Parmi les outils numériques disponibles (courriel, forum, intranet, messagerie instantanée, réseau social), certains favorisent davantage que d’autres la participation et l’intervention des salarié.e.s. Matthieu Trubert nous explique les potentiels participatifs de ces différents outils qui connaissent tous une importante limite liée à l’autocensure ou aux sanctions potentielles de contributeurs forcément identifiables. Il nous présente un certain nombre de propositions visant à préserver la liberté d’expression des salarié.e.s tout en les protégeant. C’est à ces conditions que les outils numériques sont à même d’accompagner la démocratisation de l’entreprise.
Le monde de l’entreprise a-t-il attendu les outils numériques pour ouvrir un espace à la participation et à l’intervention des salarié.e.s ? Bien évidemment non : la boite à idées, par laquelle tout.e salarié.e peut formuler par écrit une idée ou une suggestion, existe depuis plus d’un siècle et les délégués du personnel ont été institués par le Front populaire en 1936.
De la préhistoire de l’informatique d’entreprise à l’époque du BYOD et du nuage
Précédent l’ère du BYOD (« Bring Your Own Device » ou l’utilisation dans le cadre professionnel d’appareils numériques personnels), le développement de l’informatique d’entreprise s’étale sur une cinquantaine d’années. On date généralement ses débuts à l’invention du courriel en 1965 et du système d’exploitation UNIX en 1969, à côté desquels ont été développés, depuis la fin des années 1970, les ancêtres de forums et de l’intranet : Bulletin Board System ou BBS et Usenet. Avec la démocratisation d’Internet en entreprise, ces outils numériques ont été améliorés et la palette des technologies disponibles s’est élargie avec notamment le développement des messageries instantanées et du réseau social d’entreprise, forme moderne des forums.
Notons que l’existence de la technologie n’est pas corrélée à son adoption généralisée : il aura non seulement fallu que l’entreprise fournisse un poste informatique, fixe ou transportable, à une grande majorité de ses salarié.e.s, mais encore dispose d’une infrastructure, tant serveurs que réseaux, lui offrant les moyens nécessaires à une bonne communication (entre salarié.e.s, entre sites de l’entreprise) et une bonne expérience utilisateur. De la préhistoire de l’informatique d’entreprise, où quasiment aucun poste informatique n’était fourni, à l’époque moderne de l’informatique en nuage et du BYOD, nous avons donc vu augmenter le nombre d’entreprises et la proportion de salarié.e.s disposant a minima d’un poste informatique, ainsi que d’une adresse de courriel professionnelle.
À partir de cet outil fondateur et pionnier, parcourons la palette qui s’offre à nous aujourd’hui, en nous intéressant plus particulièrement à trois critères importants dans les interactions numériques entre salarié.e.s : le synchronisme (les échanges ont-ils lieu au même moment ?), la délimitation (s’agit-il d’un échange entre deux personnes, plusieurs au sein d’un groupe, plusieurs groupes, etc.), ainsi que la persistance (les échanges sont-ils consultables ou non a posteriori, par l’ensemble des parties prenantes, pendant une période plus ou moins longue ?).
Quels potentiels participatifs ?
Le courriel a été inventé à la fin des années 1960, mais ne s’est réellement démocratisé qu’à la fin des années 1990. C’est un medium de nature asynchrone : on envoie un courriel à un ou plusieurs destinataires et on ne reçoit de réponse que lorsque l’un des destinataires répond à ce courriel. Ce dernier peut même ne pas attendre de réponse : le fameux « pour information ». Néanmoins, il arrive que le courriel devienne semi-synchrone, voire quasi synchrone, lorsque son usage est détourné pour lorgner du côté de la messagerie instantanée, tout ou partie des destinataires répondant dans la foulée. La délimitation du courriel n’est pas maitrisée : tout destinataire est à même d’ajouter d’autres destinataires ou de transférer ce courriel à des destinataires auxquels il n’était pas initialement destiné. Certes, il existe une gestion des droits numériques pour empêcher de transférer, imprimer, ou répondre à tous les destinataires, mais cela ne va pas dans le sens de la participation ni de l’intervention des salarié.e.s. Enfin, le courriel est persistant, à moins qu’il soit supprimé du serveur par un administrateur. Certes, il existe une fonctionnalité de rappel de courriel, mais l’efficacité de celle-ci est très limitée. Au regard de son potentiel participatif, le courriel a deux principaux défauts : d’une part, il se limite à la communication écrite, donc non verbale et non corporelle, ce qui induit relativement fréquemment des distorsions de perception de l’intonation et conduit bien souvent à passionner inutilement le débat ; d’autre part, il est fréquent que le fil de discussion subisse des embranchements, lorsque plusieurs destinataires répondent en même temps et que les réponses subséquentes suivent l’une de ces réponses concomitantes.
La messagerie instantanée, venue du grand public, a commencé à être utilisée au début des années 2000. Limitée au départ à une fonction de conversation écrite (le « chat »), elle fut rapidement agrémentée de fonctionnalités d’audio et visio conversation puis conférence, ainsi que d’échange de fichiers. Clairement synchrone, avec une délimitation maitrisée et sans persistance, la messagerie instantanée a ouvert de nouvelles perspectives par rapport au courriel en permettant d’une part, de contourner les écueils éventuels de la communication écrite via la communication verbale et potentiellement corporelle dans le cas d’une visio conversation ; d’autre part, d’apporter des réponses au problème de l’inflation du volume de courriels reçus et donc de ceux non traités.
Également venu du grand public, le forum, dont la dernière évolution est le réseau social d’entreprise, a un énorme potentiel participatif. Asynchrone et persistant comme le courriel, il permet de limiter, si ce n’est régler, le problème des embranchements dans une discussion, puisque la chronologie des réponses est absolument respectée. Concernant la délimitation des échanges, il offre un choix plus large de possibilités : l’utilisateur est en effet libre de créer un nouveau « groupe de discussion », d’en définir le sujet, de restreindre la discussion à un certain nombre de personnes ou de l’ouvrir à tous les utilisateurs ou encore de décider des conditions de jonction des autres utilisateurs (libre, par acceptation, par cooptation). Dans des entreprises très compartimentées, c’est un vecteur inespéré de recréation de collectifs qui ne sont pas liés par la relation de travail, mis à part le fait d’être salarié.e.s de la même entreprise. « Casser les silos » est un terme à la mode, malheureusement bien plus souvent une ambition qu’une réalité : le réseau social d’entreprise peut permettre de le concrétiser ou, à défaut, d’y concourir.
Une identification des utilisateurs limitant les possibilités de participation salarié.e.s.
La différence entre la participation et l’intervention des salarié.e.s « à l’ancienne » par rapport aux outils numériques est-elle alors uniquement une question de forme ? C’est en partie vrai : comme dans tant d’autres secteurs de la vie en société, c’est dans l’immédiateté et la portée en termes d’audience que le numérique a su marquer de son empreinte la culture d’entreprise contemporaine. Pour autant, la forme et le fond ne sont pas complètement indissociables lorsqu’il s’agit des outils numériques au sein de l’entreprise, pour une raison simple et purement technique liée à la sécurité : l’authentification. Si la boite à idées et a fortiori les délégués du personnel peuvent être des media anonymes, les outils numériques ne le sont jamais complètement : un courriel, un message instantané, une publication sur un réseau social d’entreprise vous identifie clairement aux yeux de l’ensemble des personnes en destinataire.
Dès lors, cela induit nécessairement des limitations, voire des biais, à l’utilité ou l’efficacité des outils numériques. En effet, le ou la salarié.e est assujetti.e à son contrat de travail et au lien de subordination qui le ou la lie à son employeur ou sa hiérarchie. Dès lors, il apparait clairement que la liberté d’expression du ou de la salarié.e s’arrête, plus ou moins rapidement, là où commence son devoir de réserve ou de loyauté. On assiste alors à la naissance d’une fausse participation des salarié.e.s, limitée aux sujets politiquement corrects, ou au syndrome de « liker le chef ». Pour les cadres, leur spécificité de double nature se trouve même affublée d’un nouveau paradoxe : lorsque l’intervention et la participation des salarié.e.s sont érigées en objectif, ils doivent encourager celles-ci, tout en étant contraints d’obéir à leur devoir de réserve et de modérer tout ce qui pourrait apparaitre, aux yeux de leur hiérarchie, comme une incapacité à faire respecter le devoir de réserve de leurs subordonné.e.s.
Préserver la liberté d’expression en protégeant les salarié.e.s
Il faut donc réussir à préserver la liberté d’expression, tout en protégeant les salarié.e.s : comment y parvenir ? L’UGICT-CGT, dans le cadre de sa campagne « Construire le Numérique Autrement », fait des propositions.
Tout d’abord, négocier un cadre règlementaire sur l’utilisation du réseau social d’entreprise qui autorise l’expression libre et les échanges sur le fonctionnement de l’entreprise ; en particulier, toutes les expressions émises à partir de l’éthique professionnelle et de l’expertise métier. Chacun.e doit pouvoir s’exprimer librement et authentiquement, questionnements et remises en cause inclus. Pour cela, il convient d’inscrire le droit d’expression dans le règlement intérieur, et de privilégier le rappel à la règlementation sur les conditions d’utilisation du réseau social d’entreprise en cas de dérapage, afin d’éviter toute dérive. Cela implique de créer dans le même temps des espaces fermés pour protéger les échanges entre pairs d’une même fonction et éviter ainsi de fragiliser les managers et les cadres vis-à-vis de leurs équipes et de leurs directions : la hiérarchie et le devoir de réserve doivent pouvoir être respectés tout en préservant les échanges transverses et horizontaux. Régulièrement, en insistant au lancement de l’outil, il est nécessaire d’informer sur l’utilisation du réseau social d’entreprise et de proposer des formations, tant aux encadrants qu’aux utilisateur.rice.s. Enfin, mais pas moins important, il faut s’assurer que le réseau social ne soit pas un moyen pour les directions de contrôler l’activité des cadres et qu’il ne serve pas de support à l’évaluation professionnelle. Pour cela, pas de meilleur moyen que d’impliquer toutes les parties prenantes de la vie en entreprise pour se mettre d’accord sur un cadre d’information et de contrôle : représentants du personnel, management, RH de proximité.
Finalement, l’importance de la participation et de l’intervention des salariés dans l’entreprise vaut-elle l’ensemble de moyens techniques, humains, ainsi que le cadre strict nécessaires à la garantie de la liberté d’utilisation ? Assurément, pour un bénéfice « gagnant-gagnant ». Pour les salariés, alors que l’entreprise est peut-être un des derniers lieux d’existence d’un collectif et d’un esprit de bien commun, l’enjeu est principalement la reprise de pouvoir sur leur travail et, par la même, de renforcer les composantes indispensables à la qualité de vie au travail – autonomie, soutien, reconnaissance – face à des exigences rarement revues à la baisse. Pour les entreprises, comment ne pas comprendre les bénéfices apportés par l’existence et la consolidation des collectifs de travail ? Ou encore l’implication des cadres à qui l’on a redonné leur autonomie ? Plus pragmatiquement, pour les entreprises qui ne le comprendraient pas, sachant qu’il est impossible avec les moyens techniques d’aujourd’hui d’empêcher leurs salarié.e.s de discuter entre eux, c’est déjà tout bonnement la meilleure façon d’éviter l’utilisation d’outils tiers par les salarié.e.s, qui seraient à leurs yeux seuls garant de leur liberté d’expression, mais exposeraient au passage des conversations professionnelles au risque de l’intelligence sociale ou de l’espionnage industriel.
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