Pour la pensée occidentale contemporaine, la vieillesse serait un mal, une infirmité, voire une maladie qui aurait des effets préjudiciables pour l’avenir du pays. Pourtant, seuls 8 % des personnes de plus de 60 ans ont des incapacités importantes d’ordre physique ou cognitif. Bernard Ennuyer revient sur les origines de cette phobie démographique française et nous montre à quel point elle reste très actuelle. Il déconstruit les différents ressorts de cette représentation sociale en complet décalage avec la réalité et le vécu des personnes vieillissantes et nous invite à questionner l’âge comme catégorie de pensée.
La notion de représentation sociale
« C’est une forme de connaissance socialement élaborée et partagée ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social (…). Les représentations sociales sont des phénomènes complexes, composées d’éléments divers : éléments informatifs, cognitifs, idéologiques, normatifs, croyances, valeurs, attitudes, opinions images, etc. Il n’y a pas de représentation sans objet (…). La représentation mentale comme la représentation picturale, théâtrale ou politique donne à voir cet objet, en tient lieu, est à sa place, elle le rend présent quand il est lointain ou absent. Elle est donc le représentant mental de l’objet qu’elle restitue symboliquement »[1]. Pour les historiens de la vieillesse[2], quel que soit le discours dominant d’une époque, il repose sur deux thèmes antinomiques, mais sans doute complémentaires, sagesse et folie, joie et tristesse, beauté et laideur, vertus et corruptions de l’âge et des personnes âgées, qui expriment deux aspirations : la tentation d’une vie longue et le refus des faiblesses classiques de l’âge.
« Mais si des mythologies, de la littérature, de l’iconographie se dégage une certaine image de la vieillesse variable selon les temps et les lieux, quel rapport soutient-elle avec la réalité ? »[3], nous reviendrons sur cette discordance fondamentale entre représentation sociale et réalité vécue.
Une représentation de la vieillesse plutôt négative, et ce depuis longtemps
Pour la pensée occidentale contemporaine, c’est une impression générale de pessimisme à l’égard de la vieillesse qui s’impose : la vieillesse est un mal, une infirmité (voire une maladie), un âge triste qui prépare la mort.
À titre d’exemple, ce dossier du journal Le Monde : « La France face à ses vieux ». Dans son introduction, il est souligné que la France vieillit et que si de nombreux seniors refusent de voir dans la vieillesse une forme de déchéance, « l’allongement de la vie multiplie les cas de dépendance » qui « posent un redoutable défi au système de santé »[4]. Or, les chiffres de santé publique[5] démentent absolument cette image d’une vieillesse majoritairement déficitaire puisque, aujourd’hui, seulement 8 % de la population des personnes de 60 ans et plus ont des incapacités importantes d’ordre physique ou cognitif.
Cette vision pessimiste trouve l’une de ses explications dans la notion démographique de « vieillissement populationnel ». En 1928, le démographe Alfred Sauvy la définit comme la proportion dans la population totale, des personnes de 60 ans et plus, les vieillards de l’époque[6]. Dans une société alors aux prises avec le phénomène de dénatalité, cette notion va alimenter la crainte du pourcentage alors croissant des personnes âgées. Or, l’augmentation de la proportion des « personnes âgées » au fil des années est due uniquement au fait qu’on a laissé inchangé l’âge d’entrée dans le groupe des « personnes âgées » depuis les années 1930, et ce malgré l’allongement spectaculaire de l’espérance de vie. C’est cette crainte datant des années 1940, qui, selon l’historien démographe Patrice Bourdelais[7], continue à véhiculer, jusqu’à ces dernières années, un cortège d’effets préjudiciables à l’avenir du pays.
En 1962, bien que la publication du rapport Laroque « Politique de la vieillesse » ait pour objectif de réfléchir sur la place des « personnes âgées » dans la société, on va retrouver cette charge contre le vieillissement dès son introduction : « Le vieillissement de la population entraîne des conséquences dans tous les domaines de la vie nationale. Progressivement, mais de manière inéluctable, il grève les conditions d’existence de la collectivité française »[8].
La persistance d’une phobie démographique française de la vieillesse.
L’historienne Élise Feller parle d’une véritable obsession démographique[9] qui hante la France à propos de son vieillissement. Ce constat nous parait plus que jamais d’actualité : « 21 000 centenaires en France en 2016, 270 000 en 2070 ? », « ce serait treize fois plus qu’aujourd’hui… »[10].
Dans une enquête IPSOS 2018 intitulée « les périls de la perception », les Français évaluent à 55 % le pourcentage de la population qui aura plus de soixante-cinq ans en 2050 alors que la prévision actuelle est de 27%…
Pour prendre un dernier exemple, on peut citer le dossier de l’émission On n’arrête pas le débat, « La France face au péril vieux », diffusée sur France Inter le 17 mars 2018 à la suite de la manifestation du 15 mars 2018 des retraités pour leur pouvoir d’achat.
La vieillesse et l’ambiguïté de sa catégorisation par l’âge chronologique
On suppose implicitement que l’âge chronologique[11] est, à lui tout seul, le facteur déterminant de la condition des individus conduisant à une homogénéité sociale des personnes de plus de… 60 ans. Or, cette homogénéité sociale supposée est fallacieuse, vu la diversité de ces 17 millions de personnes qui composent ce groupe d’âge. Le sociologue Pierre Bourdieu a ainsi résumé cette mystification : « l’âge est une donnée biologique socialement manipulée et manipulable »[12].
La représentation de la vieillesse par l’âge est donc ambiguë car on a tôt fait d’amalgamer tous les plus de 60 ans comme des vieilles personnes en leur attribuant tous les stéréotypes (dépendance et démence), qui ne sont l’apanage que de 8 % des personnes de 60 ans et plus. À titre d’exemple de cet amalgame : « les progrès de l’espérance de vie amèneront bientôt la génération du baby-boom à l’âge de la dépendance. Comment relever ce défi humain et financier ? »[13].
De surcroît, la représentation est aussi très connotée « appartenance de classe sociale ». Or, l’on sait que celle-ci est très sévèrement discriminante[14] dans la vieillesse, comme le constatait déjà, en 2000, un rapport de l’INSERM: « Tout se passe comme si on devenait vieux plus tôt lorsqu’on est au bas de la hiérarchie sociale, lorsqu’on a eu un travail pénible et chichement payé »[15].
Pour ne prendre que quelques exemples d’étiquetage de classe, en voici deux :
Un article du Monde des livres à propos de Maurice Nadeau, un « critique prestigieux, éditeur intransigeant » : « À rencontrer ce très vieux monsieur qu’est aujourd’hui Maurice Nadeau – 95 ans cette année – frappe dès l’abord sa présence sans âge (…) durant deux heures, la parole claire, la mémoire vive, il répond aux questions »[16].
Et un autre article du Monde intitulé « Les papys espagnols font de la résistance » : « La peau ridée, les cheveux gris, la voix chevrotante : les membres du troisième âge espagnol sont sortis par milliers dans les rues d’une quarantaine de villes d’Espagne, jeudi 22 février pour exprimer leur colère contre la trop maigre revalorisation des retraites »[17].
Des représentations reprises dans les sciences humaines
Ces représentations négatives sont aussi souvent (hélas)…celles des sciences humaines, comme en témoignent ces différents titres de dossier :
« Vieillir pour ou contre »[18].
Édito : je deviens vieux… mais je me soigne
« Les humains possèdent cette capacité à nier ce qu’ils sont vraiment pour tenter de se transformer, s’élever au-dessus de leur condition. Arrivé à un certain âge, ce penchant pourrait consister à refuser de régresser, s’avachir, s’amoindrir (…). Dans l’absolu, c’est un combat perdu d’avance, car vieillir est un mal incurable »[19].
« Ô Vieillesse ennemie ! Enquête sur le quatrième âge »[21].
« La vieillesse en face, les défis de la dépendance »[22].
« Vieillir entre naufrage et renaissance »[20] : Avec au sommaire d’un magazine grand public de psychologie, 8 articles sur la vieillesse dont la moitié… autour de la démence et de la maladie d’Alzheimer.
« Le problème de la dépendance est géant » propos de Jean-Hervé Lorenzi, président du cercle des économistes[23].
« La France face au vieillissement : le grand défi »[24].
Des représentations en décalage avec la réalité
Mais, en contre point, pour un certain nombre de personnes, ces représentations de la vieillesse et de l’âge, pour la plupart négatives, sont en complet décalage avec la réalité et le vécu des personnes vieillissantes, comme évoqué dans l’introduction de cet article.
Dans son avis du 16 mai 2018 s’intéressant notamment à la situation des personnes âgées dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), le comité consultatif national d’éthique (CCNE) alerte sur la maltraitance des personnes âgées dans la société française. Dans sa conclusion, il souligne le fait que « l’institutionnalisation de personnes âgées dépendantes, leur concentration entre elles, dans des établissements d’hébergement, les excluant du reste de la société est probablement le fruit d’une dénégation collective de ce que peut être la vieillesse, la fin de la vie et la mort »[25].
Les vieux prennent la parole
Libération a rencontré des dizaines de personnes âgées de 76 à 97 ans
« Édito : Et si c’était eux qui en parlaient le mieux. Eux, Qui ? Les vieux. De quoi ? De la vieillesse. La grande vieillesse plutôt. A priori considérer que les plus concernés sont les plus intéressants à écouter sur la souffrance ou sur le bonheur d’être très âgé, sur les petits bobos du quotidien comme sur les interrogations métaphysiques que charrie le simple fait de vieillir, relève du bon sens. Sauf que c’est précisément le contraire qui se passe. Les vieux sont silencieux. Pire d’autres parlent à leur place : leurs enfants, leurs médecins, les gestionnaires d’EHPAD. Libération a donc décidé de donner la parole, sur la longueur, aux plus de 75 ans »[26].
Des personnes âgées dénoncent les discriminations ou le mépris liés à l’âge « les plus jeunes veulent toujours prendre les décisions à notre place » (association Old Up)[27].
Marc Augé, anthropologue, 83 ans : « Pour se rendre compte que la vieillesse n’existe pas, il suffit d’y parvenir (…) quant à l’état d’esprit et au comportement des vieillards, il est souvent induit par le langage des moins vieux, même et surtout quand ils sont bien intentionnés, (…) la gentillesse et l’affection peuvent avoir des effets dégradants sur ceux et celles qui en sont l’objet en les invitant et en les incitant à se couler dans une catégorie exclusive et excluante, une sorte de maison de retraite sémantique à l’intérieur de laquelle ils se sentiront passifs, peinards et pépères, mais en tout état de cause aliénés au regard des autres (…) Sans dénier quoi que ce soit, et surtout pas l’évidence, ne peut-on mettre en question une catégorie de pensée, l’âge, qui sous les apparences de l’objectivité liée à la quantification, peut aboutir à des exclusions dramatiques de la vie sociale effective, c’est-à-dire singulière et consciente »[28].
En écho à ce propos, on peut évoquer le titre de la grande consultation nationale lancée par le gouvernement, le 1er Octobre 2018 : « Comment mieux prendre soin de nos aînés ». Ce « nos » peut être considéré comme affectueux, mais aussi avec une connotation très paternaliste et très infantilisante, trop souvent présente dans l’accompagnement des personnes qui « vieillissent mal »…
Paule Giron : « Pour être désormais concernée par le sujet, 88 ans cette année, je fais partie des « ayants droit ». Droit de dire comment je suis, je vois, je rencontre ce monde, désormais le mien et qui m’apparait trop souvent, comme notre société, tristounet »[29]. « Quand j’ai voulu changer de voiture à 84 ans, mes enfants m’ont dit, mais tu ne vas pas arrêter de conduire bientôt » quand j’ai voulu déménager, j’ai entendu « À ton âge, tu es folle ».
«Grand âge, vous mentiez, route de braise et non de cendres»
Avec Olivier Saint Jean (gériatre) et Éric Favereau (journaliste), il est pourtant possible de soutenir que « Sortir la vieillesse d’une médicalisation sans limite, ouvrir les EHPAD, repenser l’aide à domicile, changer la logique d’assistance, donner des réponses à des situations plutôt que des places dans les institutions, offrir aux vieux le droit de prendre des risques auxquels une réflexion anticipée les a préparés, bref leur laisser la possibilité, s’ils le souhaitent, de « rester chez soi », tout cela est faisable »[30].
Laissons la conclusion de ces réflexions sur l’âge au poète Saint-John Perse, prix Nobel de littérature en 1960 :
«Grand âge, vous mentiez, route de braise et non de cendres »[31]
«Grand âge, nous voici, rendez-vous pris et de longtemps avec cette heure de grand sens »[32].