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L’Union européenne ou le reflux (d’une conception) du service public

L’Union européenne ou le reflux (d’une conception) du service publicTemps de lecture : 8 minutes

« Service public » est un terme qui sonne singulièrement à une oreille française portant en lui les luttes ayant amené des conquis sociaux qui rendent la vie de tous et en particulier des plus démunis plus humaine. Bien que ce signifiant revête un sens davantage politique, il est également une construction juridique que nous propose ici de détailler David Charbonnel, maître de conférence en droit public à l’Université de limoges. Une construction française qui s’est heurtée à une autre, celle voulue par l’Union européenne charriant avec elle une conception néolibérale, radicalement opposée aux valeurs de solidarité nationale censées être inhérentes au service public.

Le service public est certainement perçu comme une notion plus politique que juridique. Il revêt en France une puissante dimension idéologique et symbolique. Devant beaucoup aux idéaux de la Révolution, il tire d’abord sa valeur de ce qu’il évoque dans la conscience collective : un fondement de l’identité publique, un socle du lien social. Il est tout à la fois un discours et un instrument de légitimation de l’État républicain. Pour Léon Duguit, éminent juriste du début du XXe siècle, l’État n’était même qu’une « coopération de services publics organisés et contrôlés par des gouvernants »[1].

Reste que le service public revêt également dans le système français, grâce à la jurisprudence du Conseil d’État et à la contribution de la doctrine, une importante dimension juridique et technique. Il constitue une notion cardinale du droit administratif, droit exorbitant que l’on distingue du droit commun conçu, disons-le simplement, pour les rapports de particulier à particulier. La définition que l’on peut en donner traduit sa singularité juridique, indissociable au fond de sa connotation politique. Le service public s’entend de toute activité d’intérêt général contrôlée par une personne publique — que celle-ci l’exerce importe peu — et soumise, fût-ce partiellement, à un régime spécifique constitué de moyens de gestion publique et cristallisé autour de principes généraux : égalité, continuité, adaptation, neutralité.

C’est de la remise en cause de cette spécificité juridique qu’il est en première approche question lorsque sont évoquées, quel que soit d’ailleurs le registre retenu, les mutations d’influence européenne qu’a subies, à partir des années 1990, le service public français — la conception française du service public[2] n’étant jamais qu’une manière d’exprimer l’existence d’un régime différent de celui des entreprises privées.

La construction européenne, si elle ne porte pas la responsabilité de tous les maux qu’on veut parfois lui imputer, a néanmoins joué le rôle de catalyseur de la diffusion des thèses néolibérales. Or, il y a entre service public et néolibéralisme « une relation conflictuelle qui renvoie aux oppositions classiques État/marché, public/privé, administration/entreprise, logique sociale/logique marchande »[3]. Surmontant ou ignorant de telles distinctions, promouvant des formes et des catégories de pensée économiques censées être applicables aux organisations de toute nature, le droit de l’Union européenne (dit auparavant droit communautaire) a largement contribué à l’altération de la conception du service public.

La soumission à la logique de l’économie de marché

Les interactions entre services publics et marché sont anciennes. Pendant la majeure partie du XXe siècle, dans le contexte de l’État-providence, elles ont été l’occasion de l’affirmation de la spécificité juridique des premiers contre les impératifs du second. En 1980, le conseiller d’État Michel Combarnous définissait encore le service public comme l’activité d’intérêt général assumée par la collectivité publique et « soustraite à l’initiative privée et aux lois du marché »[4]. Il faut dire que la question des activités d’intérêt général ne préoccupait guère, à cette époque, les autorités communautaires. Mais la crise économique liée aux chocs pétroliers des années 1970 est venue ébranler cet univers mental et les croyances qui le sous-tendaient. Elle a conduit à ériger la régulation marchande en paradigme de l’organisation sociale et à invalider l’axiome de l’efficacité de la gestion publique des services publics.

La soumission de ces derniers à la logique de l’économie de marché — signifiant leur infériorisation — a précisément été suscitée par la relance du processus d’intégration européenne, à la suite de l’adoption en 1985 du Livre blanc sur l’achèvement du marché intérieur puis de la signature, l’année suivante, de l’Acte unique européen. Une politique offensive de déréglementation des services publics — des services d’intérêt économique général, selon les termes choisis dès l’origine — s’est ensuivie sous l’impulsion de la Commission européenne agissant sur le fondement de l’article 90 du Traité de Rome (aujourd’hui art. 106 TFUE), de sorte que leur régime juridique réputé protecteur corresponde enfin aux lois d’un marché ouvert et ne soit plus la cause de distorsions de concurrence. Cette politique, qui a profité de la pleine autorité acquise en 1989 par le droit communautaire sur la loi française, a d’abord concerné les grands services en réseau organisés sous forme de monopoles nationaux (télécommunications, poste, énergie, transports).

Les réactions nationales, empreintes d’une vive inquiétude, n’ont pas tardé. En 1993, le gouvernement français a vainement présenté un projet de charte européenne des services publics à l’effet d’en mieux définir la place et la spécificité. En 1995, le Premier ministre Alain Juppé a envisagé de constitutionnaliser la notion de « service public à la française » mais s’est achoppé à son ambiguïté ; le but était de contrer l’« approche très idéologique » de Bruxelles visant à « casser les services publics pour introduire le système privé et la concurrence dans tous les domaines »[5]. Le Conseil d’État lui-même s’est ému des évolutions à l’œuvre dans son rapport public de 1994 : « L’Europe n’instruit pas le procès du ou des service(s) public(s) ; elle fait pire ; elle ignore largement la notion de service public et l’existence de services publics, ayant tendance à n’identifier aucune zone intermédiaire entre les services régaliens ou sociaux […] et les entreprises ordinaires »[6].

La controverse a cependant fait long feu – y compris en doctrine, où le discours de la réforme finira par succéder à celui de la mise à l’épreuve – puisqu’en 1996 et 1997, le Conseil d’État, ne pouvant plus longtemps aller au rebours des politiques communautaires, après avoir opposé une certaine résistance, a admis par sa jurisprudence que les services publics devaient respecter les règles européennes et internes du droit de la concurrence. Ceux-là sont, depuis lors, pleinement subordonnés à l’ordre de marché.

La subsidiarisation du régime de service public

S’il n’en est pas la cause exclusive, le droit de l’Union européenne a profondément transformé l’environnement normatif des services publics. Il a activement déterminé leur conversion aux méthodes et moyens du privé, supposés correspondre au modèle marchand qu’il ordonnance. On ne peut ici qu’en évoquer les manifestations les plus saillantes. Le droit de l’Union européenne a favorisé le développement du mode d’action contractuel au détriment de l’acte unilatéral (dévolution des services, emploi public). Il a circonscrit les situations monopolistiques faisant obstacle à la réalisation d’une concurrence effective, de même que les aides d’État incompatibles avec le marché intérieur. Il a justifié le morcellement des missions et la dissociation des activités de service public en réseau (fonctions de régulation/fonctions de gestion, gestion de l’infrastructure/gestion de l’activité). Il a fragilisé le statut d’établissement public en voyant à travers lui une garantie implicite et illimitée (dans son montant) de l’État, c’est-à-dire une aide d’État – l’établissement public renfermant également des faiblesses d’ordre gestionnaire dans un contexte d’économie de marché. Il a par suite suscité la transformation de grands opérateurs publics en sociétés commerciales (EDF, GDF, La Poste…), amplifiant ainsi la suspicion à l’égard des formes de l’interventionnisme public. Ces mutations au point de vue organique ont eu des conséquences sur la nature du droit applicable, qui à son tour s’est privatisé (régimes des biens, des agents, des contrats…). De façon générale, la logique concurrentielle suppose une logique commerciale qui a modifié les termes du fonctionnement des services publics, spécialement de l’égalité qui se joue devant eux au moment de la définition des tarifs d’accès.

Ces transformations ne doivent pas laisser croire que le régime exorbitant des services publics appartient au passé. Il a été comprimé et le droit de l’Union européenne a conduit à devoir justifier, par exception, sa mise en œuvre. L’article 106§2 du TFUE pose, en des termes inchangés depuis 1957, le principe de la soumission des services d’intérêt économique général « aux règles des traités, notamment aux règles de concurrence, dans les limites où l’application de ces règles ne fait pas échec à l’accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie ». Certes, dès les années 1990, les institutions communautaires ont elles-mêmes pris conscience des limites de ce système aux fins de réalisation de l’interdépendance sociale : la Cour de justice a accepté d’écarter les règles de concurrence au nom de l’intérêt général dans quelques affaires remarquées, sur le fondement des dispositions précitées ; le législateur européen a développé la notion de service universel dans quelques secteurs (télécommunications, poste, fourniture d’électricité), reconnaissant la nécessité d’y assurer des prestations élémentaires et de déroger aux prescriptions concurrentielles. Néanmoins, et quelle que soit l’hypothèse retenue, l’exercice de conciliation pour penser la satisfaction des besoins socio-économiques s’opère toujours dans les mêmes conditions. La concurrence est la donnée première, quand le régime exorbitant de service public est la donnée de second rang, subsidiaire, qu’il faut justifier parce qu’elle ne va pas de soi. Aussi conviendra-t-on, sans tomber dans un discours préconçu et stérile sur les conséquences de l’intégration économique européenne, que le service public n’a aujourd’hui plus la même place, plus le même rôle. Une conception plus agissante est-elle alors envisageable ? Le Traité d’Amsterdam de 1997 a rangé les services d’intérêt économique général parmi les valeurs communes de l’Union et reconnu leur rôle dans la promotion de la cohésion sociale et territoriale. Le Traité de Lisbonne de 2007, entré en vigueur en 2009, a conféré une valeur juridique à la Charte des droits fondamentaux, dont l’article 36 dispose que l’Union « reconnaît et respecte l’accès aux services d’intérêt économique général […] conformément aux traités, afin de promouvoir la cohésion sociale et territoriale de l’Union ». Et il a annexé aux traités un protocole no 26 « sur les services d’intérêt général », qui privilégie une approche globale du service public et précise le contenu des valeurs communes reliées aux services d’intérêt économique général. Ces évolutions, bien qu’elles puissent paraître inabouties faute d’être consistantes, dévoilent une voie pour continuer à penser juridiquement le service public comme un objet spécifique. Cette voie est étroite — on l’a compris, le droit de l’Union européenne ne relaie pas la conception française du service public —, mais elle existe. Gageons, comme le flux succède au reflux, qu’elle sera effectivement empruntée et surtout qu’elle ne sera pas une impasse. Car le service public, bien plus qu’un héritage juridique à conserver, est un rouage essentiel de la régulation sociale en ce qu’il permet de répondre à l’expression de besoins fondamentaux, singulièrement

[1] L. Duguit, Traité de droit constitutionnel, t. 2, de Boccard, 3e éd., 1928, p. 59.

[2] Cf. J. Caillosse, La constitution imaginaire de l’administration, PUF, 2008, p. 52 et s.

[3] P. Chambat, « Service public et néolibéralisme », Annales Économies Sociétés Civilisations 1990, no 3, p. 615.

[4] M. Combarnous, « L’approche juridique, le service public industriel et commercial dans la société française d’aujourd’hui », Actes du colloque de Rouen, supplément aux dossiers et documents du Monde, oct. 1980.

[5] Propos prononcés le 10 déc. 1995 lors d’une interview accordée à France 2 et rapportés dans Le Monde, 12 déc. 1995.

[6] Conseil d’État, Service public, services publics : déclin ou renouveau ?, Rapport public de 1994, La Documentation française, EDCE 1995, no 46, p. 38.

Pour citer cet article

David Charbonnel, «L’Union européenne ou le reflux (d’une conception) du service public», Silomag, n°18, mai 2024. URL: https://silogora.org/lunion-europeenne-ou-le-reflux-dune-conception-du-service-public/

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