Selon Jean-Christophe Le Duigou, le syndicalisme ne doit pas s’affirmer, en lui-même, comme un contre-pouvoir, mais agir pour que les salariés s’emparent des pouvoirs dans le champ social et économique. Il revient dans cet article sur les modalités du renouvellement du syndicalisme et aborde les liens à tisser avec les partis politiques ainsi que la future démocratie sociale à imaginer.
« La société se cherche » estiment nombre de commentateurs qui au travers de cette formule quelque peu obscure veulent traduire le grave désarroi exprimé par les citoyens confrontés à la crise de l’action publique et aux difficultés de la formation des choix collectifs. Pas étonnant que le syndicalisme dans son rôle charnière entre la société civile et les institutions d’une part et la sphère sociale et économique et politique d’autre part soit bousculé. Nous sommes aujourd’hui confrontés à un défi analogue à celui qui s’est présenté il y a un siècle.
La Grande Guerre puis la crise dite « de 1929 » ont consacré l’élargissement du rôle de l’Etat dans toute la sphère économique et sociale, transformant en profondeur l’imaginaire de la république sociale porté par les courants socialistes et libertaires du mouvement ouvrier, entrainant un aggiornamento des stratégies syndicales.
Ce rôle nouveau de l’Etat a entrainé une dissymétrie entre la sphère politique aux commandes et la sphère sociale qui lui est subordonnée. Il en est résulté, sous la pression des luttes, le développement de ce que l’on peut appeler un « Etat capitaliste social ». Un demi-siècle plus tard, cet « Etat capitaliste social », sous les premiers coups de boutoir de la financiarisation, est à son tour entré en crise[1].
Ce dont on est sûr se résume en peu de mots. Salariés et citoyens, tout en manifestant leur mécontentement, ne souhaitent pas seulement être mieux représentés. Ils aspirent à retrouver la maîtrise de leur avenir.
La portée des luttes
Cette nouvelle crise, marquée par l’épuisement des grands projets mobilisateurs antérieurs, appelle une redéfinition du rôle des acteurs sociaux et notamment la redéfinition des rapports déséquilibrés entre le syndicalisme et la politique. S’il est tentant à l’instar de Karel Yon [2] d’assimiler l’affichage de l’autonomie de la démarche revendicative à une forme de dépolitisation du mouvement social, ce serait – à mon avis – comme on le fait à tort en matière d’analyse de d’abstention dans le champ politique, une grave erreur. Ce serait oublier que l’on assiste au contraire, des mobilisations étudiantes au mouvement revendicatif sur les retraites sans oublier l’action des « gilets jaunes », à la politisation de tout mouvement social.
Progressivement, les luttes salariales et sociales prennent une dimension nouvelle de société. La lutte des cheminots de novembre-décembre 1995 est caractéristique de cette évolution. Dorénavant, les batailles revendicatives impliquent non seulement les ouvriers, les employés, les agents publics, mais aussi les usagers, les citoyens, les populations dans leur ensemble, au point que chaque action importante paraît pouvoir conduire à une véritable « crise sociale et politique ».
Ces mouvements renvoient à des enjeux de fond qu’on ne peut escamoter derrière les concepts un peu fragiles de « réveil social » et de « grève par procuration ». Les premiers mouvements des infirmières, des cheminots, des agents des finances qui ont marqué la fin des années mille neuf cent quatre-vingt sont significatifs de ces évolutions. La démarche revendicative n’appelle pas seulement « un débouché politique » mais réclame un apport nouveau du politique en termes d’analyse et de d’action. A l’inverse la préoccupation de l’efficacité de la démarche politique appelle une prise d’appui plus importante sur le mouvement social lui- même.
Comment les syndicats sont-ils interpellés par ces évolutions et comment prétendent-ils y répondre ? Sachant que le syndicalisme a la responsabilité de contribuer à « bâtir un rempart contre l’extrême droite » comme l’exprime avec force la secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet.
Syndicats et partis ne peuvent durablement s’ignorer.
Dans tous les pays se pose la question d’une plus grande autonomie des organisations syndicales vis-à-vis des institutions, au premier rang desquelles les partis politiques. Le débat est plus aigu en France en raison de la place occupée par l’Etat dans la construction du modèle social[3].
Dans ce contexte, chacun voulant défendre son identité, la tentation est grande d’ériger une frontière entre la politique et le social. La création dans le champ social d’un domaine institutionnel propre traitant du travail et doté d’une autonomie juridique permettrait-elle d’échapper au déclin frappant aujourd’hui les partis et la vie politique dans son ensemble ? On en doute.
Les rapports entre partis et syndicats ne peuvent se concevoir sur la base d’un découplage de deux champs, un champ social devenant autonome vis à vis d’un champ politique. Ce repli traduirait un recul des ambitions syndicales. Il contribuerait à neutraliser les capacités de l’action revendicative et entérinerait l’affaiblissement des organisations syndicales. Ces dernières seraient en moins bonne posture pour influer sur les choix de politique économique et globalement sur les principales options stratégiques ouvertes à la société. Cette conception reproduirait les pratiques délégataires faisant du social un instrument subordonné au politique, apte à n’exprimer que les attentes populaires, et au mieux à flécher un vote à l’occasion des échéances électorales.
Caractériser ce qui serait un espace dédié en vertu de dispositions législatives ou constitutionnelles, dans lequel les organisations syndicales se verraient reconnaitre un pouvoir exclusif de négociation et de gestion est périlleux. Trop large, cet espace déséquilibrerait l’expression de la souveraineté démocratique. Trop étroit il perdrait son intérêt. Il ne s’agit pas pour le syndicalisme de revendiquer une sorte de privilège à régner sur le champ social du « travail » en étant coupé des enjeux de transformations économiques et institutionnelles indispensables. Cela relèverait d’une sorte de « pacte faustien » dans lequel les salariés troqueraient l’illusion d’une certaine responsabilité sociale contre l’abandon de visée de changement du contenu des politiques et de choix de gestion plus globaux.
La double démarche syndicale
Pour la CGT, il n’a jamais été question de neutralité politique. Il ne s’agit nullement de camper sur un champ social, celui d’un « travail » coupé des enjeux de transformations économiques indispensables[4].
Les réalités du travail, de ses contradictions, de ses évolutions ne sont pas spécifiques au champ politique ou au champ social. Elles sont uniques et communes. En revanche, objectifs et démarches d’action sont spécifiques comme l’analysait l’historien Lucien Febvre dans un texte de 1919, préparé pour des séances d’éducation ouvrière et resté longtemps méconnu, qui soulignait « la doctrine spécifiquement ouvrière et spécifiquement française de revendication sociale »[5]. Syndicat ou parti ne peut avoir pour ambition de représenter à lui seul le monde du travail. Bernard Thibault rappelait le contenu spécifique de la démarche revendicative à l’occasion de la rencontre CGT/PCF du 17 juillet 2001 : « La façon propre au syndicalisme de prendre en compte les intérêts individuels et collectifs des salariés dans la confrontation qui les oppose à ceux des employeurs, réside dans cette relation intime entre le vécu immédiat des salariés et les propositions alternatives du syndicat »[6]. Politique et syndicalisme ayant chacun leurs identités et leurs responsabilités, se pose alors la question de la complémentarité des deux démarches.
Un modèle de citoyenneté incomplet
La vie politique s’affaiblit. Le modèle de citoyenneté jusqu’à présent prédominant apparait incomplet car privilégiant la délégation de pouvoir aux « experts de la politique » et minorant, comme le souligne Jacques Rancière dans Les trente inglorieuses, « la place de ceux qui n’ont aucune qualité spécifique à exercer le pouvoir »[7].
Le patronat pour son propre compte joue l’affaiblissement du syndicalisme d’une triple manière : soit directement par l’épuisement des forces organisées, soit par la promotion de syndicats corporatistes, soit par le cantonnement du social dans un champ qui le coupe de toute influence sur les orientations économiques.
L’action syndicale se retrouve alors dans une posture subordonnée. Aux syndicats et aux associations, le rôle d’accumulation des revendications et de la formalisation des attentes. Aux partis, celui du traitement global de ladite demande.
La démocratie, faute de pénétrer dans l’entreprise et de peser sur les grands choix de gestion, s’affaiblit, ébranlant la société, remettant en cause ses structures même et notamment sa capacité à se renouveler et à se reproduire. Que dire quand une majeure partie de la population ne se sent plus partie prenante de la même société qu’une autre partie de la population ? Dans ces conditions, il ne suffit guère pour appliquer une politique progressiste d’avoir une majorité de quelques voix au Parlement en ignorant les enjeux multiples de pouvoirs à tous les étages de la société.
L’Etat ne peut plus être le seul lieu au sein duquel s’affirme la contestation du libéralisme. Et le besoin d’élaboration de réponses aux attentes populaires justifie de donner une place conséquente à des formes variées de contestation impliquant des domaines comme l’écologie, la santé, l’éducation mais aussi le travail et l’entreprise. Dans tous ces domaines il est indispensable de donner aux revendications une place nouvelle.
Le « syndicalisme d’un nouveau siècle »
Dans des formes nouvelles de mise en commun, syndicats et partis politiques doivent participer à la définition des grandes perspectives sociales comme aux choix structurant de gestion ainsi que le conçoit le préambule de la constitution de 1945. Une planification nouvelle, largement ouverte sur les territoires et les coopérations européennes et internationales pourrait en former le cœur. Ne peut-on concevoir des lieux multiples d’échanges, de travail, de réflexion au sein desquels chacun s’efforcerait d’agir en partenaire sans tutelle ni subordination ? Une sorte de « dialogue constructif » évoqué par Jaurès, dialogue qu’il s’efforçait de mettre en œuvre dans le souci de clarifier les rapports du mouvement socialiste avec le syndicalisme révolutionnaire.
Le mouvement syndical n’est pas que contestation. Il se veut, à sa place, partie prenante de la définition des buts et des moyens. N’est-ce pas là poser directement la question du rapport au politique ? Comme le disait le philosophe Henri Lefebvre, il y a 30 ans, « ce qu’il faut rénover, ce n’est pas telle organisation, mais la pensée, la conscience, le débat social ». Le syndicalisme a besoin de construire une démarche originale qui ne soit ni le trade-unionisme à l’anglo-saxonne, ni l’agence sociale chère à Rosanvallon ni la forme mouvementiste qui absorbe toute autonomie syndicale stratégique. Face à des droits existants devenant toujours plus squelettiques, un mouvement de revendication de nouveaux droits pour les salariés à partir de l’entreprise devient indispensable.
L’objectif est de bâtir « le syndicat du nouveau siècle ». Moins délégataire, ouvrant grand les portes d’un potentiel émancipatoire qui doit s’affirmer au sein des luttes quotidiennes[8]. Le syndicalisme ne peut être éternellement confiné à un rôle de contrepoids au patronat et à la puissance publique. Il ne peut cependant se contenter des strapontins qu’on lui propose autour des tables des conseils d’administration. La lutte des classes n’a pas disparu !
Ce syndicalisme ne doit pas s’affirmer, en lui-même, comme un contre-pouvoir, mais agir pour que les salariés s’emparent des pouvoirs dans le champ social et économique.
La force des dominés réside dans leur capacité à tisser des liens solides et durables. Construire un rapport de force n’est pas seulement « multiplier les luttes », mais faire en sorte que les luttes menées se matérialisent dans des formes structurées de participation des salariés dont les choix essentiels vont modeler leur existence. L’organisation syndicale, sans prendre le pas sur la décision démocratique, devient alors garante de la nature des objectifs poursuivis, de leur cohérence et de l’efficacité de l’action.
La démocratie sociale ne saurait en aucun cas être un substitut à la politique autrement. Elle s’impose comme composante à part entière d’une nouvelle approche de la politique non plus via des organisations en surplomb de la société, plus préoccupées de défendre un pré carré que de participer à un travail de mise en commun, de réflexion et de rassemblement pour sortir de la crise. Un travail nécessaire de recomposition est à entreprendre afin de faire murir le syndicalisme, un syndicalisme creuset de valeurs de solidarité et de perspectives d’émancipation.