les rôles nouveaux des communes modernes.
La concentration de la population dans les grands centres urbains et son afflux des campagnes vers les villes ont nécessairement développé tous les services publics ; il a fallu plus d’administration, plus de services, plus de personnel qu’autrefois. L’augmentation de la population urbaine a multiplié les besoins collectifs, besoin d’hygiène, d’enseignement, d’assistance, de vicinalité, etc. De là, une activité croissante de la part des assemblées municipales ; de là aussi un pressant besoin d’argent. […]
D’autre part, on considère aujourd’hui que la commune moderne, quel que soit le nombre des habitants, doit avoir des fonctions plus nombreuses et plus importantes que la commune de jadis ; il est conforme aux idées actuelles que les autorités locales s’ingèrent dans une foule de services dont elles avaient été écartées ou dont elles s’étaient écartées jusqu’à présent. […]
p. 90-91
Telle est la cause première de la municipalisation. Les profits des entreprises lucratives sont considérés comme devant aller à la collectivité, au lieu de rester entre les mains d’un nombre restreint de personnes.
Un autre fait, tout aussi général que les besoins financiers, eut aussi de l’influence sur les progrès de la municipalisation : c’est la fréquence des difficultés entre les villes et les compagnies ou particuliers concessionnaires de services publics. C’est encore là un fait d’expérience devant lequel on est obligé de s’incliner. Les exemples abondent […]
Les préoccupations d’ordre économique et d’ordre social
p. 96-98
Il faut mentionner enfin les préoccupations d’ordre économique et d’ordre social. Un concessionnaire agit toujours, et il serait naïf et injuste de le lui reprocher, dans son intérêt personnel. Pour lui, cet intérêt passe avant l’intérêt général du public, d’autant plus que, la concession étant limitée dans le temps, il doit non seulement faire un bénéfice immédiat, distribuer des intérêts et des dividendes, mais encore arriver, à l’échéance, à l’amortissement du capital souscrit ou emprunté. Les vices inhérents aux concessions se sont révélés en cas de concurrence aussi bien qu’en cas de monopole.
C’est ainsi qu’à Paris le régime de la libre concurrence pour les transports avait donné les plus déplorables résultats de 1830 à 1855. Généralement avec ce système les rues passantes et les quartiers riches ou très peuplés sont bien desservis, tandis que les quartiers neufs et peu habités, pour lesquels les moyens de communication doivent précisément précéder et aider le peuplement, sont privés de transports, comme les quartiers pauvres d’ailleurs. La concurrence, appliquée au service du gaz à Paris et à Londres dans la première moitié du XIXe siècle, n’a pas mieux réussi. Les compagnies posaient des canalisations parallèles dans les mêmes rues et se faisaient une concurrence acharnée, dont le public ne profitait même pas. À Paris, quatre tombèrent en faillite avant 18oo ; à Londres elles s’entendirent pour la fixation des tarifs et les relevèrent jusqu’à 50%.
La concurrence en matière de services publics n’est pas souhaitable, parce qu’elle est un élément de gaspillage économique. Au lieu d’une installation ou en a plusieurs pour le même service ; chaque compagnie a ses canalisations, ses usines, son matériel, son personnel. À Paris, on voyait autrefois quatre compagnies ouvrir le sol du boulevard et pour quatre canalisations là où une seule aurait suffi. Les frais pour un service donné sont majorés, et les produits ou services fournis au public coûtent très cher, inconvénient évité par la concentration d’une entre- prise.
Il faut compter aussi avec les rivalités des concessionnaires concurrents, les procès, les incidents désagréables pour le public, aux dépens de qui tout se passe, le défaut de raccordement des lignes ou la différence des horaires pour les tramways, la mauvaise qualité de l’eau, etc.
On aboutit ainsi, par conviction, à la concentration industrielle et à la grande production. On y arrive encore d’une autre façon, par l’expérience. Les quatre sortes de grandes entreprises, distribution d’eau, transports en commun et les deux sortes d’entreprises d’éclairage, au gaz et à l’électricité, deviennent rapidement, lorsqu’elles ne le sont pas dès l’origine, des monopoles rigoureux. Les villes ont pu faire la concession sous celle forme, mais même si elles ont réservé la possibilité de la concurrence, celle-ci ne peut fonctionner. En vain quelques-unes ont cherché les avantages de la concurrence par des concessions multiples à plusieurs compagnies rivales ; les monopoles se sont toujours constitués. […]
p.114-122
Du reste, il serait tout à fait inexact de s’en tenir au côté pécuniaire. Il n’y a pas un but unique de la municipalisation ; il n’y a pas non plus un résultat unique. Certaines municipalités ont principalement un objectif financier et veulent avant tout faire des bénéfices. D’autres visent un but social, ce qui permet d’expliquer les fournitures gratuites ou les services exploités au prix de revient. D’autres enfin veulent avoir le double profit, et font payer les services organisés-socialement par les services fonctionnant commercialement. On ne doit pas s’étonner de rencontrer des régies qui ne gagnent rien.
[…]Les avantages de la municipalisation
Un premier avantage de la municipalisation a été de supprimer la plus grande partie des procès auxquels donne lieu la concession des services publics. Toute la catégorie des procès qui s’élevaient entre les villes et leurs concessionnaires n’existe plus, l’une des, parties ayant disparu. Quant aux procès avec les particuliers abonnés, le nombre en est notablement réduit; l’expérience démontre qu’ils sont beaucoup moins fréquents entre les abonnés et les villes qu’ils ne l’étaient autrefois entre les abonnés et les compagnies concessionnaires. À ce point de vue il y a gain incontestable. Les habitants ont généralement bien accueilli les régies directes, dont le fonctionnement leur a donné satisfaction sur beaucoup de points. En Angleterre, les accusations portées contre les gestions municipales l’ont été souvent sans preuves, ainsi que les enquêtes parlementaires l’ont démontré.
[…]Il y a gain aussi au point de vue social, et ici on ne saurait trop vanter les mérites du régime municipaliste ni la portée des résultats obtenus. Les résultats correspondent aux causes et préoccupations économiques et sociales signalées précédemment. Les habitants ont obtenu des services mieux organisés, et l’intérêt général a reçu de multiples satisfactions qu’il réclamait en vain aux compagnies à monopole. Comme l’a dit le professeur américain Bemis, « la municipalité affranchit les communes de l’influence des gros capitalistes, dont on se débarrasse moins facilement que des politiciens véreux ».
[…]Ainsi les résultats de l’œuvre municipale des constructions saines et à bon marché ont dépassé toutes les espérances, et encore ils ne sont pas complets à l’heure actuelle. Des quartiers ont été démolis, d’autres assainis, ce qui a diminué la mortalité et les maladies. Sans doute ces résultats coûtent pécuniairement fort cher ; il est à la fois facile et injuste d’en faire un reproche aux municipalités : les améliorations acquises pour l’hygiène et la santé publique sont d’un bien autre prix. Peu importe les dépenses ; il faut s’y résigner dans un intérêt supérieur; il n’y a pas que les questions d’argent dans la vie, même dans la vie municipale. C’est évidemment à coup de millions que l’on attaque les ruelles sombres et étroites, les maisons contaminées, les bâtiments immondes, les quartiers mortels. Des centaines de millions ont été consacrés à ce but en Angleterre, et il serait criminel de les regretter. […]
Les tramways, dont le rôle social est si important, ont bénéficié également de l’avènement des régies. Des quartiers délaissés ont été desservis, le prix des transports abaissé, le nombre des voitures multiplié, le confort augmenté. Les améliorations ont même profité aux classes riches, le développement des lignes dans un quartier permettant aux propriétaires de louer plus cher. En-dehors de ces résultats sociaux généraux, la municipalisation a pour les tramways un autre effet social étroitement lié au côté financier et dont je parlerai plus loin en traitant des résultats pécuniaires. Elle empêche la spéculation dont ce genre d’entreprises a été particulièrement l’objet en France, où elles ne sont pas municipalisées, et elle évite au public de véritables désastres financiers. […]
Les services d’eau et d’éclairage ont été à leur tour transformés et perfectionnés. La commission d’enquête de la National civic fédération a publié de statistiques desquelles il résulte que le taux de la mortalité par la fièvre typhoïde est moins élevé dans des villes où l’eau est municipalisée que dans d’autres où elle est fournie par des compagnies. […]
En ce qui concerne la situation des employés et ouvriers occupés par les régies, il résulte de l’ensemble de l’enquête américaine que les salaires payés par les municipalités, en Angleterre aussi bien qu’en Amérique, sont sensiblement égaux aux salaires donnés par les compagnies ; la supériorité des entreprises publiques porte sur la réduction des heures de travail. […]
Un effet capital du mouvement municipaliste pour le grand public a été l’abaissement des tarifs par les villes commerçantes. Des enquêtes et des statistiques nombreuses ont démontré la loi de la réduction générale des prix par la municipalisation ; le souci des profits pécuniaires n’empêche pas les villes de bien gérer les services publics ni d’envisager surtout l’intérêt des consommateurs, tandis que les compagnies doivent avant tout compter avec leurs actionnaires. À Glasgow, la mise en régie de l’eau et du gaz a diminué de près de 50 pour cent le prix de vente. Dans l’ensemble, les régies anglaises sont arrivées à fournir l’eau, le gaz, l’électricité et les moyens de transport avec un rabais de 20 pour cent sur les compagnies. […]
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En attendant, les résultats financiers d’une régie doivent être envisagés à un point de vue spécial : on ne peut que très difficilement les rapprocher des résultats d’une exploitation privée, et la différence des prix ne serait pas un indice de supériorité ou d’infériorité. Il faut voir les résultats pécuniaires d’une régie en eux-mêmes : procurent-ils, oui ou non, un bénéfice à la ville qui a besoin d’argent et la régie municipale est-elle bien gérée, tout est là. Il ne s’agit pas de savoir si une compagnie gagnerait davantage, mais si la ville gagne et si elle administre bien son patrimoine industriel ».