Les contradictions capital-travail et capital-nature s’autoalimentent et les ignorer c’est se rendre impuissant à répondre aux défis de ce que l’on nomme la transition écologique, et à les planifier. Luc Foulquier fait ici retour sur l’histoire en revisitant le concept de « nature », et dresse un tableau vaste et cependant non exhaustif des enjeux contemporains qui intéressent la question environnementale. L’objectif est de donner quelques informations afin de favoriser les discussions et les rencontres thématiques.
Nous reproduisons ce texte publié sur notre site en septembre 2016 (une version actualisée est à venir).
On est frappé par le nombre de livres et d’articles parus ces dernières années à propos de la marchandisation de la nature (voir la bibliographie). Au centre de tout se trouve la conception que l’on a des rapports homme–nature. C’est l’actualité quotidienne.
Les paysans chassés de leur terre, la location des terres cultivables, la question des herbicides et des OGM en Europe, les normes, les accords commerciaux Europe – Canada (CETA) et le traité de libre-échange transatlantique (TAFTA), l’exploitation des ressources fossiles, la lutte contre les dégâts du changement climatique, la bataille contre l’agrobusiness en France, la drogue, la discussion parlementaire sur la loi relative à la biodiversité… Le capital accentue sa vision essentiellement économique de la nature comme de l’être humain.
Cette crise conduit le pape François à déclarer qu’au centre de l’économie mondiale, « Il y a une guerre pour l’argent, il y a une guerre pour les ressources de la nature, il y a une guerre pour la domination des peuples… » (Déclaration du pape François à son retour des journées mondiales de la jeunesse, 1er août 2016).
La difficulté réside dans les multiples interrelations entre le social, l’écologique et le politique et dans la complexité des écosystèmes.
Comment poser le problème?
- Travail et nature
Le travail est un processus de transformation de la nature par l’outil et le langage. Il est en relation directe avec les ressources naturelles. Des objets, la science et la technologie sont utilisés par les hommes pour répondre à leurs besoins. On est dans une contradiction, car il faut régler rationnellement les échanges avec la nature dans un système qui exploite et aliène. L’homme provient et dépend de la nature mais l’exploitation capitaliste rend difficile la gestion rationnelle des échanges entre l’homme et la terre.
L’histoire de la nature s’écrit avec celle des hommes. De bons rapports avec elle impliquent de maitriser en conscience et en pratique le processus de production. L’impact des activités humaines sur la nature prend une telle ampleur qu’il correspondrait à une nouvelle ère géologique que certains appellent l’anthropocène qui vise à marquer le fait que l’humanité serait devenue une « force géologique prépondérante » sur les évolutions de la planète.
Marx définissait le travail comme « la condition générale du métabolisme entre l’homme et la nature ». « Le travail est d’abord un échange qui se passe entre l’homme et la nature, dans lequel il règle et contrôle la médiation de sa propre action ». C’est en ce sens qu’il accuse le capitalisme d’épuiser les richesses naturelles. Au milieu des dégradations écologiques, le système accumule des profits.
- S’entendre sur le sens de nature
Ce concept a été forgé dès le 17ème siècle en Europe. Loin de constituer une nature objective qui peut être dominée par l’homme, l’environnement s’avère aussi indispensable à ce dernier qu’il est configuré par lui. Il ne saurait être réduit à une nature dont l’homme pourrait utiliser les ressources pour un profit individuel devenu profit principalement matériel et financier. C’est le principe du productivisme et du profit financier fondant l’économie capitaliste. Ni l’homme, ni son environnement ne peuvent être envisagés en termes de ressources à exploiter.
Les « bénéfices » venant de la nature sont confisqués et les directions des ressources humaines (DRH) organisent l’exploitation.
Le débat sur le sens de nature imprègne la manière dont l’homme construit et utilise son environnement. Au début, il reflète l’idée d’harmonie, car la loi naturelle régit tout quatre siècles avant Jésus Christ. Puis, la nature devient hostile (La bible) avec une faille entre l’humain et le reste du vivant. Il s’agit ensuite de dominer la nature (Bacon 1620; Descartes 1637), suivi par le sentiment de filiation et l’évolution des espèces (Darwin 1859). En 1866, l’écologie scientifique puis ses développements marquent le politique au sens de protection de la nature (Rachel Carson 1962). Ça produit l’émergence de la notion de biodiversité. Mais les dégâts de l’humain conduisent à se concentrer sur les bénéfices économiquement quantifiables. L’instrumentalisation de la nature sous la poussée idéologique du libéralisme conduit à la notion de services écosystémiques qui correspond à un besoin d’évaluer les bénéfices tirés des écosystèmes.
La défense de la nature ne saurait verser dans une religion de la nature. Il n’y a pas de dissociation entre nature et culture à cause des liens permanents qui montrent qu’il est rare de pouvoir distinguer la sphère des phénomènes naturels et celui des pratiques sociales.
Il faut donner un sens aux termes environnement, milieu, cadre de vie, écologie scientifique, écologie politique. La terminologie est au cœur d’une bataille idéologique comme en témoignent les expressions « développement durable ? soutenable ? » ou « économie, croissance verte » ? La loi du 10 juillet 1976 est relative à « la protection de la nature » et on parle maintenant de la loi « de reconquête de la biodiversité ». La deuxième formulation vise à évaluer et monétariser.
- Le capital domine de manière prédatrice les ressources en se battant pour les approprier
Les conflits pour le pétrole, le gaz, les métaux et minerais, les terres rares, les prises de contrôle du vivant (forêts, pêcheries), les terres agricoles se multiplient. L’appropriation du vivant, la propriété intellectuelle des inventions sont les marques les plus significatives de cette course à la finance.
Cette notion de ressources est assez subjective. Il faut la distinguer de celle de réserve qui, elle, se soumet plus facilement à des critères d’évaluation. Mais comment confronter les chiffres avec les besoins ? On oppose le plus souvent ce qui est épuisable et ce qui est renouvelable. On exploiterait les premières et on gérerait les stocks des deuxièmes. Mais faudrait-il vivre sur le seul renouvelable ? Pourrait-on dans ces conditions faire face à des besoins essentiels de 9 milliards d’habitants en 2050 ?
La ressource est une catégorie au travers de laquelle un certain rapport à la nature s’est élaboré qui caractérise justement le modèle de développement « occidental ». Où sont les richesses de la terre ? En cultivant la nature, on la transforme en ressources. Mais cette nature mal gérée a conduit des économistes à la prendre en compte d’un point de vue financier et n’articule pas les savoirs, les droits et les pouvoirs qui permettent de gérer et partager les ressources.
La marchandisation de la nature
L’environnement est un bien dont on prend conscience et qui pousse à des évaluations, à des prospectives (quelle terre laisserons-nous à nos enfants ?), à l’analyse des moyens qu’on développe pour la mise en œuvre d’une politique (Implémentation). La réponse pour certains réside dans la privatisation et la création de marchés.
- Valeur et marchandise
Ça remonte à Aristote : une chaussure peut être portée ou échangée. La valeur d’usage est un rapport quantitatif qui, par le biais de la monnaie, rend interchangeables les valeurs d’usage (utilité). Du point de vue de leur usage, les marchandises correspondent fondamentalement à des moyens de subsistance. C’est la substitution de la valeur d’échange (le prix) à la valeur d’usage et l’exploitation du travail qui permettent l‘accumulation capitaliste. Dans ces notions très importantes dans l’analyse du travail lui-même, Marx avait bien entrevu les limites du développement des forces productives, car le système épuise et la terre et les travailleurs.
Les économistes libéraux attribuent à la nature une valeur économique intrinsèque, ce qui revient à marchandiser l’environnement comme une nature soumise à la valeur d’échange. En donnant des « droits » à la nature, on ignore les interconnexions liées au type de rapport homme – nature. Si la nature est du capital, il faut alors créer des prix pour construire un marché, donc des marchandises et une concurrence. On fait fonctionner comme marchandises les biens environnementaux. Il faut cependant distinguer l’évaluation des coûts qui peut être utile et la mise en place d’un marché où les prix sont fonction du profit. Cette marchandisation est au cœur de la crise écologique. Le principe « pollueur – payeur » en fait partie, comme le prix du CO2 et même de la vie humaine. Si on peut payer, alors on peut polluer ! Au lieu de prévenir, on s’adapte (cas du climat) et on se lance dans des analyses coûts – avantages où tout est monétarisé.
La financiarisation est la marchandisation des titres de créance et de propriété (valeur des actions) qui transfère à l’État des externalités sociales et environnementales.
Avec la monétarisation, on est arrivé à un résultat où tout est appréhendé en terme monétaire.
Il ne faut pas confondre la valeur (importance) des arbres pour contrôler l’érosion, la valeur socio-culturelle d’un bien-être moral et physique et la valeur économique et monétaire traitée indépendamment des deux autres. La notion de valeur économique totale s’est imposée comme cadre d’étude de la valeur utilitaire des écosystèmes. On distingue souvent la valeur d’usage directe (extraction, ressources, consommation), celle indirecte (prévention, épuration), la valeur d’option (entretien et préservation) et des valeurs de non-usage comme l’existence des espèces, ce qu’on transmet aux générations futures. Le tout serait notre capital naturel. On voit bien qu’on pousse à une évaluation monétaire de ce capital pour en récolter des revenus. Bref, il faut permettre à l’accumulation du capital de se poursuivre malgré les destructions écologiques et les gaspillages. Ce « capital naturel » est fait de fonctions et de relations. Le vivant ne peut se décomposer en pièces détachées à valoriser ! Avec cette façon de penser, on favorise la bio-piraterie et la brevétisation généralisée du vivant. Cette gestion des services est l’expression de la marchandisation et de la financiarisation de la société.
- Les services écosystèmiques
En 1992, à Rio, la convention sur la diversité biologique visait à la conserver, à l’utiliser durablement et à partager de manière juste et équitable les avantages découlant de l’exploitation des ressources. Mais la destruction d’écosystèmes et la perte de biodiversité sont des faits qui mettent en cause le développement durable. On passe alors à l’économie verte. La biodiversité est pensée en termes de service écosystémique (voir le Millénium ecosystem assessment des Nations Unies, 2005). C’est le nouveau modèle dominant de la marchandisation.
On distingue les services de régulation (photosynthèse, formation des sols), d’approvisionnement (eau, bois, nourriture) et culturels (esthétique, récréation). Mais on est en pleine contraction, car il y a des « di-services » (virus, moustiques) et la valeur des entités naturelles ne relève pas que de son utilité pour nous.
Cette « économie écologique » intéresse les banquiers. On fait tout payer et on estime les coûts pour essayer de substituer un service écosystémique par un artifice technique. On organise même des marchés pour payer des compensations ou protéger un aspect de biodiversité. La conservation de la nature fonctionne avec des logiques marchandes (le « greenwhashing » en est un exemple) par le paiement des services et le développement des banques de compensation pour réduire les impacts sur le milieu.
Le système capitaliste transforme les biens et les services en objet de valeur quantifiable et échangeable via des mécanismes de marché. Mais, dans le cas des services écosystèmiques, il y a des « difficultés » : comment délimiter l’échange ? Qui est le propriétaire du bien ? Comment subsister des services avec d’autres de valeur équivalente ?
Les outils pour préserver l’environnement.
Cette marchandisation de la nature ne fait qu’accentuer les injustices, les inégalités et les destructions. Aucun développement humain durable n’est en perspective avec cette logique.
Nous constatons que la domination du capital le conduit à marchandiser la nature. C’est une privatisation et une exploitation qui provoquent une crise écologique qui elle-même est un élément de crise générale d’un système.
L’un des éléments centraux de la réponse réside dans la notion de biens communs : l’énergie, l’eau et l’assainissement, les transports, le logement… devraient être un service public. L’accès à ces sources de développement est le garant de cohésion sociale et d’avenir durable. Pourtant, 37% des êtres humains n’ont pas d’assainissement et 11% n’ont pas d’eau potable. On est loin de l’objectif 7 du millénaire pour le développement adopté par l’ONU en 2000 ! La connaissance est un bien commun premier. Elle rentre elle aussi dans un processus de marchandisation.
Le chantier de l’humanité c’est le monde de l’être humain. En même temps nous faisons partie du monde naturel. Voilà les deux en communs fondamentaux qui sont liés. C’est le défi pour un développement humain durable en considérant les ressources (l’atmosphère, les sols, la biodiversité, les minéraux et gisements,…) comme des biens communs de l’humanité. Il s’agit de donner une traduction concrète à ce que désignent les expressions comme « le patrimoine commun de l’humanité » ou « les biens naturels communs », et de donner consistance à la notion d’appropriation sociale des biens publics et de gestions des ressources naturelles. Car l’impact anthropique sur l’environnement entraine des « en communs » comme les pollutions, l’effet de serre et les gâchis. Tout cela conduit à repenser le concept de travail et à préciser la manière dont les hommes et les femmes produisent leur existence dans le rapport à la nature.
Il nous reste également à voir comment faire autrement pour répondre aux besoins pour réussir une véritable « révolution » écologique.
Cela passe par une critique sévère du productivisme à ne pas confondre avec la décroissance, par une lutte contre les projets CETA et TAFTA et par une analyse des conséquences de toutes les formes « d’économie verte » comme le témoignent les méfaits de la loi de transition énergétique et de croissance verte qui vise à déréglementer, privatiser et marchandiser l’énergie.
Pour le système capitaliste, la croissance verte est une façon de rationaliser le développement durable. Il transforme la nature en champ de bataille. Comme en témoignent les inégalités environnementales, la militarisation de l’écologie sous forme d’intégration des questions écologiques dans les stratégies militaires, la finance environnementale (assurances, sites financiers des risques, « cat-bond », bio-banques, etc).
La contradiction capital – travail et capital – nature s’autoalimentent. Il est indispensable de connaitre, d’analyser, de mettre en commun toutes les propositions susceptibles de faire radicalement autrement. Qu’elles viennent du combat politique, syndical ou des associations et des scientifiques. Il faut résoudre ces problèmes pour répondre aux défis de la « transition » écologique et la planifier.