S’il a déjà été démontré que les moyens humains et financiers manquent cruellement dans les Ephad et que les aides-soignantes souffrent de l’écart ressenti entre le travail souhaité et le travail concret, la parole est rarement donnée aux résidents de ces établissements. Grâce à son enquête, Valentine Trépied a pu analyser la relation qu’ils nouent avec le personnel soignant. De cette analyse, elle a dégagé trois formes d’expériences qui découlent des ressources socio-économiques mobilisables. Elle nous éclaire ainsi sur des formes d’inégalités sociales encore trop méconnues.
Depuis le début des années 2000, les maisons de retraite ont été remplacées par des Établissements d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes (Ehpad). Cette transformation a eu des conséquences sur le profil des personnes âgées accueillies ainsi que sur la nature de l’accompagnement proposé. En Ehpad, 89 % des résidents sont évalués comme « dépendants » et 55 % d’entre eux sont « très dépendants » (Volant, 2014). L’âge moyen est de 85 ans et 9 mois (Muller, 2017). Les places en Ehpad sont dorénavant entièrement médicalisées. Les soins d’hygiène et de confort sont prédominants et rythment le quotidien des résidents. Toutefois, ces établissements sont définis par une hybridation (Villez, 2007) : être un lieu de vie de la vieillesse, le « dernier chez soi » (Mallon, 2004), tout en étant un lieu de médicalisation des existences se rapprochant des services hospitaliers de type Unité de Soins de Longue Durée, les USDL (Saint-Jean et Somme, 2003). Pourtant, les Ehpad ne disposent pas d’un taux équivalent en personnel : le personnel soignant et paramédical[1] représente 70 % des effectifs employés en Unités de soins de longue durée (USLD)[2] contre 41 % dans les Ehpad privés lucratifs et 56 % dans les Ehpad publics (Muller, 2017).
Des liens spécifiques entre la personne âgée et les soignants
Des travaux issus des sciences sociales ont déjà montré l’écart ressenti par les aides-soignantes entre le travail qu’elles souhaitent faire et celui qu’elles sont concrètement en mesure de réaliser en Ehpad (Billaud, Xing, 2016). Mais, que nous disent les personnes âgées de leur expérience concernant la relation qu’elles nouent quotidiennement avec ce type de personnel ? En Ehpad, les liens entre la personne âgée et les soignants sont spécifiques, car ils ne sont pas électifs. En effet, elles ne choisissent pas les professionnels intervenant au quotidien auprès d’elles. À partir d’une enquête menée auprès de 50 résidents vivant en Ehpad[3], cet article propose donc d’analyser les différentes formes prises par la relation soignante entre les résidents et les soignants[4]. À travers ce prisme d’analyse, nous montrerons que les personnes âgées disposent de ressources largement différenciées pour nouer des relations. Ce constat permet entre autres d’éclairer des formes d’inégalités sociales encore trop méconnues.
Dans les Ehpad, les pratiques professionnelles s’organisent autour de pratiques de nursing (Mercadier, 2008), routinières, réalisées avec une automaticité selon un temps imparti. La gestion planifiée de la vie quotidienne impose des rythmes institutionnels et collectifs aux personnes âgées ce qui réduit leur autonomie (Trépied, 2015).
L’une des premières formes identifiées de la relation soignante est caractérisée par une coopération entière et totale. Les personnes âgées assument entièrement leur existence au sein de ces établissements et les relations nouées avec les soignants se font sous le mode d’une coopération totale et entière. Les professionnels sont décrits avec des qualificatifs valorisants et bienveillants, par exemple « elles sont très gentilles », « elles prennent soin de nous ». Les personnes âgées endossent en quelque sorte le rôle de « résident idéal », celui qui ne demande pas trop de travail. Pour eux, la relation soignante peut être envisagée comme une sorte de levier identitaire pour les aider à acquérir une reconnaissance sociale et une valorisation identitaire. Ils cherchent à tout prix à mettre à distance le stigmate lié à dépendance (Goffman, 1975). Par exemple, on retrouve des résidents qui vont faire valoir aux yeux des professionnels des compétences culturelles et académiques acquises durant leur trajectoire de vie. L’un de mes enquêtés âgés de 85 ans, ancien ingénieur a souhaité organiser des séances de mathématiques pour les soignants, car il a déjà aidé l’un d’eux à la préparation des épreuves d’un concours. Ce type de relation soignante se retrouve davantage chez les personnes âgées qui ont anticipé et volontairement fait le choix de leur entrée dans l’établissement. En outre, elles disposent de ressources (économiques, familiales, culturelles, etc.) les plus fortes.
«On manque de personnel et d’argent»
L’une des deuxièmes formes prises par la relation soignante est fondée sur une ambivalence. Elle est particulièrement typique des résidents qui ont renoncé à maintenir une existence à leur domicile, car ce sont leurs proches qui leur ont fait prendre conscience de leur vulnérabilité et les ont fortement incitées à quitter leur domicile. Pour elles, la vie institutionnelle cristallise tout un ensemble de frustrations identitaires. Elles souhaitent être accompagnées dans la vie quotidienne par le personnel, mais elles sont particulièrement insatisfaites de leurs relations. Ces personnes regrettent de ne pas susciter davantage d’attention et d’empathie. Par exemple, cette résidente âgée de 83 ans, ancienne secrétaire : « Je n’arrive pas à faire ma toilette seule du côté droit. Personne ne m’aide. Je n’ose pas demander aux filles, car elles sont débordées. On manque de personnel et d’argent ». Tout en étant constante et régulière, la relation soignante est pauvre en qualité et en contenu. Les résidents pointent du doigt l’ensemble des dysfonctionnements de l’Ehpad et ils critiquent souvent avec virulence la pénurie de personnel, l’insuffisance des aides, le manque de temps des soignants. Ainsi, les interactions les renvoient à une image dévalorisée d’elles-mêmes et le sentiment d’être transparente dans les échanges. Les personnes âgées se rapprochant de cette forme sont celles qui appartiennent davantage à des milieux sociaux socio-économiques plus hétérogènes que pour le premier type d’interactions.
Enfin, la dernière forme de cette relation est qualifiée de « destructrice ». Elle est spécifique des personnes qui ont été « placées » en Ehpad contre leur gré. La « violence symbolique du placement » (Mallon, 2004), vécue de manière inattendue et soudaine accentue le sentiment de mépris de la société à leur égard. De ce fait, elles se conforment entièrement à la définition et aux représentations sociales associées à la dépendance dans notre société c’est-à-dire à des sentiments d’inutilité sociale, d’assujettissement aux autres et de déchéance (Ennuyer, 2004). Ces personnes âgées dépendantes ressentent le sentiment d’être des « inutiles au monde » (Castel, 1999) et d’être rejetées par le reste de la société. Les liens avec les soignants renforcent leur sentiment de déshumanisation. Dans les extraits d’entretiens, ces personnes mobilisent des verbes comme « subir » ou « attendre » pour rendre compte du poids de l’institution sur leur quotidien comme l’explique cette personne âgée de 88 ans, ancienne employée : « On subit, on subit, on subit tout…Vous attendez pour tout (…). Le mot « j’arrive ! vous savez, je le connais et puis attendez ». Cette forme de relation soignante est plus représentée chez les résidents qui ont eu des existences marquées par des trajectoires de vulnérabilisation qui ont fragilisé toutes les dimensions de leur existence sociale et individuelle. Elles sont plus souvent isolées sur le plan familial.
L’importance de la valorisation identitaire
Dans cet article, nous avons pu montrer trois formes d’expérience de la relation soignante différentes selon les ressources des personnes âgées. La dépendance apparaît être une étape dans les parcours de vie largement différenciés. Les analyses montrent l’importance de la valorisation identitaire pour ces personnes qui sont largement disqualifiées dans notre société. En les étiquetant comme « dépendants », ces personnes sont porteuses de représentations sociales particulièrement négatives et elles sont reléguées au rang de personnes « non autonomes » (Ennuyer, 2013) ou de « sous-citoyens » (Thomas, 2010).
Mon travail qui a consisté à recueillir l’expérience de vie de ces personnes a montré qu’elles peuvent souffrir de ne plus être suffisamment reconnues comme des citoyens à part entière dotés d’une autonomie décisionnelle. La reconnaissance sociale est primordiale pour trouver un équilibre identitaire pour tous les individus, quels que soient leur âge et leur état de santé. Elle doit être l’un des fondements des pratiques des professionnels en Ehpad. Les pratiques doivent mettre en avant les formes d’autonomie de ces personnes âgées plutôt que de les réduire à une mise en dépendance totale de leur existence. Cela nécessite des taux d’encadrement en personnel plus important et de la formation. Il apparaît également primordial et légitime de prendre en considération le point de vue des personnes âgées pour éclairer leur ressenti concernant l’accompagnement relationnel et humain au sein des Ehpad. Rendre visible une vieillesse qui reste encore trop largement invisible est l’un des moyens pour que la situation des personnes âgées vivant en Ehpad trouve un écho socio-politique de grande envergure.