Élection, mandat non impératif, liberté d’expression et délibération sont des principes constitutifs de la notion de « gouvernement représentatif ». Tout en explicitant leur contenu historique, Paul Alliès déconstruit ici ces quatre principes normatifs qui correspondent à des croyances partagées aussi bien par les populations que par le personnel politique. Même s’ils se vident aujourd’hui de leur substance, ces principes constituent toujours d’importants obstacles à la démocratisation du pouvoir.
La notion de « gouvernement représentatif » s’est imposée dans le dernier quart de siècle pour analyser la forme universelle qu’aurait prise la démocratie représentative de par le monde[1]. Son succès tient au fait qu’elle est à la fois une généalogie, depuis l’Antiquité, de l’organisation des gouvernements, et une analyse des rapports entre celle-ci et les institutions démocratiques contemporaines. Cette notion tiendrait à quatre principes : 1) les gouvernants sont désignés par élection à intervalles réguliers ;2) ils conservent une certaine indépendance vis-à-vis de leurs électeurs ; 3) ces derniers expriment leurs opinions et volontés librement, indépendamment de leurs gouvernants ;4) les décisions publiques sont soumises à discussion.
Quelles que soient les possibles critiques du caractère excessivement normatif de l’énoncé de ses principes, on admettra qu’ils correspondent à des croyances solidement installées dans nos sociétés. Leur force est d’être partagées par les populations et le personnel politique qui est censé les représenter. Si bien que toute entreprise de démocratisation du pouvoir doit passer par la déconstruction de ces quatre principes (on traitera ensemble des deux derniers).
L’élection, seul mode de désignation des gouvernants.
Cette forme de participation politique est devenue exclusive de toute autre, et ce à partir des révolutions américaine de 1776 et française de 1789. Jusque-là et depuis le siècle de Périclès, d’autres procédures dont le tirage au sort, avaient été largement pratiquées. Or, une confusion s’est imposée à l’orée des nouveaux régimes politiques, entre République et Démocratie. L’intérêt des Pères fondateurs et des premiers constituants s’est porté sur la longue et riche trajectoire des formes républicaines du gouvernement, depuis l’Antiquité gréco-romaine[2]. Cette inspiration républicaine était bien faite pour récuser les formes monarchiques des États que ces bourgeoisies affrontaient. Mais elle n’allait pas jusqu’à la démocratisation des modes de sélection des gouvernants. Les révolutionnaires avaient une appartenance de classe qui les empêchait de le faire. Ce choix ne relevait donc pas d’une simple histoire des idées. Si bien que ce sont des systèmes hybrides qui se sont construits, combinant souveraineté populaire et élection de ses représentants. Cette dernière est bien une procédure de nature aristocratique : un petit nombre d’individus devient légitime pour exercer le pouvoir dès lors qu’il procède exclusivement de l’élection. Et la lente extension du droit de suffrage, avant qu’il ne devienne universel, témoigne s’il le fallait de cette résistance des nouvelles classes dirigeantes contre la démocratie politique.
Encore aujourd’hui, les démunis et les dominés sont tenus en lisière du droit de suffrage[3]. Si bien que la démocratie représentative est un mode de production d’élites gouvernantes. On pourrait dire « à l’aveugle » : même quand les électeurs font sécession, la machinerie électorale reproduit les institutions auxquelles elle fournit le personnel nécessaire à leur bon fonctionnement. L’abstention peut devenir un phénomène massif, même dans les scrutins dits « à enjeux ». Elle est occultée par l’élection dès que celle-ci a réincarné les agents nécessaires aux gouvernements, centraux comme locaux[4].
Cette fonction épuise les autres formes de représentation de la société. Elle empêche que des aspirations sociales deviennent légitimes et se traduisent en politiques publiques. La démocratie dite participative est cantonnée à la périphérie des systèmes politiques. Les citoyens qui s’y impliquent sont condamnés à rester dans l’anonymat ou la marginalité.
Le tirage au sort d’assemblées délibérantes apparaît alors comme une alternative. Au point que certains l’opposent à l’élection[5]. C’est une solution qui a le mérite de mettre radicalement en cause un principe considéré comme intangible. Mais pour s’appliquer, elle suppose qu’il soit traité de deux problèmes. D’abord celui du « jugement rétrospectif » que permet la réitération de l’élection permettant de vérifier si les représentants ont tenu leurs promesses. Le tirage au sort ne requiert pas le consentement des citoyens et n’engage pas de responsabilité de ceux désignés ainsi pour faire des choix ou exercer des charges publiques. Ensuite, se pose le problème de la nature des institutions, de leurs pouvoirs, de leur durabilité. Le tirage au sort ne règle pas à lui seul la question du régime politique, depuis la garantie des droits jusqu’à la séparation des pouvoirs et l’existence des contre-pouvoirs.
Ce sont des sujets majeurs qui intéressent l’évolution de la « civilisation électorale » où le vote a fabriqué une adhésion silencieuse par laquelle s’est installé le mécanisme de la délégation[6]. Celle-ci a donc produit des habitus particulièrement puissants produisant une intériorisation des règles policées de la politique. L’obstacle qu’est l’élection de représentants ne saurait être traité indépendamment des autres entraves que porte en lui le «gouvernement représentatif ». Et en premier lieu celui de l’indépendance des élus.
La professionnalisation des élus, «loi d’airain» de la représentation
Sieyès et Condorcet sont parmi les meilleurs constituants de 1789 à défendre la totale indépendance des élus vis-à-vis de leurs électeurs, et ce durant la totalité de la durée de leur mandat. L’article 27 de la Constitution de la V° République le confirme : « Tout mandat impératif est nul ». L’élu incarne à lui seul l’intérêt général. L’autonomie qui lui est garantie par la loi fondamentale organise d’emblée la coupure entre le représentant et les représentés.
Pour autant, cette conception irénique ne résiste pas à l’entrelacs des groupes de pression et d’intérêts, des réseaux d’experts et de hauts fonctionnaires dont l’élu est le centre. Son territoire d’élection est souvent celui où sa dépendance vis-à-vis des milieux susceptibles de favoriser sa promotion et reproduction politique, est organisée et cultivée[7].
La fiction de l’indépendance est cependant bien faite pour masquer le travail que doit fournir un élu pour s’imposer dans le champ politique. L’éligibilité est une combinaison de notoriété sociale, de réputation de compétence, de soutiens partisans et militants. Elle est une propédeutique à la distinction sociale qui est au principe de l’exercice du mandat. L’inscrire dans la durée, en user comme d’une ressource spécifique dans un environnement hyperconcurrentiel oblige l’élu à se professionnaliser. Au point de considérer le mandat comme un métier même si cette dimension est récusée par les intéressés[8]. Un des moyens privilégiés jusqu’ici en France est le cumul des mandats dans l’espace et dans le temps. Il établit une hiérarchie dans la population des élus. Grâce aux privilèges qu’il donne pour accéder aux ressources redistribuables, il autorise une emprise clientéliste inégale sur les électeurs. Il garantit aussi matériellement une pérennité à la carrière de l’élu. Tout se passe donc comme si ce dernier était conduit, pour sacrifier à l’autonomie à laquelle il est condamné, à une obligatoire professionnalisation.
Une « loi d’airain » subséquente à celle condamnant les partis les plus démocrates à l’oligarchisation[9], une cause première de leur tendancielle marginalisation aujourd’hui. Cette loi se nourrit d’apports permanents d’une législation perfectionnant toujours plus l’organisation des pouvoirs. En témoigne par exemple, l’institutionnalisation de la coopération entre collectivités locales au gré des phases successives de décentralisation en France. Elle a à la fois, technicisé la gestion des compétences et dépolitisé les décisions publiques. Celles-ci se prennent et se font dans des enceintes de plus en plus éloignées des électeurs, selon des logiques de compromis et de transactions supra-partisanes[10]. La professionnalisation en sort renforcée au prix d’une distance augmentée d’avec les citoyens. Elle est devenue un facteur essentiel de leur défiance vis-à-vis de la démocratie représentative.
Les recours contre ce processus existent, souvent à l’état plus théorique que pratique. Mentionnons : le droit de veto (le référendum abrogatif ou d’initiative populaire) permettant aux citoyens d’abroger ou de rejeter une mesure adoptée par les élus ; le droit de révocation d’un élu avant la fin de son mandat. Le droit collectif de manifester, de grève, d’affirmative et class action, ou individuel de « lanceur d’alerte » sont autant de registres de contestation du monopole de la représentation élective. Se répandent les procédures déduites de la « démocratie participative » rendant légitimes des opinions parfois contraires à celles exprimées dans les instances élues[11]. Elles peuvent conduire à une reconsidération des deux derniers principes du « gouvernement représentatif ».
La libre expression des opinions et la délibération, sans aucune sanction
C’est là le principe le plus largement libéral de la démocratie représentative. Il procède de cet apprentissage précoce dans les cafés, les salons, les loges maçonniques, des élites éclairées du XVIIIe siècle, de la discussion libre, contradictoire, argumentée qui allait devenir l’apanage des enceintes parlementaires. Mais, il faut entendre en même temps la locution « sans sanction » dans son double sens : sans coercition de la part des gouvernants, mais sans ratification obligatoire de leur part.
La libre expression des opinions et des volontés est admise pour autant qu’elle n’aille pas à l’encontre du principe électif. On n’aurait garde d’oublier que l’élection est l’instrument clé pour produire un loyalisme essentiel à la survie des institutions. Si on observe partout et de tout temps, l’existence de cycles d’engagement et de dissidence, on constate que leur rythme comme leur amplitude sont de plus en plus bornés par deux phénomènes[12]. D’abord celui produit par la dévaluation des idéologies et l’ascension des réseaux sociaux (la révolution dite de l’information) qui banalisent les efforts requis pour la « prise de parole ». Ensuite celui qui voit les « opinions opiniâtres » marginalement prises en compte sinon refoulées par l’élection. Il en résulte une liberté d’expression plutôt liquide où se confondent petites indignations et grandes protestations. Au point qu’on peut se demander si la loyauté au système, attendue de cette dialectique entre les deux principes électif et libéral, n’est pas en train de se disloquer. Le socle de l’élection est ouvertement mis en cause au sein de l’Union européenne : depuis ce qu’il est convenu d’appeler le « théorème de Prodi » énoncé dans son discours d’investiture au Parlement de Strasbourg en décembre 1999 contre « les pressions directes des cycles électoraux nationaux », jusqu’à la déclaration de Wolfgang Schäuble au sommet européen de juillet 2015 après le référendum du 5 juin en Grèce : « On ne peut pas laisser des élections changer quoi que ce soit ». Tout se passe donc comme si la liberté d’expression s’étendait d’autant plus qu’elle ne trouvait plus de sanction quelconque.
Et pourtant, la croyance dans sa valeur se renforce toujours plus. Au point qu’une « démocratie d’opinion » pourrait advenir en actualisant le principe délibératif selon lequel toute décision publique doit subir l’épreuve de la discussion. Ce sont les parlements qui s’étaient vu assignés dans ce rôle. Mais l’infantilisation, en particulier en France, de toutes les assemblées locales et nationales dans l’évolution des régimes représentatifs empêche de croire qu’ils puissent désormais le faire. D’où le succès de la « démocratie participative » dont le contenu est donné par les diverses procédures de consultation du public (assemblées ou jurys citoyens, budgets participatifs, conférences de consensus, sondages délibératifs). Le mécanisme de la discussion de la décision importe plus que la décision elle-même. La délibération reste donc sans garantie d’aucun gouvernement d’une exécution quelconque, sauf à faire confiance aux promesses des élus. « Le mouvement est tout, le but final n’est rien » disait un fondateur de la social-démocratie[13]. C’est une devise qui guette ces nouvelles formes systémiques de démocratie où se dissout la question du pouvoir qu’il n’est plus question d’exercer dès lors que la discussion généralisée semble pouvoir changer la société.
On peut donc s’interroger finalement sur la résistance du « gouvernement représentatif » au changement social et politique que nous vivons. Cela exigerait d’intégrer les transformations du rôle de l’État dans ces nouvelles perspectives : la constitutionnalisation des droits du capital et du marché y occupe une place centrale, reléguant la souveraineté populaire aux confins des régimes politiques. L’ordolibéralisme est devenu la doctrine de ce nouveau mode de gouvernement, dont le prototype est l’Union européenne. Mais force est de constater, jusque dans les mobilisations sociales les plus récentes, la résilience des croyances instillées par la longue durée de ce mode de domination. Ses principes se vident peut-être de leur contenu historique, mais ils n’en demeurent pas moins présents comme autant d’obstacles dans la marche pour une démocratie jusqu’au bout : l’appropriation sociale de tous les moyens de contrôle des institutions de pouvoir.