Dans une enquête, menée pendant près de trois ans, sur le travail des personnes chargées de l’entretien des parcs et espaces verts de la ville de New York, John Krinsky et Maud Simonet ont étudié les transformations du travail dans ce service public. Les types de statuts pour effectuer un travail identique dans des conditions différentes se sont multipliés : fonctionnaires municipaux, employés associatifs, bénévoles, allocataires de l’aide sociale. Ils s’inscrivent dans des rapports sociaux de sexe, de classe et de race qu’ils participent à construire. Décryptage.
Entre septembre 2008 et juin 2011, nous avons réalisé près de 130 entretiens dans 11 des 59 districts des 5 boroughs[1] de la ville de New York. Les entretiens ont été menés avec des hommes et des femmes chargés de l’entretien des quelque 1700 parcs et espaces verts de la ville. Nous avons également réalisé de nombreuses observations de ce travail d’entretien, en y étant officiellement invités parfois, officieusement tolérés à d’autres moments, et d’autres fois encore à « couvert » en mettant la main à l’ouvrage ou en regardant les autres depuis un banc. Enfin, entre 2008 et 2009, nous avons aussi suivi de près, l’un d’entre nous y participant directement, le lancement et l’échec, dans quelques-uns de ces parcs, d’une campagne de syndicalisation. Jusque-là rien de bien exceptionnel… une enquête relativement classique sur le travail dans un petit service public d’une grande municipalité.
Rien de bien exceptionnel…sauf que les entretiens que nous avons réalisés n’ont pas été menés uniquement avec des employés municipaux de ce service, de même que les observations du travail d’entretien n’ont pas porté exclusivement sur eux. Tant s’en faut. Si les parcs de la ville de New York sont aujourd’hui, dans leur grande majorité, toujours publics, les travailleurs qui les nettoient, tout comme les organisations qui sont en charge de leur entretien ne le sont pas. Pour autant, l’histoire des transformations du travail dans ce service public n’est pas le « simple » récit d’une privatisation…et ce pour deux raisons.
À côté et au-delà de la privatisation…
Si la privatisation du travail est bien en marche dans ce service public depuis la fin des années 1980, suite à la crise budgétaire qui secoua la ville dix ans plus tôt, elle y a une couleur particulière puisque c’est essentiellement de privatisation « non lucrative » dont il est question ici. Les partenariats public-privé qui se sont progressivement développés autour de l’entretien des parcs de la ville de New York ces trente dernières années ont, en effet, été conclus avec des associations de préservation du patrimoine, des conservancies, comme on les appelle dans la ville, telles que la Central Park Conservancy, la Prospect Park Alliance, ou encore la Bryant Park Corporation, la plus ancienne de toutes. Les conservancies seraient aujourd’hui une vingtaine, chacune possédant un contrat propre et singulier avec la municipalité. Toutes ont des salariés, associatifs donc. Dans certains cas, ces derniers travaillent aux côtés des employés municipaux encore en place dans le parc. Dans d’autres, comme à Bryant Park, ils les ont remplacés. Dans tous les cas, et parce qu’ils ne sont pas représentés syndicalement, ces employés associatifs effectuent le même travail que les employés municipaux, mais pour des rémunérations plus faibles et avec des droits sociaux et salariaux réduits.
Toutefois, l’histoire des transformations du travail dans ce petit service public municipal de la ville de New York ne se résume pas à cette privatisation, même sous son jour particulier. Elle est également marquée par un autre processus qui se développe au cours de la même période : la mise au travail dans les parcs et jardins de la ville, de deux autres catégories d’acteurs : des bénévoles d’une part, et des allocataires de l’aide sociale de l’autre.
… le développement du travail gratuit de gré
En 2007, Partnership for Parks, un partenariat public privé co-financé par une grande fondation et par la ville de New York pour susciter et développer l’engagement bénévole dans les parcs de la ville estimait à 1,7 million le nombre d’heures de bénévolat effectuées. Des bénévoles dans les parcs de New York, il y en a aujourd’hui de toutes sortes. Il y a des bénévoles associatifs comme on les connaît en France, membres de petites associations d’« amis du parc untel » à côté duquel ils habitent. Il y a des bénévoles dans les divers programmes des grandes conservancies. Dans Central Park, sont ainsi placardés tous les ans des remerciements pour les quelque 3000 bénévoles qui ont donné un coup de main – ponctuel pour les uns, toutes les semaines pour les autres – pour « embellir » le parc. Dans certains parcs de la ville, généralement les plus prestigieux, on trouve aussi, souvent en nombre, des bénévoles d’entreprise[2], qui portent fièrement les tee-shirts au logo et au nom de leur entreprise. Enfin, comme c’est courant aux États-Unis, le bénévolat peut aussi se passer de structure coordinatrice[3] : on peut ainsi faire son bénévolat dans le parc en bas de chez soi, mais avec l’obligation depuis 2005 d’obtenir un « permis » accordé par le département des parcs de la ville de New York et signé par un fonctionnaire municipal.
…ou de force
Outre les employés municipaux, les salariés associatifs des conservancies et les bénévoles de toute sorte, les parcs de New York sont aussi nettoyés depuis plus de 30 ans, par des allocataires de l’aide au workfare. Le néologisme de workfare est un mélange de welfare – de l’aide sociale – et de work – le travail[4]. Il désigne la volonté de (re)mettre au travail les allocataires de l’aide sociale et, plus prosaïquement, l’obligation qui en a découlé, pour ces derniers, de travailler gratuitement pour continuer à percevoir leurs allocations. C’est suite à la réforme du welfare, votée par Clinton en 1996, que cette obligation de travailler pour continuer à percevoir l’aide sociale a été généralisée à l’ensemble du pays. Des expérimentations locales de ce système existaient toutefois depuis les années 1980 dans de nombreuses villes des États-Unis et notamment à New York qui fut pionnière en la matière avec son Work Experience Program (WEP). Au milieu des années 1990, dans la ville de New York, on comptait jusqu’à 6000 allocataires de l’aide sociale en programme WEP qui nettoyaient les parcs en échange de leurs allocations. De nombreuses mobilisations aboutissant à la création d’une coalition contre le workfare vont alors voir le jour, dénonçant les conditions de travail et l’absence de représentation syndicale de ces allocataires mis au travail dans les services publics et les associations. Un nouveau programme de onze mois dans lequel les allocataires seront rémunérés en fonction de l’activité exercée, au même taux horaire et avec les mêmes droits sociaux et syndicaux que les employés municipaux sera créé en 2001. Mais le maire y mettra un terme trois ans plus tard, à nouveau pour des raisons budgétaires. Il est depuis remplacé par un « programme transitionnel », le Job Transtionnal program, dans lequel les allocataires sont placés pour 6 mois. Leur salaire, identique pour tous les participants quelle que soit l’activité exercée, est bien inférieur à celui des employés municipaux dont ils font en grande partie le travail aujourd’hui.
Démultiplication des statuts et division des travailleurs
Dans les parcs de la ville de New York, aujourd’hui, on trouve donc au même moment des « grabers» – ces petites pinces métalliques que l’on utilise pour ramasser les déchets – à la fois dans les mains des fonctionnaires municipaux, des employés associatifs, des bénévoles et des allocataires de l’aide sociale en programme de workfare (WEP) ou de transition du welfare à l’emploi (JTP).
Ces différents statuts de travailleurs ne se distribuent pas au hasard loin de là. Ils s’inscrivent au contraire dans des rapports sociaux de sexe, de classe et de race qu’ils participent également à construire. Les allocataires de l’aide sociale constituent une fraction spécifique des classes populaires américaines, à 75 % féminine et à plus de 90 % noire et/ou latino pour les participants au programme JTP en 2010. Si l’on ne dispose pas de données socio-démographiques précises sur le profil des bénévoles dans les parcs et jardins de la ville, et si celui-ci varie nécessairement en fonction des quartiers où ils s’investissent, les études statistiques dont on dispose montrent que la propension à être bénévole à New York, comme ailleurs, croît avec le revenu et le diplôme et est plus fortement féminine que masculine. Selon les chiffres fournis par la municipalité de New York, les fonctionnaires municipaux du département des parcs sont, en 2010, à 68 % des hommes. Quant aux salariés associatifs des conservancies, ils ressemblent moins au profil du « salarié associatif moyen » – qui est, aux États-Unis comme en France, plutôt une salariée –, qu’à celui des fonctionnaires municipaux qui font le même métier qu’eux.
Ainsi ce système d’entretien des parcs municipaux qui s’est développé depuis les années 1990 n’a pas simplement vu se dégrader, par son externalisation vers les associations, la condition du « parkie », figure statistiquement et symboliquement masculine du travail public municipal syndiqué. Il a également vu progressivement se féminiser, à mesure qu’il s’invisibilisait et se « gratuitisait », le travail d’entretien des parcs municipaux et ce, aux deux bouts de la hiérarchie sociale : par le bénévolat pour les classes moyennes et supérieures, par le workfare pour les classes populaires. Tout en précarisant la sphère du travail public protégé dans les parcs – il y a peu encore essentiellement masculine –, ce système renforce donc l’assignation des femmes à la gratuité, mais en les maintenant dans des mondes isolés par leurs classes – et souvent aussi par leurs races. Dans les parcs de la ville de New York, attaques contre les institutions syndicales et publiques du travail et rapports sociaux se renforcent donc mutuellement pour produire une division à la fois statutaire et sociale d’un ensemble de travailleurs qu’il paraît bien difficile de penser comme « communauté ». C’est pourtant au nom de l’éthique communautaire du travail, du devoir civique de rendre à la communauté – Give back to the community ! – que sont mises en œuvre, depuis plus de 30 ans ces transformations du travail. Les politiques municipales de soutien au bénévolat, d’utilisation des programmes de workfare, et de recours aux associations et aux ressources philanthropiques comme communautaires sur lesquelles elles s’appuient, s’inscrivent toutes en effet dans une rhétorique de la citoyenneté active, de la réciprocité du contrat social et de la responsabilité civique…