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L’extractivisme, un système d’exploitation en question

L’extractivisme, un système d’exploitation en questionTemps de lecture : 7 minutes

Concept politique recouvrant des réalités idéologiques diverses, l’extractivisme interroge les formes et moyens d’exploitation des ressources naturelles. Corrélée à l’industrialisation, multipliée par trois depuis 1970, notre consommation de matières résultant de l’extraction s’accélère aggravant l’empreinte carbone, les disparités entre les pays et au sein d’un même territoire. Fabrice Flipo revient sur les inégalités d’un système d’exploitation qu’il est urgent de changer.

Le suffixe « -isme » désigne généralement une manière de penser, une tournure d’esprit, un ensemble de raisonnements liés en systèmes. « L’extractivisme », comme nombre de concepts politiques, recouvre donc des réalités idéologiques diverses, en plus d’être utilisé de manière polémique ou dénonciatoire.

Un concept au cœur de controverses

Comme l’explique Anna Bednik dans La Grande Frontière[1], le concept d’extractivisme n’a pas toujours été péjoratif ou négatif. Il a servi du côté des écologistes ou du côté des théoriciens d’un écologisme populaire[2] à pointer l’existence de formes d’usages de la nature ne remettant pas en cause la pérennité de celle-ci, notamment dans la forêt amazonienne. Ce rapport d’usage entendait se distinguer d’une position « conservatrice » de la nature, sous la forme de nature vierge, mise en avant de manière plus spécifique dans l’écologisme nord-américain[3]. Issu d’une littérature à dominante latino-américaine, l’extractivisme a ensuite commencé à désigner des formes moins soutenables de rapport à la nature, de la part de gouvernement de droite comme de gauche. Si les premiers préféraient « laisser faire le marché », les seconds déployaient une politique plus participative[4], dont le résultat était malgré tout d’épuiser la ressource.

Les positionnements sont toujours divers et les controverses sont vives. Si Anna Bednik refuse « l’industrialisation de l’existant », comme elle l’indique, de concert avec certains mouvements autochtones latino-américains, Matthieu Le Quang montrait dans le même numéro d’Écologie & Politique l’existence de deux autres courants, dans le gouvernement équatorien, à l’époque de la Révolution citoyenne de Rafael Correa[5] : les étatistes d’inspiration marxiste, cherchant à redistribuer la rente, pour financer le développement des sections les plus pauvres de la population, et d’autres courants indigènes souhaitant pouvoir utiliser la ressource, mais sans basculer dans une société de consommation exacerbée. De forts désaccords opposent ces différents courants, quant au « bon » rapport à la nature à mettre en œuvre.

L’accélération vertigineuse de notre consommation de matière

La corrélation entre montée en puissance de l’industrialisation et consommation de matière est forte, quand bien même un territoire ne vivrait que d’une fraction des flux globaux, et n’aurait donc aucune mine sur son territoire. Ainsi, alors que la population a doublé depuis les années 1970, la consommation matérielle primaire a plus que triplé. D’après l’OCDE, la trajectoire tendancielle, dans le monde, tous secteurs confondus, amène la consommation de matériaux à doubler d’ici 2060, passant de 89 milliards de tonnes consommées par an en 2011 à 167[6]. Le rapport du PNUE fait état de prélèvements plus importants encore : 183 milliards de tonnes dès 2050[7]. Les quantités commercialisées ne représentent certes que 15 % des quantités extraites : le reste, c’est les déchets d’extraction. Ainsi 96 % du minerai de cuivre reste sur place[8]. Le flux de matière commercialisée s’élève tout de même à 27 milliards de tonnes[9]. Pour se donner une idée de ces flux, un logement pèse dans les 200 tonnes[10], les flux globaux commercialisés en 2011 sont donc équivalents à 135 millions de logements.

D’ailleurs, suivant l’OCDE, les minéraux non-métalliques tels que le sable, le gravier et le calcaire représentent la moitié du flux mondial ; tous trois sont utilisés pour faire le béton. Dans le scénario tendanciel, leur consommation devrait croître de 95 % sur la période indiquée, passant de 44 à 86 milliards de tonnes. La croissance la plus forte serait celle des métaux : de 9 à 20 milliards de tonnes (+122 %). Ils ne représentent que 10 % du volume extrait, mais leur importance est majeure, en valeur. Les deux autres catégories principales sont les combustibles fossiles (de 15 à 24 milliards de tonnes, soit +60%) et la biomasse (de 22 à 37 milliards de tonnes, soit +70 %). Les sept « grands métaux », en raison de leur importance en volume (aluminium, cuivre, fer, manganèse, nickel, plomb et zinc), voient leur empreinte carbone augmenter sans cesse, jusqu’à représenter 9 % des GES en 2060 ; leurs émissions auront alors quadruplé, par comparaison avec 2017.

Des flux inégaux, des relations de dépendance accrues à tous les échelons

Ces flux moyens sont très inégalement distribués. Les gisements de « grands métaux » sont assez bien répartis. Les métaux rares tels que le néodyme des aimants (vibreur des téléphones portables) sont beaucoup moins régulièrement déposés dans la croûte terrestre. De plus les concentrations diminuent : le minerai de cuivre ne contient plus que 0,55 % de métal, contre 0,75 % dans les années 1970. La formation initiale de la planète n’est pas le seul facteur en jeu. S’ils sont immobiles à échelle de temps humaine (siècles), les métaux se déplacent, à échelle géologique (millions d’années), sous l’effet de réactions chimiques ou de l’activité du vivant. La biomasse a une dynamique plus rapide ; c’est elle qui détermine en large partie les grandes ères géologiques : jurassique, etc. jusqu’à « l’Anthropocène », caractérisé, justement, par l’échelle à laquelle les matériaux de la planète sont manipulés, par une seule espèce.

Le rôle des pays, individus, entreprises, etc. dans ces circulations est aussi très inégal. La position subalterne des pays en développement dans les chaînes de valeur globales peut faire l’objet d’une lecture écologique de la thèse classique de l’échange inégal[11]. La valeur économique se concentre en effet dans les activités de conception et de transformation. Le libéralisme et le capitalisme considèrent que « le marché » est « libre » d’allouer les ressources, et qu’il le fait de la manière « la plus efficiente », c’est-à-dire en générant « le plus » de valeur et « donc » supposément de bien-être pour la majeure partie de l’humanité. Évidemment la réalité est un peu différente, avec les inégalités massives que l’on connaît et que Thomas Piketty a situées dans la longue durée, soulignant l’importance du patrimoine, du stock, et notamment de l’immobilier. Ce que les théories de la dépendance ont souligné au niveau international se retrouve dans les entreprises, les pays ou les territoires avec les « classes créatives » d’un côté et les gilets jaunes de l’autre[12] ; auxquelles s’ajoutent les rentiers identifiés par Piketty, qui tirent leurs revenus du simple fait d’être propriétaire des biens que d’autres sont contraints de leur louer, souvent à bas coût, ce qui implique une faible participation aux circuits de l’échange.

Les pays dit «riches» cumulent empreinte écologique importante et lourde dépendance à l’égard des macrosystèmes et des infrastructures

Un pays développé comme la France ne fabrique qu’une faible part de ce qu’il utilise : le reste vient par route, rail, bateau ou avion. Ces pays sont donc lourds d’une empreinte écologique importante, souvent largement supérieure à celle des pays en développement. Néanmoins l’empreinte dépend aussi de la population et de la capacité du territoire. L’empreinte écologique de la Chine, de l’Inde, des États du Moyen-Orient et de nombreux micro-États (Singapour) excèdent largement leur biocapacité, indicateur focalisé sur les ressources renouvelables, qui accorde une grande importance aux émissions de gaz à effet de serre[13]. Sous l’angle de la consommation matérielle, plus particulièrement pertinent pour la notion d’extractivisme, des pays comme les États-Unis ou le Japon sont sans surprise des importateurs nets, tandis que l’Australie est un gros exportateur, en particulier de métaux, avec le Chili[14]. La corrélation entre croissance économique et intensité matérielle est forte ; la courbe ascendante de demande de matériaux est en effet brutalement, mais temporairement, stoppée en 2008.

Les pays développés sont souvent présentés comme « riches », ce qui est exact d’un point de vue monétaire. Ils disposent de moyens financiers et techniques supérieurs aux autres pays. Mais c’est une erreur de penser que ces moyens pourraient être utilisés pour n’importe quel but, de manière indifférente, à la manière de simples instruments. Les pays développés sont aussi lourdement dépendants des macrosystèmes techniques et infrastructures qu’ils ont déployés au cours des décennies passées, et qui sont indispensables pour les besoins les plus essentiels : pour se nourrir, l’homme industriel va au supermarché et non dans les champs ou la forêt, bien qu’il demeure une pratique de la chasse, plus récréative que nourricière. Les pays en développement sont moins dépendants de ces circuits complexes. Les voitures dont ils disposent, étant souvent plus anciennes, sont plus faciles à recycler et à réparer. L’agriculture est plus locale. Les écosystèmes sont souvent plus riches. Des pays tels que l’Inde ou la Chine fabriquent en grande partie ce qu’ils consomment, à la différence de la France.

Comment changer?

La question se pose de savoir comment changer. Deux grandes conceptions s’opposent : les « petits gestes » et la « révolution ». L’inertie des macrosystèmes techniques ou des schèmes culturels interdit de penser qu’une révolution telle qu’une prise de pouvoir de l’État changerait « tout ». À l’opposé chacun conçoit bien que les petits gestes ne seront pas suffisants, qu’il faut « faire plus ». À l’occasion des mouvements de gilets jaunes, le marxisme étatique évoqué plus haut, en la personne d’Andreas Malm, proposait de généraliser la voiture électrique. Un triple fétichisme est alors à l’œuvre : de l’État (l’État peut tout), de l’argent et de la technologie. Produire en masse des voitures électriques sur un océan de billets rappelle certes 1917. Mais il manque l’adhésion des foules. Les gilets jaunes se sont montrés sceptiques envers la solution électrique, en partie à juste titre. La question première est donc de savoir comment mobiliser les foules.

[1]        Bednik, Anna, « La grande frontière », Écologie & politique, vol. 59,  no. 2, 2019, pp. 29-40.

[2]        J. Martínez-Alier, De la economía ecológica al ecologismo popular, Barcelona, Icaria, 1992.

[3]        Larrère, Catherine et Larrère, Raphaël, Du bon usage de la nature, Paris, Aubier, 1997.

[4]        M. Svampa, « Néo-“développementisme” extractiviste, gouvernements et mouvements sociaux en Amérique latine », Problèmes d’Amérique latine, n° 81, été 2011, p. 112.

[5]        Le Quang, Matthieu, « Penser l’extractivisme en Amérique latine à partir de l’écosocialisme », Écologie & politique, vol. 59,  no. 2, 2019, pp. 57-71.

[6]        OECD, Global material resources outlook to 2060 – Economic drivers and environmental consequences, 2018.

[7]        UNEP, International Resource Panel, International Trade in Resources, 2015.

[8]        Bihouix, Philippe et Guillebon de, Benoit, Quel futur pour les métaux ? Raréfaction des métaux : un nouveau défi pour la société, Paris, EDP Sciences, 2010, p. 76.

[9]        PNUE, « Global Material Flows and Resource Productivity. An Assessment Study of the UNEP International Resource Panel », 2016, p. 15.

[10]     http://www.norme-bbc.fr/1916-les-atouts-de-lossature-bois/

[11]     Amin, Samir, Le développement inégal, Paris, Editions de Minuit, 1973.

[12]     Faburel, Guillaume, Les métropoles barbares, Paris, Le Passager Clandestin, 2018.

[13]     http://data.footprintnetwork.org/#/

[14]     Wiedmann, Thomas O. et al., « The material footprint of nations », Proceedings of the National Academy of Sciences, vol. 112,  no. 20, mai 2015, p. 6271.

Pour citer cet article

Fabrice Flipo, «L’extractivisme, un système d’exploitation en question», Silomag, n°12, novembre 2020. https://silogora.org/lextractivisme-un-systeme-dexploitation-en-question/

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