Le marché africain de l’identification biométrique est en forte expansion depuis 2010. En s’appuyant sur le cas du Kenya, Héloïse Grard met en perspective les enjeux politiques du développement contemporain de cette technologie d’État au regard de la domination coloniale européenne passée. L’assignation à chaque citoyen.ne d’un numéro d’identification unique regroupant l’ensemble des informations connues par les administrations suscite aujourd’hui des mobilisations, pour éviter notamment qu’une partie de la population soit écartée de la reconnaissance juridique et des droits afférents, en raison des contraintes techniques de convergence des bases de données.
Depuis quelques années, de plus en plus d’États des pays du Sud utilisent les données biométriques de leurs citoyens à des fins d’identification. Réputée infaillible et particulièrement adaptée aux pays du Sud dont une partie de la population ne dispose pas de carte d’identité, la technologie biométrique a d’abord été développée dans le domaine électoral[1]. Vendus à prix d’or, les systèmes d’enregistrement biométrique des électeurs n’ont cependant pas empêché les scandales d’arriver[2]. Cet outil a également fait des émules dans le domaine des documents d’identité. Ainsi, les gouvernements adoptent progressivement des solutions d’identification biométrique de la population en constituant des bases de données centralisées et interopérables entre les différents services de l’État. L’exemple le plus évocateur est celui de l’Inde, où les bases de données du numéro unique d’identification de la population (Aadhar) contiennent les informations biométriques de plus d’un milliard d’individus.
Au Kenya, un projet du même type a vu le jour en 2019, le Huduma Namba[3]. À terme, il doit permettre aux citoyens de posséder une carte et un numéro unique d’identification contenant toutes les informations dont disposent les administrations à leur égard et de remplacer en les fusionnant les nombreuses cartes (carte d’identité, carte de sécurité sociale, carte d’électeur, …) qu’ils possèdent. Une seule base de données, la National Integrated Identification Management System (NIIMS), doit stocker toutes ces données d’identification. Néanmoins, le projet fait l’objet de nombreuses polémiques liées à l’histoire ou à l’actualité du pays. Elles ont mené à des recours de la part d’associations de la société civile contre sa mise en place. En 2022, alors que les cartes tardent à être imprimées et récupérées par les citoyens, le gouvernement a décidé des coupes budgétaires relatives au projet qui lui a déjà coûté 10 milliards de Shillings (un peu plus de 80 millions d’euros).
Cet article vise à revenir sur les polémiques historiques et contemporaines liées à la constitution de bases de données d’identification de la population dans les pays du Sud. En s’inscrivant dans un cadre historique, il questionne le caractère politique et non strictement technique de telles bases de données. Avant de nous intéresser à la période contemporaine, nous reviendrons sur la question historique de l’identification des populations au Kenya, et ce, depuis la période coloniale.
L’identification par la biométrie, une technique coloniale de gestion de la main-d’œuvre
La biométrie, soit l’utilisation des données du corps humain (empreintes digitales, iris des yeux, timbre de voix, ADN), à des fins d’identification des individus n’est pas une technique nouvelle. Elle part d’un principe simple : chaque individu a des caractéristiques distinctes et uniques, qui peuvent permettre de le reconnaître et de le différencier parmi des millions d’autres. Après son invention à la fin du 19ème siècle et son utilisation pour la reconnaissance des populations marginalisées en Europe, l’utilisation des empreintes digitales est généralisée dans les possessions de l’empire colonial britannique. Elle doit permettre la reconnaissance des populations colonisées à des fins de gestion de la main-d’œuvre locale. Après des premières expérimentations en Afrique du Sud[4], les Britanniques commencent à utiliser cette technique d’identification au Kenya en 1920. La mise en place de cette politique fait suite à la demande des colons anglais qui veulent lutter contre les désertions des populations locales pour l’exploitation de leurs terres[5]. À cette époque, chaque homme noir de plus de 13 ans doit porter en permanence une plaque, le kipande, permettant son identification par son employeur, les forces de l’ordre ou tout administrateur colonial[6]. Le système mène à de nombreux abus envers les populations colonisées. Dans un contexte de faible attention portée à ces dernières par les autorités[7], le système doit permettre de contrôler facilement les besoins de main-d’œuvre, les déplacements et éventuelles fuites et rébellions des travailleurs. Vécu comme un signe d’asservissement ultime et une humiliation par les populations locales qui se révoltent[8], contesté par les squatters qui arguent que le système augmente les procédures administratives, le kipande est finalement abandonné en 1947 et remplacé par une carte d’identité biométrique pour tous les habitants du protectorat.
Quasiment un siècle plus tard, lors de la mise en place du système Huduma Namba, l’analogie avec le système colonial ne passe pas pour les Kenyans[9]. Des voix s’élèvent contre le retour à ce type d’identification historiquement chargé de douleur et de domination, notamment via le hashtag #ResistHudumaNamba. La nouveauté dans le système contemporain est la numérisation et la concentration d’informations sans précédent qu’elle rend possibles par la création d’une base de données unique, accessible à tous les services de l’État. Les principaux points d’attention dans le débat contemporain concernent ainsi la question des données et leur protection par les autorités.
Protection des données et exclusions, les enjeux contemporains des bases de données étatiques
Peu après le lancement du programme par un cavalier législatif le 7 août 2018, la constitution et la gestion de cette base de données font l’objet, en 2019, d’un recours juridique de la part d’associations de la société civile. Parmi elles, on compte le Nubians Rights Forum, la Kenya Human Rights Commission et la Kenya National Commission on Human Rights. Le recours porte sur la contestation de la collecte d’informations GPS et ADN jugée trop intrusive envers les populations et qui inquiète les parties concernant d’éventuelles utilisations commerciales ou politiques de ces informations. Le 30 janvier 2020, la Cour Suprême interdit la collecte de ces données, considérant que les empreintes digitales sont suffisantes pour la reconnaissance des individus[10]. Le jugement insiste également sur deux points importants dans le cadre de telles politiques.
D’une part, il rappelle la nécessité d’une régulation législative portant sur la protection des données personnelles des citoyens. En effet, au moment de la mise en place du Huduma Namba, le pays ne possède pas de loi de ce type. Ce sera en partie fait en 2019 avec la Data Protection Bill inspirée des standards du Règlement Général sur la Protection des Données européen (RGPD) et qui prévoit également la nomination d’un commissaire à la protection des données[11].
D’autre part, le jugement revient sur le caractère potentiellement excluant de tels types de programmes. Dans un objectif d’incitation à l’enregistrement, le gouvernement avait fait savoir que la carte serait obligatoire pour accéder à tous les services publics. Les avocats du Nubian Rights Forum ont particulièrement insisté sur les discriminations que cette mesure implique pour les minorités, en particulier les Nubiens. Ces populations font face à des obstacles pour obtenir la nationalité kenyane. Ils doivent passer par une procédure spécifique, le vetting[12], qui prend souvent plusieurs années, ce qui explique le faible taux de possession de documents d’identités chez les Nubiens. Ainsi, plutôt que de permettre un meilleur accès à une identité juridique[13], la solution biométrique promue par les organisations internationales (ONU, Banque mondiale, …) se serait traduite dans les faits par une exclusion des services publics des populations déjà exclues de l’état-civil.
Cet exemple permet de constater qu’au-delà des questions de stockage des données, la mise en place de bases de données interopérables soulève la question politique de reconnaissance de la citoyenneté des individus et de leur accès aux droits. De ce point de vue, le caractère d’« interopérabilité » pose problème. Du fait de l’unicité des empreintes digitales, elles peuvent conduire à des difficultés liées à un double enregistrement. C’est le cas des Kenyans qui vivent aux abords de la frontière somalienne et qui sont déjà enregistrés dans les bases de données du Haut-Commissariat aux Réfugiés (HCR) de l’ONU.
Dans cette zone, le HCR gère depuis des décennies des camps de réfugiés (dont les plus importants sont Daadab et Kakuma). L’organisation utilise depuis 2012, les empreintes digitales pour la reconnaissance des populations qui vivent dans les camps et la délivrance du statut de réfugié. Ce statut leur permet d’accéder à de modiques rations de nourriture, d’argent, de produits de base pour survivre. Dans le nord du Kenya, les populations font face depuis de nombreuses années à des sécheresses, des famines liées au réchauffement climatique. Pour les populations kenyanes qui vivent aux abords des camps, l’enregistrement sous un statut de réfugié leur assure quelques ressources pour survivre face aux aléas climatiques[14]. Depuis 2011, la gestion des bases de données de l’ONU concernant les réfugiés a été progressivement transmise au ministère de l’Intérieur kenyan[15]. Du fait de l’unicité des données biométriques et de la convergence des bases, des Kenyans enregistrés comme réfugiés ne sont plus en mesure de demander une carte d’identité kenyane. Reconnus comme réfugiés somaliens, ces citoyens font donc face à un double enregistrement qui leur a permis de survivre, mais les prive désormais de leur citoyenneté et des droits afférents.
Ainsi, alors que l’utilisation des technologies dans l’action publique est souvent présentée comme un simple outil technique, elle recouvre des questions politiques cruciales pour les citoyens. Au Kenya, l’utilisation des caractéristiques biométriques à des fins d’identification de la population ravive une histoire politique marquée par la domination coloniale européenne.
Plus encore, dans un contexte contemporain de valorisation marchande croissante des données, la constitution de bases de données étatiques pose la question de leur protection et de la régulation juridique de leur utilisation.