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Appâtés et piégés dans un travail pour immigré: les rêves déçus des chauffeurs Uber

Appâtés et piégés dans un travail pour immigré: les rêves déçus des chauffeurs UberTemps de lecture : 6 minutes

Alors que les Uber Files ont révélé le deal secret entre Emmanuel Macron, lorsqu’il était ministre de l’Économie et des Finances, et la plateforme de chauffeurs pour faciliter son implantation en France, Sophie Bernard montre dans cet article que la firme américaine a délibérément ciblé les habitants des quartiers populaires qu’elle considère comme un réservoir de main d’œuvre docile, en leur promettant un enrichissement rapide. Espérant échappés aux emplois précaires et pénibles où ils sont cantonnés, les chauffeurs, peu ou pas diplômés, issus des catégories populaires immigrées sont en réalité piégés par un modèle économique fondé sur le management algorithmique de travailleurs soi-disant « indépendants » et des conditions de travail et de rémunération fortement dégradées. On assiste ainsi à la reproduction par le capitalisme de plateforme de l’assignation sociale et raciale des travailleurs de milieu populaire issus de l’immigration aux emplois les plus précaires.

Interpellé par Mediapart en novembre 2016 à propos des conditions de travail et de rémunération dégradées des chauffeurs Uber, Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie et candidat à la présidentielle rétorque : « Allez à Stains expliquer aux jeunes qui font chauffeurs Uber, de manière volontaire, qu’il vaut mieux aller tenir les murs ou dealer […]. Notre défaite collective, c’est que les quartiers où Uber embauche ces jeunes, ce sont des quartiers où nous, on ne sait rien leur offrir. Et la réalité, c’est qu’en effet ils travaillent parfois 60-70 heures pour toucher le SMIC, mais ils rentrent dans la dignité, ils trouvent un travail, ils mettent un costume, une cravate »[1]. Le soutien d’Emmanuel Macron au déploiement d’Uber en France est dorénavant de notoriété publique depuis les révélations des Uber Files en juillet 2022[2].

Les conditions de travail et de rémunération dégradées des chauffeurs seraient justifiées au nom de l’accès à l’emploi des jeunes des quartiers populaires. Si l’enquête menée à Paris auprès de chauffeurs Uber[3] met au jour une surreprésentation d’hommes racisés, elle démontre que ce n’est pourtant pas pour échapper au chômage qu’ils sont entrés dans le métier, mais pour améliorer leur condition. Appâtés par la promesse de conditions de travail et de rémunérations favorables, ils se voient aujourd’hui piégés dans « un travail pour immigré »[4].

Des promesses attractives

Le modèle économique d’Uber repose sur une offre excédentaire de chauffeurs par rapport à la demande pour y répondre rapidement et s’assurer de la sorte de la satisfaction de la clientèle dans le but d’évincer la concurrence. Davantage exposés au chômage, à la précarité de l’emploi, au risque de déclassement, souvent assignés aux positions subalternes, les hommes racisés constituent en cela une précieuse réserve de main d’œuvre pour la plateforme.

Celle-ci a ainsi mené de vastes campagnes de communication ciblant les quartiers populaires pour inciter ces populations à travailler par son intermédiaire, telle que l’opération « 70 000 entrepreneurs » déployée dans plusieurs communes populaires d’Ile-de-France en partenariat avec Pôle emploi. La plateforme aime alors mettre en avant la possibilité qu’elle leur offre d’« être son propre patron » et les opportunités de réussite économique associées au métier.

La distribution de primes conséquentes aux chauffeurs est le principal outil dont use Uber pour attirer ces hommes racisés au moment de son implantation en 2012. Les premières années, utiliser l’application se révèle de ce fait une opération lucrative pour ces derniers. Ils se font alors les principaux promoteurs d’Uber auprès de leur entourage. Tous les chauffeurs rencontrés sont ainsi entrés dans le métier sur recommandation d’un proche exerçant lui-même ce métier, ce recrutement par cooptation étant favorisé par les primes accordées par Uber à chaque parrainage de chauffeur s’inscrivant sur la plateforme. Le nombre de chauffeurs connait ainsi une expansion considérable depuis son implantation en France. En 2018, l’observatoire national des transports publics particuliers de personnes estime que près de 50 000 taxis et VTC[5] circulent à Paris, se répartissant entre 35 % de taxis et 65 % de VTC. Si l’on comptait en 2016 environ 10 000 exploitants de VTC en Île-de-France, ils sont passés à 32 000 en 2018. Mais il ne s’agit pas tant pour ceux-ci de trouver un travail, comme l’affirme Emmanuel Macron, que d’améliorer leur condition.

Trouver un meilleur travail

Si certains chauffeurs Uber entrent dans le métier dans le but d’échapper au chômage, ce n’est pas le cas de la majorité d’entre eux. Peu ou pas diplômés et issus des catégories populaires immigrées, beaucoup voient le métier comme un moyen d’améliorer leur condition. Il représente une alternative aux emplois salariés non qualifiés dans lesquels ils sont cantonnés. Ayant multiplié les emplois précaires non qualifiés (dans la manutention, la logistique, le bâtiment et la restauration notamment), parfois non déclarés, alternant parfois avec de courtes périodes de chômage, ils ont en effet expérimenté des conditions de travail pénibles caractérisées par des tâches physiques, des risques d’accidents, une absence d’autonomie, des horaires extensibles et atypiques, une soumission à la hiérarchie, associées à de faibles rémunérations.

La position spécifique que ces hommes racisés occupent dans le système d’emploi[6] explique l’attrait des promesses d’indépendance et de rémunérations élevées de la plateforme. Entrés dans le métier pour échapper à l’assignation sociale et raciale à des emplois salariés précaires peu ou pas qualifiés, ils y voient une occasion d’améliorer leur condition, voire une opportunité d’ascension sociale par la voie économique[7]. Contrairement aux salariés qui dépendent de leur hiérarchie pour faire des heures supplémentaires, les travailleurs indépendants ont en effet la liberté de travailler plus pour gagner plus. En dépit d’une faible rémunération horaire, les chauffeurs Uber se disent prêts à effectuer des durées de travail extensibles si cela leur permet d’accroitre leur niveau de rémunération. Ils apprécient en outre tout particulièrement le fait d’échapper à la surveillance de la hiérarchie. En devenant chauffeurs Uber, il s’agit donc moins pour eux de trouver un travail que de trouver un meilleur travail. Leurs aspirations seront rapidement déçues.

Une dégradation de la condition de chauffeur Uber

Une fois que la plateforme dispose de suffisamment de chauffeurs, les conditions favorables offertes aux chauffeurs au moment de son implantation sont remises en cause. Les primes sont ainsi supprimées, les tarifs des courses sont diminués de 20 %, la commission prélevée par la plateforme sur chaque course passe de 20 à 25 %. Les chauffeurs Uber connaissent alors une chute de leurs rémunérations. Ils se voient contraints de travailler plus pour gagner autant.

Et alors même que l’accès à l’indépendance est un des motifs d’entrée dans le métier, ils s’aperçoivent rapidement qu’ils ne disposent pas de l’autonomie associée en principe au statut de travailleur indépendant. Ils sont soumis à une nouvelle forme de contrôle, le management algorithmique[8], qui s’exerce à distance par le biais d’algorithmes qui orientent et encadrent leurs comportements. En principe libres dans l’organisation de leur temps de travail, ils se voient ainsi fortement incités à allonger leur temps de travail (autour de 60 heures hebdomadaires) et à privilégier les périodes de majoration des tarifs (le matin très tôt, le soir, la nuit et les week-ends) pour maintenir leur niveau de rémunération. En outre, s’ils échappent au contrôle de la hiérarchie, ils sont dorénavant soumis aux diktats du client roi, lequel est enrôlé par la plateforme pour les évaluer à l’issue de chaque course. Les chauffeurs Uber peuvent ainsi voir leur compte suspendu voire totalement désactivé s’ils ne maintiennent pas une note suffisante ou en cas de plainte de la clientèle.

Leur soumission à la plateforme est d’autant plus forte que cette dernière occupe une position quasi-monopolistique dans le secteur. Même s’ils ont la possibilité de travailler par l’intermédiaire de plateformes concurrentes, les chauffeurs sont contraints d’utiliser Uber pour gagner leur vie. Fortement dépendants de la plateforme, ils ne peuvent prendre le risque de perdre leur principale source de revenu. Leur dépendance économique accroit ainsi leur sujétion à Uber.

Les chauffeurs Uber sont donc des travailleurs hybrides qui ont tous les inconvénients des statuts salarié et indépendant, sans bénéficier d’aucun de leurs avantages. D’une part, leur activité est encadrée par la plateforme, mais sans bénéficier des protections et des droits associés au statut salarié. D’autre part, ils assument les risques de l’activité, mais sans jouir de l’autonomie associée au statut d’indépendant. Les conditions de travail et de rémunération des chauffeurs Uber sont aujourd’hui bien éloignées de celles promises initialement par la plateforme. Entrés dans le métier pour échapper au « travail pour immigré », ils s’y voient à nouveau assignés. Au nom de l’emploi, ils devraient, d’après Emmanuel Macron, s’y résigner. Sauf qu’ils n’étaient même pas au chômage lorsqu’ils sont entrés dans le métier. C’est donc leur condition d’homme racisé qui semble justifier leur assignation à cet emploi dégradé. Cependant, la précarisation touche systématiquement en premier lieu les populations racisées, ou bien encore les femmes et les jeunes, avant de se diffuser plus largement. Dès lors, la lutte contre les discriminations participe d’un combat plus général contre toutes les formes de précarité, y compris celle qui touche la population majoritaire.

[1] « Emmanuel Macron et les chauffeurs Uber », Mediapart, 03/11/2016.

[2] Damien Leloup, « “Uber Files” : révélations sur le deal secret entre Uber et Emmanuel Macron à Bercy », Le Monde, le 10/07/2022. Voir également Mathias Thépot, « “Uber Files” : une audition accablante pour Emmanuel Macron », Mediapart, le 27/03/2023.

[3] Sophie Bernard (2023), UberUsés. Le capitalisme racial de plateforme à Paris, Londres et Montréal, Paris, Puf. Voir également la vidéo de la séance autour du livre organisée dans le cadre du séminaire de la Fondation Gabriel Péri sur les transformations de la structure sociale en France.

[4] Abdelmalek Sayad (1999), « L’immigré, OS à vie », La Double Absence. Des illusions de l’émigré́ aux souffrances de l’immigré, Paris, Seuil, p. 234-253.

[5] Voiture de transport avec chauffeur

[6] Julien Talpin et al.(2021), L’Épreuve de la discrimination. Enquête dans les quartiers populaires, Paris, Puf.

[7] Lise Bernard (2016), « Des ascensions sociales par un métier commercial. Le cas des agents immobiliers », Politix, vol. 114, no 2, p. 73-98.

[8] Mareike Möhlmann et Lior Zalmanson (2017), « Hands on the wheel: Navigating algorithmic management and Uber drivers’ autonomy », Proceedings of the International Conference on Information Systems (ICIS 2017), 10-13 décembre, Séoul, Corée du Sud. Voir également, Kristin Jesnes, Thiphaine Le Gauyer, « L’ambivalente place de la gestion algorithmique du travail dans le cas norvégien », Silomag 15, juillet 2022 ; Matthieu Trubert, « Le management algorithmique : quel usage en entreprise », Silomag 15, juillet 2022.

Pour citer cet article

Sophie Bernard, «Appâtés et piégés dans un travail pour immigré: les rêves déçus des chauffeurs Uber», Silomag, n°17, septembre 2023. URL: https://silogora.org/les-reves-decus-des-chauffeurs-uber/

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