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L’incursion des “hommes du président” dans le travail gouvernemental

L’incursion des “hommes du président” dans le travail gouvernementalTemps de lecture : 7 minutes

Des discrètes notes d’information sur les politiques ministérielles aux interventions contemporaines parfois musclées et médiatisées, l’expansion des attributions des conseillers du Président a participé au renforcement de la présidentialisation du travail gouvernemental pendant la cinquième République. La revalorisation de ce poste dans la trajectoire professionnelle des grands commis de l’État procède de la croissance des prérogatives présidentielles, notamment du pouvoir de nomination aux emplois civils et militaires. Dans cet article, Guillaume Cornu montre comment s’est redéfini le rôle de ces conseillers par leur investissement plus marqué dans les dossiers ministériels, et un intérêt renforcé à se faire remarquer ainsi par leur employeur.

En plaçant sur le devant de la scène publique une catégorie d’acteurs politiques habituellement confinés dans l’ombre du rôle présidentiel, l’affaire Benalla a charrié son lot de questions sur ces agents relativement inconnus que sont les conseillers du président de la République : quels sont leurs attributions, leur rôle dans le travail gouvernemental, leur « influence » ? Alors qu’aucun texte constitutionnel ne régit leurs prérogatives, il est tentant de voir en eux un syndrome de la présidentialisation du gouvernement sous la Ve République. Il est vrai que « l’hyperprésidence » de Nicolas Sarkozy tend à confirmer cette idée, tant l’activisme de ses conseillers, « court-circuitant » le gouvernement, a été remarqué[1] ; plus récemment, les conseillers doubles du gouvernement Castex, à la fois conseiller du Président et du Premier ministre, renforcent cette hypothèse. En revenant à la genèse de la Ve République, il est frappant de constater que les premiers conseillers de Charles de Gaulle disposaient d’un rôle extrêmement limité au sein du travail gouvernemental. Cette période permet de mesurer comment l’évolution des rapports de force gouvernementaux dans lesquels se redéfinit le rôle de conseiller présidentiel favorise la présidentialisation progressive du travail gouvernemental.

 

8 janvier 1959 : un « accord de surface » subi pour un rôle limité

 

Le 8 janvier 1959, jour d’installation à l’Élysée de Charles de Gaulle, l’effectif du cabinet présidentiel quadruple, passant d’une dizaine à une quarantaine de membres. La division et la spécialisation du travail y croissent au point de recouvrir l’ensemble des domaines d’activité ministérielle. Cette croissance numérique est-elle la manifestation d’une prise en main des activités gouvernementales par la présidence ? Répondre par la positive à cette question consisterait à céder à une vision rétrospective de l’institution présidentielle : coutumiers de l’élection du chef de l’État au suffrage universel, il peut nous sembler évident que « son » gouvernement soit celui qui mettra en œuvre son programme électoral. Or ces hiérarchies du travail gouvernemental n’ont rien d’évident, même sous la constitution d’octobre 1958.

Comme elle le concrétise en son article 5 (« veille(r) au respect de la constitution », « garant de l’indépendance nationale »), le rôle présidentiel tel qu’il était envisagé par les contemporains et les constituants n’était pas entièrement défait des manières légitimes d’agir de ses prédécesseurs sous les IIIe et IVe Républiques (« être au-dessus de la politique », exercer un « magistère moral »)[2]. En tant qu’extensions du président, ses conseillers étaient autant limités dans leur rôle : en 1959, rédigeant principalement des notes à destination du président au sujet des affaires gouvernementales en cours, ils ne remplissaient pour lui qu’un « rôle d’information » hérité du mandat de Vincent Auriol[3]. En aucun cas ils ne pouvaient dicter à un ministre ou à ses collaborateurs ce que « le Général » souhaite qu’ils fassent. Les interactions des conseillers présidentiels avec ces agents gouvernementaux devaient se limiter à l’échange d’informations, hors rapports hiérarchiques.

Cependant, ce « rôle d’information » ne saurait être compris comme la simple reconduction du passé. Il doit être restitué dans un « accord de surface » ayant cours au sein du pouvoir exécutif, une notion désignant chez Erving Goffman une situation où des interlocuteurs s’accordent sur une manière d’interagir – même si, réfrénant la façon dont ils souhaiteraient réellement jouer leur rôle, ce « consensus » ne relève que de l’apparence[4]. Produit de rapports de force temporairement stabilisés entre les agents de l’exécutif, celui-ci accorde une place prépondérante au Premier ministre en tant que pôle dominant du gouvernement depuis les années 1930. Les possibilités pour le président d’agir comme un chef de gouvernement étaient fortement restreintes, notamment face au Premier ministre Michel Debré qui « ne concev(ait) pas ses rapports avec lui sous le rapport de la servilité »[5]. L’affirmation d’un rôle de conseiller présidentiel pleinement impliqué dans la production des politiques gouvernementales relèverait alors d’un « empiètement » sur les prérogatives du Premier ministre, mais aussi sur celles des ministres. Le maintien subi d’un « rôle d’information » hérité de la IVe République prend en effet son sens vis-à-vis de la composition politiquement hétérogène du gouvernement Debré. Celle-ci témoigne de l’importance de soutiens parlementaires diversifiés dans le maintien de Charles de Gaulle au pouvoir[6]. Un conseiller présidentiel dépassant les limites de son rôle pourrait alimenter le mécontentement de ministres, déjà vif chez certains à propos de la redéfinition « technique » de leur rôle que Michel Debré et Charles de Gaulle tentent d’imposer[7].

 

Pourquoi et comment travailler à l’Élysée ?

 

À partir des années 1970, plusieurs chercheurs notent que les cabinets du Premier ministre et du Président sont également courus par les membres des grands corps d’État pour l’intérêt que représente ce passage dans leur carrière[8]. Tel n’était pas le cas en 1959. L’ingénieur des Mines Jean Méo, par exemple, alors qu’il avait rejoint le cabinet de Charles de Gaulle président du Conseil en juin 1958 sans hésiter, était loin d’éprouver la même certitude avant de le suivre à l’Élysée[9]. Deux facteurs concourent à expliquer ces hésitations.

Le premier tient aux limites de ce « rôle d’information ». Jean Méo était par exemple peu attiré par le travail qui lui était proposé à l’Élysée alors qu’il avait élaboré de près plusieurs politiques publiques à Matignon, notamment le plan de stabilisation financière de décembre 1958. Ces doutes étaient renforcés par les prérogatives du rôle présidentiel qui, outre son flou en 1959, étaient limités à la Défense, la guerre d’Algérie et la diplomatie dans une division informelle du travail avec le Premier ministre, laissant présager aux conseillers exclus de ces domaines d’action publique la relative faiblesse de leur rôle. À « l’observation »[10], on remarque chez ces conseillers dépassant le « domaine réservé » qu’ils ont travaillé très différemment de 1959 à 1962, oscillant entre un rapport distancié ou proactif à leur rôle en fonction des ressources et des intérêts en jeu. Quoiqu’il en soit, ils ont été largement marginalisés de la production des politiques publiques gouvernementales à cette période.

L’intérêt que représente le passage par le cabinet présidentiel dans le cours d’une carrière de haut fonctionnaire permet également de rendre compte du faible attrait éprouvé a priori par certains conseillers pour le cabinet de De Gaulle. Il était en effet peu probable en 1959 pour un haut fonctionnaire d’une trentaine d’années, cherchant par un passage en cabinet ministériel à « accélérer » sa carrière, de s’orienter vers le cabinet présidentiel. De 1920 à 1940, 67% des collaborateurs des chefs de l’État avaient déjà travaillé dans un cabinet ministériel ; plus tôt au cours de leurs trajectoires, ces conseillers avaient placé dans un ministre leurs espoirs d’avancée de carrière. Ce fait est corrélé à la place précédemment occupée par le président dans les rapports de force gouvernementaux : afin de rétribuer ses collaborateurs par la nomination dans un emploi à la discrétion du gouvernement en conseil des Ministres, celui-ci doit entrer en concurrence avec des ministres politiquement plus forts que lui sous les IIIe et IVe Républiques[11].

 

« Plaire et complaire » au président à la fin de la guerre d’Algérie

 

La fin de la guerre d’Algérie a rebattu les limites du « consensus interactionnel » concernant le rôle de conseiller présidentiel, notamment pour ceux qui, précédemment exclus du « domaine réservé » au chef de l’État, ont trouvé de nouvelles marges de manœuvre pour intervenir dans la production des politiques publiques gouvernementales relevant de leurs attributions (les conseillers économiques, en recherche scientifique ou éducation nationale). La nomination par de Gaulle d’un nouveau Premier ministre dépourvu de ressources parlementaires, Georges Pompidou, inaugure en effet des rapports de force plus favorables à la présidence de la République au sein de la dyarchie exécutive. Le nombre de conseils restreints tenus à l’Élysée augmente alors sensiblement, touchant à l’ensemble des domaines d’activité gouvernementaux[12]. Cette augmentation est liée au travail des conseillers présidentiels, qui ont notamment cherché à provoquer leur tenue en rédigeant des notes sur l’importance d’intervenir dans le domaine économique par exemple, comme le fit Jean-Maxime Lévêque afin d’attirer l’attention du président sur le besoin d’un nouveau plan de stabilisation financière en 1963.

Cette stratégie d’intervention des conseillers élyséens dans le travail gouvernemental est, en outre, sans doute liée à la croissance du pouvoir présidentiel de nomination. La modification des rapports de force au sein du Conseil des ministres en faveur du président dans la nomination « aux emplois civils et militaires » (art. 13 de la constitution)[13] rend pour les conseillers présidentiels souhaitant bénéficier d’une telle rétribution de plus en plus nécessaire le besoin de « plaire et complaire »[14] à leur employeur pour la suite de la carrière. Pousser le président à tenir un conseil restreint sur le domaine dont ils ont la charge leur permet de faire la démonstration de leurs compétences, de leur « fidélité » au président, en préparant les dossiers de chaque conseil. Les conseillers présidentiels ont donc vu croître leur intérêt à faire intervenir Charles de Gaulle sur des domaines d’activité précédemment exclus de son rôle présidentiel (l’économie, l’éducation, etc.) Ils ont contribué à faire du président un gouvernant, et à présidentialiser en retour le travail gouvernemental en multipliant les interdépendances entre ces deux niveaux, tels ces « fonctionnaires de la coordination » décrits par Norbert Elias dans le modèle des « jeux oligarchiques à double étage »[15]. Ce processus s’est déroulé dans l’ombre de la publicité du jeu politique, par la (re)définition concurrentielle de rôles issus de l’accroissement de la division du travail politique, rappelant, selon la formule d’Alain Dewerpe, le « caractère spéculaire » de l’ombre et de la lumière en démocratie[16].

[1] Jacques de Maillard, Yves Surel, « De la rupture à la présidence ordinaire », dans Jacques de Maillard, Yves Surel (dir.), Politiques publiques 3. Les politiques publiques sous Sarkozy, Paris, Presses de Sciences Po, 2012, pp.15‑45.

[2] Nicolas Mariot, C’est en marchant qu’on devient président. La république et ses chefs de l’Etat (1848-2007), Montreuil, Aux lieux d’être, 2007.

[3] Nicolas Roussellier, La force de gouverner : le pouvoir exécutif en France, XIXe-XXIe siècles, Paris, Gallimard, 2015.

[4] Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne. 1. La présentation de soi, Paris, Les Éditions de Minuit, 1973, p. 18.

[5] Delphine Dulong, Premier Ministre, Paris, CNRS Éditions, 2021, p. 24.

[6] On compte parmi les ministres des membres du MRP, Antoine Pinay du CNIP, le radical Jean Berthoin, ou encore l’ex-socialiste André Boulloche.

[7] Contrairement aux pratiques ayant cours sous la IVe République, les ministres du gouvernement Debré étaient tenus de n’intervenir au sein du gouvernement que sur les sujets relevant de leur ministère. Antoine Pinay fut l’un de ces ministres éprouvant des difficultés à s’ajuster à cette nouvelle définition du rôle ministériel, au point de quitter son poste en décembre 1959, cf. Brigitte Gaïti, De Gaulle prophète de la cinquième République : 1946-1962, Paris, Presses de Sciences Po, 1998.

[8] Par exemple, Ezra Suleiman, Les hauts fonctionnaires et la politique, Paris, Éditions du Seuil, 1976.

[9] Il aurait pu rester à Matignon, comme son collègue inspecteur des Finances Antoine Dupont-Fauville, cf. Jean Méo, Une fidélité gaulliste à l’épreuve du pouvoir : de De Gaulle à Chirac, Panazol, Lavauzelle, 2008.

[10] Archives Nationales, Archives de Charles de Gaulle, président de la République (1959-1969), AG/5(1).

[11] Vincent Auriol avait d’ailleurs été incapable de rétribuer son secrétaire général et son directeur de cabinet, Jean Forgeot et Jacques Kosciusko-Morizet, selon leurs souhaits, cf. Archives Nationales, Fonds Vincent Auriol, 552AP.

[12] Les conseils restreints sont des réunions tenues à l’Elysée, sous la présidence du chef de l’Etat, de plusieurs ministres et hauts fonctionnaires sur une action publique. Ces discussions anticipent celles tenues en Conseil des ministres.

[13] Lucie Sponchiado, La compétence de nomination du Président de la Cinquième République, Thèse de doctorat, Paris 1, 2015.

[14] Jean-Michel Eymeri-Douzans, Xavier Bioy, « Une République de conseillers ? » dans Jean-Michel Eymeri-Douzans, Xavier Bioy, Stéphane Mouton, (dir.), Le règne des entourages. Cabinets et conseillers de l’exécutif, Paris, Presses de Sciences Po, 2015, p. 17‑110.

[15] Norbert Elias, Qu’est-ce que la sociologie ?, Paris, Pocket, 2003.

[16] Alain Dewerpe, Espion : une anthropologie historique du secret d’État contemporain, Paris, Gallimard, 1994.

Pour citer cet article

Guillaume Cornu, « L’incursion des ‘‘hommes du président’’ dans le travail gouvernemental », Silomag 14, janvier 2022. URL: https://silogora.org/lincursion-des-hommes-du-president-dans-le-travail-gouvernemental/

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