L’archipel du féminisme se compose d’une variation de points de vue, certains nuancés, d’autres dogmatiques et souvent opposés. Dans cet article, Martine Storti propose une clarification de ses lignes de tensions. Elle revient ainsi sur les usages et mésusages sémantiques des multiples adjectifs qu’on accole au substantif « féminisme ». De l’apparente radicalité de l’intersectionnalité aux apories du féminisme universaliste, l’autrice discute de manière critique ces différentes approches. Elle plaide, au final, pour la construction d’un nouvel universel qui tiendrait compte de la spécificité des situations.
La liste est assez longue des adjectifs qui désormais s’accolent au substantif féminisme : aux anciens « universaliste » et « différentialiste » se sont ajoutés : « blanc », « black », « afro », « occidental », « antiraciste », « islamique », « musulman », « post-colonial », « décolonial », « intégral », « civilisationnel », et sans doute j’en oublie !
Avec ces adjectifs sont énoncées des analyses et des pratiques opposées. Ainsi, il est féministe de lutter contre la prostitution ou de la défendre ; d’être favorable à la gestation pour autrui ou de la condamner ; de mener des luttes contre le harcèlement ou de juger qu’elles conduisent à limiter la liberté sexuelle ; d’assimiler l’universalisme à l’impérialisme et au racisme ou au contraire de s’en faire l’avocat.e tout en le rabattant sur l’identité française.
Désaccords et dissensus ne sont pas en soi un problème, mais des expressions de la démocratie. Ils ne sont pas non plus une nouveauté, il n’y a jamais eu une pensée unique du féminisme, ce qui n’a rien d’étonnant vu la complexité de l’enjeu.
Cependant s’agit-il seulement de désaccords et d’un pluralisme bienvenu ? Ou bien de confusions, d’entreprises de brouillard et de brouillages, de détournement et de captation d’un mot ?
Des mésusages politiques de l’étiquette féministe
La palme de la confusion revient au féminisme dit « intégral », cet adjectif ne signifiant pas la prise en charge de l’ensemble des questions qui concernent les femmes, mais leur réduction à la maternité et à la défense « des mères sacrifiées et des corps bafoués ». Bafoués par qui, par quoi ? Par le mauvais féminisme porteur de la contraception, de l’avortement, de la PMA, de la GPA, tout cela présenté comme formant un ensemble indissociable. Il y a là un véritable dévoiement du féminisme que l’on retrouve aussi du côté de collectifs qui se proclament « féministes identitaires » ou « féministes occidentalistes » et qui se situent dans une perspective ouvertement raciste puisqu’ils considèrent par exemple que les violences sexuelles contre les femmes sont uniquement le fait « des immigrés » ou « des musulmans ». Nous sommes en présence d’un positionnement idéologique, ici délibérément identitaire, qui précède et commande l’approche du réel.
Mais d’autres adjectifs à la mode qui se donnent en outre comme des figures actuelles de la radicalité commandent aussi une soumission du réel à une idéologie.
Le concept d’intersectionnalité, forgé aux USA en 1989 par Kimberlé Crenshaw, théoricienne du droit et féministe américaine, est un outil d’analyse et d’action pertinent tant est nécessaire et séduisant le projet de décrire, analyser et combattre en même temps plusieurs oppressions et dominations. Oui à l’intersectionnalité lorsqu’elle a une telle ambition. Mais non lorsqu’elle devient – et c’est hélas trop souvent le cas – un outil de sommation, d’injonction et de disqualification. Une féministe politiquement correcte doit en effet se déclarer au moins intersectionnelle sinon elle prend le risque de récolter une accusation majeure : être aveugle à l’oppression de classe et surtout de race. Et dans bien des cas non seulement aveugle, mais complice, voire actrice. Autant dire une horrible « féministe blanche ».
Sur ce chemin, l’intersectionnalité croise le courant décolonial.
Les amnésies volontaires du féminisme décolonial dans sa réécriture de l’histoire
On pourrait supposer que la perspective décoloniale vise à analyser et à lutter contre des effets encore présents du colonialisme, tant il est vrai que les blessures de l’histoire ne se referment pas en quelques décennies.
Mais l’entreprise, conduite d’abord par des théoriciens latino-américains, a une ambition autre. Elle prétend fournir les clefs de l’Histoire, du moins celle qui commence en 1492, avec « la découverte /conquête de l’Amérique », soit l’origine de « la modernité occidentalocentrique », et comme telle décrite intrinsèquement esclavagiste, coloniale, impérialiste et raciste.
L’approche décoloniale, lorsqu’elle s’applique au féminisme, se donne pour objet la construction d’un « autre récit » dont l’essentiel consiste à dessiner le tableau noir du « féminisme blanc » et à écrire ou plutôt réécrire une histoire monotone, uniforme, unique, de procès rétrospectifs et d’amalgames.
Les « féministes blanches » auraient été et seraient toujours, sauf à battre leur coulpe, indifférentes à l’enjeu du colonialisme et de ses effets racistes. Pour oser de telles affirmations, il faut s’autoriser bien des omissions volontaires.
Omis l’enracinement du militantisme d’extrême gauche dont seront issues les filles du MLF dans le soutien à l’indépendance de l’Algérie pour celles qui en avaient l’âge, et surtout, pour la plupart, plus jeunes, le soutien à la lutte du peuple vietnamien contre l’impérialisme américain. Omise la solidarité avec la Coordination des femmes noires, avec les Chiliennes après le coup d’État du général Pinochet, avec les Espagnoles emprisonnées sous Franco, avec les femmes du Mozambique au sortir de l’indépendance, avec les Palestiniennes, avec les Iraniennes qui en mars 1979 manifestaient dans les rues de Téhéran contre le port du tchador et je pourrais multiplier les exemples.
Le mauvais féminisme, sous des plumes « afroféministes » ou décoloniales, n’est pas que « blanc », il est aussi « bourgeois », donc « blanc bourgeois » puisqu’associer race et classe est un impératif de la raison intersectionnelle et que la lutte contre la « blanchité » se donne aussi comme un combat contre le capitalisme.
La résurgence de l’anticapitalisme comme focale pour abattre le patriarcat
S’il convient évidemment de récuser un féminisme qui n’aurait pas d’autre objectif que l’intégration égalitaire à l’ordre établi et même à l’exploitation établie, il est étonnant qu’un appel à un féminisme plus radical revienne au simplisme du patriarcat soluble dans l’anticapitalisme, après des décennies de textes, de livres, de recherches, de travail pour analyser, penser la complexité de la domination patriarcale. Et après tant de luttes et de mouvements pour la combattre.
Suffit-il d’affirmer que les femmes sont exploitées par le capitalisme ? Oui, elles le sont. Elles le sont comme les hommes et elles le sont de manière spécifique. À travail égal, elles n’ont pas un salaire égal, leur montée dans la hiérarchie est limitée, elles sont majoritaires dans les emplois aux bas salaires, elles payent souvent leurs grossesses d’un prix élevé, elles portent la charge du travail domestique, du soin des enfants… Et elles sont en effet encore plus exploitées lorsqu’elles appartiennent à une ethnie ou une origine minoritaire, par-delà les différences de pays et de régime politique.
Le seul capitalisme peut-il rendre compte de toutes les formes de contrôle, passées et présentes, du corps des femmes, qu’il s’agisse de l’enfermement des Afghanes dans la burka, des mutilations sexuelles, de l’enlèvement de jeunes nigérianes par Boko Haram, des vagins lacérés des fillettes et des femmes en République démocratique du Congo, du viol de nombreuses religieuses catholiques par des prêtres un peu partout dans le monde, et combien d’autres exemples hélas encore ?
En réalité, drapée dans l‘antiracisme et la « multidimensionnalité », se déploie une formidable régression qui reconduit l’émancipation des femmes à ce qu’elle a été pendant des siècles dans le camp des révolutionnaires, des communistes, des multiples obédiences marxistes-léninistes : un combat secondaire, dont on s’occuperait peut-être après la prise du pouvoir ou après la révolution.
L’étau est serré, avec d’un côté l’invitation faite aux femmes de tolérer par exemple le harcèlement (et tant d’autres choses encore), au nom de l’antiracisme et de l’excuse dont doivent bénéficier les « dominés », et d’un autre côté, celles et ceux qui expliquent que le harcèlement n’existe que dans les « quartiers » et les « banlieues islamisées » où les « de souche » ne se sentent plus « chez eux ».
Les dérives de l’universalisme républicain
Car tel est l’autre écueil à éviter absolument, celui qui rabat l’émancipation des femmes sur l’identité française et/ou occidentale. Il y a là une manœuvre doublement critiquable puisqu’elle revient à « identitariser » deux principes politiques, l’égalité et la liberté et à faire fi de l’historicité de la conquête des droits, du long processus qu’ont été des combats conduits, durant plusieurs siècles, contre des traditions, des préjugés, des cultures, des religions, des enfermements, des exclusions …
Cette identitarisation du féminisme s’accompagne de l’invocation permanente de la République, de ses valeurs, de son universalisme. Mais cette invocation, même martelée, est bien fragile face au constat des discriminations, des inégalités, des comportements racistes, qu’ils relèvent de la société ou d’institutions étatiques.
La République est loin d’avoir été toujours à la hauteur de ses valeurs et de sa promesse tandis que les mensonges de l’universalisme sont connus. Il ne faut ni les nier, ni les relativiser. Les femmes sont bien placées pour le savoir, avec, pour ne prendre que cet exemple, le suffrage universel qui n’était que masculin.
Ces mensonges ont accompagné autant le colonialisme que l’exclusion des femmes, masqué les inégalités liées au sexe, à l’origine sociale ou ethnique, ont été aveugles aux discriminations au nom du refus des différences, quelles qu’elles soient.
Il faut ajouter que grâce à l’inscription de l’égalité femmes-hommes au registre de l’identité française, des antiféministes de toujours ont pu faire semblant de se rallier à l’émancipation des femmes dès lors qu’elle permettait d’alimenter un séparatisme, non plus cette fois entre blanc.h.es et non blanc.h.es, mais entre les « de souche » et les « pas de souche », entre les « vrais français » et ceux qui le sont moins, entre « eux » et « nous », les uns et les autres étant essentialisés, enfermés dans une origine, une culture, une religion, une histoire.
Pour un féminisme universel qui se construit dans les luttes
Ces dogmatismes concurrents obligent à rappeler quelques fondamentaux.
L’irréductibilité de la lutte d’abord : la lutte des femmes pour leur émancipation est une lutte spécifique, réductible à aucune autre. Seule la décision de la prendre en charge de manière autonome, avec des objectifs propres, permet l’obtention de résultats.
Ensuite, le refus de rabattre le féminisme sur une identité, qu’elle soit nationale, ou ethnique, ou religieuse.
De ces deux fondamentaux découle le troisième : reprendre le chemin de l’universel, même si manier l’universel est délicat.
À l’adjectif universaliste trop idéologisé, instrumentalisé, nationalisé, je préfère celui d’universel. En opposés, l’universel retrouve ces temps d’essentialisations et d’enfermements identitaires maniés par des bords prétendument sa force subversive, son potentiel émancipateur.
Un féminisme universel n’est pas en position de surplomb, replié sur lui-même, enfermé dans ses certitudes. Il n’est pas déjà là, livré clefs en main, si bien qu’il suffirait de le mettre en œuvre comme trop d’avocat.e.s de l’universalisme le laisse supposer. Mais il n’est pas davantage une reconduction hégémonique. Un féminisme universel comme mouvement, processus, sans cesse en chantier, sans cesse reconfiguré, construit et reconstruit dans des luttes.
Prendre le chemin de l’universel à partir du constat que partout se conjuguent oppression, domination et émancipation. Ce constat ne revient pas à affirmer que la situation des femmes est partout la même. À l’évidence les luttes féministes diffèrent selon que l’égalité et la liberté sont reconnues au moins en droit, si ce n’est en fait, ou si cette reconnaissance est encore à conquérir. Elles varient selon les situations économiques et sociales, la configuration politique, le poids des religions, des traditions, la force du patriarcat.
Un féminisme universel ne définit aucune manière d’être une femme, ou une femme émancipée, il n’impose pas un modèle de libération, il ne trace pas apriori une voie d’émancipation. Il dit égalité et liberté et chacune d’y chercher, d’y trouver de quoi se nourrir.
Universel n’est pas synonyme d’uniforme, il inclut des différences, devenant ainsi plus universel.
La lutte contre les violences sexuelles avec le hashtag Metoo, pour ne prendre que cet exemple, est l’une des incarnations de cet universel concret, puisqu’elle montre à la fois que la domination masculine est universelle et que des femmes sont nombreuses pour la combattre, dans une addition et une réciprocité des forces. L’action de certaines femmes permet celle d’autres femmes, l’audace, le courage d’une parole entraine d’autres paroles. Et cette circulation de l’une à l’autre est bien plus décisive que tel ou tel repli identitaire.
Aux antagonismes, préférons l’engagement d’actions de solidarité. Et il y a encore tant à faire. Et à faire ensemble. Ce faire ensemble suppose que les idées ne soient pas associées, accolées à une couleur de peau, une origine, des racines.
Pour aller plus loin :
- Martine Storti, Pour un féminisme universel, Le seuil, 2020.
- Martine Storti, « La lutte pour le droit à l’avortement s’apparente à un combat sans fin», L’Express, le 4 septembre 2021.
- Martine Storti, « En Afghanistan comme ailleurs, prendre sa part d’un combat universel», Libération, le 20 septembre 2021.