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Penser le Sénégal sous coronavirus

Penser le Sénégal sous coronavirusTemps de lecture : 9 minutes

Contrairement aux prévisions apocalyptiques, le Sénégal est parvenu à contenir la pandémie grâce à une gestion rationnelle de la crise par un pouvoir politique à l’écoute des techniciens et des experts, qui a su prendre les décisions nécessaires sans craindre de heurter les leaders religieux. Selon Hady Ba, plusieurs enseignements sont à tirer. La crise pourrait normaliser durablement les rapports avec les pays occidentaux et européens en particulier et encourager une éthique de la responsabilité usant de l’intelligence collective pour affronter les défis auxquels l’humanité fait face. Le Sénégal et l’Afrique se trouvent ainsi à la croisée des chemins. 

L’équipe nationale de football du Sénégal est une métaphore assez parlante de la bonne gestion initiale du Covid au Sénégal, de ses limites et de la difficulté à se projeter dans le monde d’après sans une réforme en profondeur de la société sénégalaise qui tarde malheureusement à se manifester. La campagne la plus emblématique de notre équipe nationale de football est la coupe du monde de 2002. Nous avons démarré en fanfare en battant la France championne du monde et ancienne puissance coloniale. Nous avons célébré plus que de raison cette victoire, avons eu un parcours de poule honorable puis avons échoué aux portes de la gloire. La réputation footballistique du Sénégal en est cependant ressortie grandie malgré quelques critiques internes. La gestion de la pandémie par le régime de Macky Sall semble prendre le même chemin jusqu’à la caricature. Des enseignements très intéressants peuvent cependant en être tirés, non seulement pour le Sénégal, mais également pour l’Afrique.

Une résilience et une gestion rationnelle de la crise déjouant les pronostics

Commençons d’abord par la gestion de la pandémie. La vérité est que ni nos experts ni ceux de l’étranger n’attendaient grand-chose du Continent noir. Notre réputation est solidement établie et quelque peu méritée. Au moins depuis la guerre du Biafra, l’histoire est toujours la même. Le Continent des maladies, du malheur, du chaos et de l’incompétence est le nôtre. C’est nous qui contaminons les autres et qui ne savons pas gérer les maladies. L’Occident, quant à lui, se voit comme le monde de l’efficience, de l’ordre et de la raison. De ce fait, quand le Covid a commencé à se répandre, l’OMS a multiplié les avertissements apocalyptiques : l’Afrique allait sans doute sombrer dans les chaos. Les services français quant à eux étaient formels, certains régimes politiques, notamment sahéliens, n’allaient pas survivre à l’effet pangolin.

Ces convictions étaient tellement ancrées que beaucoup d’analystes, y compris chez nous, ne purent en croire leurs yeux : le Sénégal en particulier et l’Afrique en général gèrent bien cette crise. L’une des choses que même les Sénégalais ignoraient, c’était qu’il y avait, dans leur Ministère de la santé, des spécialistes qui, bon an mal an, surveillent les épidémies et les soignent. Périodiquement, entrent au Sénégal des patients venus d’autres pays d’Afrique avec des maladies infectieuses graves. Périodiquement, se déclenchent des embryons d’épidémies qui sont jugulés sans tambour ni trompette. De ce fait, le système de santé qui n’aurait pu contenir une croissance exponentielle de l’épidémie du fait de la vétusté de ses infrastructures, était quand même suffisamment organisé et expérimenté pour empêcher l’explosion des cas.

Seconde source de stupeur de la part des observateurs : l’autorité a écouté ses techniciens. Étant données nos habitudes de gestion solitaire et népotique du pouvoir, étant donnée la politisation à outrance des nominations et des débats quels qu’ils soient, l’on s’attendait à une gestion opaque, corrompue et inefficiente de la crise. Ce n’est pas arrivé. Le chef de l’État sénégalais a fait preuve d’exemplarité, a obéi scrupuleusement aux médecins CHU et a pris les mesures énergiques qui s’imposaient. Nul ne s’attendait à une gestion aussi globalement rationnelle de la crise sanitaire dans un pays pratiquant allègrement le mélange des genres entre famille, religion et politique. Force a été de constater que certaines institutions comme l’Université, l’Hôpital et l’Administration en général, pouvaient correctement fonctionner. La question qui se pose est pourquoi ne fonctionnent-elles pas de manière efficiente en temps normal. L’on y reviendra. L’étonnement fut d’autant plus grand que les pays qui, longtemps, nous ont servi de modèle et de référence absolue se montrent singulièrement inefficients, irrationnels, voire puérils.

Vers une normalisation des rapports avec les pays européens ?

Troisième source de stupeur, la maladie nous est venue de l’ancienne métropole. L’Italie et surtout la France où notre élite se réfugie au moindre rhume quelque peu persistant, nous ont apporté la maladie. C’est le monde à l’envers. Nous autres Sénégalais nous retrouvons à dire, comme le plus vulgaire fasciste européen : « Restez chez vous ! » Nul ne rêve plus d’aller admirer la tour Eiffel. Dakar, c’est surréaliste, est plus sûr que Paris. D’ailleurs, après moult hésitations, la décision est prise : nous avons fermé nos frontières à la France. Et le Ciel ne nous est pas tombé sur la tête.

C’est le premier pas qui coûte le plus. L’un des cadeaux que le coronavirus pourrait faire à notre pays est la normalisation de notre rapport aux pays européens : eux aussi peuvent nous apporter des maladies. Symboliquement, c’est équivalent au fait, pour les tirailleurs sénégalais, de découvrir durant la Première Guerre mondiale que leurs homologues blancs pouvaient également faire preuve de lâcheté sur un champ de bataille. Si le monde occidental peut nous contaminer, l’intérêt objectif de notre élite est alors que nos hôpitaux fonctionnent et puissent la prendre en charge.

Un rééquilibrage des pouvoirs temporaire ou durable ?

Autre conséquence importante : la redécouverte de l’expertise sénégalaise. Les tonneaux vides de la classe politique, notre classe maraboutique qui l’aide à contrôler la population, font un bruit assourdissant. Les experts qui peuplent notre Administration se font rarement entendre. Avec le coronavirus, les charlatans qui ont pour habitude de faire chanter l’État en instrumentalisant la religion ont essayé de continuer leurs charlataneries. Ils se heurtèrent à la sécurité nationale. L’État n’eut d’autre choix que de les faire taire. A contrario, les professeurs de médecine, médecins et conseillers techniques soufflent à l’autorité des solutions pertinentes qui semblent non seulement faire effet, mais être plus efficientes que celles adoptées ailleurs.

Reste maintenant à voir si l’État continuera à se fier à ses experts, surtout après la fin de cette crise. Cela rééquilibrerait les pouvoirs au sein de notre société. L’on se heurte ici au paradoxe de la démocratie. En démocratie, le politicien doit plaire à la majorité. Pour gouverner efficacement, il doit se fier aux experts dont la norme est la vérité plutôt que l’adhésion populaire. Lutter contre le covid-19 impose d’interdire les rassemblements, y compris religieux. Les entrepreneurs religieux sénégalais ont un vital besoin de ces rassemblements pour continuer à avoir de l’emprise sur notre peuple. L’État choisira-t-il de protéger le peuple – y compris contre lui-même – ou bien cédera-t-il aux pressions ? Si notre État choisit la première voie, notre République en sortira renforcée. Autrement, nous le paierons par une crise sanitaire sans précédent qui emportera toutes les élites, y compris religieuses. Le problème, cependant, c’est que nos pouvoirs népotiques n’ont pas nécessairement envie de renforcer des corps intermédiaires neutres comme l’Administration et les autres experts.

Une question se pose : quand tout ceci sera terminé, quand le coronavirus ne sera plus une menace, quel sens donnerons-nous à ce qui est arrivé ? Le sens n’existe pas. C’est nous qui le créons. Nous pouvons oublier, et continuer notre vie de divertissement. « Le roi est environné de gens qui ne pensent qu’à divertir le roi et à l’empêcher de penser à lui. Car il est malheureux, tout roi qu’il est, s’il y pense. », écrivait Pascal. Cette crise nous a jeté à la figure notre condition humaine, notre proximité d’avec la mort et l’inanité des rapports de forces et de fortune que nous croyions gravés dans le marbre. Effet positif, elle nous a montré que nous sommes pleinement responsables de notre destin. Pour une fois, nos puissants n’ont pu se désolidariser du peuple et fuir vers les pays occidentaux dont ils ont parfois la nationalité. Le peuple non plus n’a pu adopter la simple révolution et remplacer les pouvoirs en place par d’autres vendeurs d’illusions. Nous voici donc forcés à la solidarité. La religion, opium du peuple sénégalais qui en abuse depuis plus de vingt ans, a très vite montré ses limites, voire le caractère néfaste de ses dealers.

Dépasser la gestion de l’exceptionnel

Alors que faire ? Il est possible que nous nous réfugiions encore plus dans le divertissement. Ce serait une solution de facilité. Il serait souhaitable que nous adoptions une éthique de la responsabilité. Cette crise illustre parfaitement ce que disait Pascal. L’humain est « jeté au monde » oppressé par l’immensité de l’univers et par l’absence de plan d’action prédéfini. Une chose nous sauve cependant, là où aucun être de l’univers n’a conscience de sa faiblesse, nous sommes dotés de la conscience qui nous permet de contempler notre misère et d’écrire notre destin. « La grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable ; un arbre ne se connaît pas misérable », souligne Pascal. Après cette crise, les Sénégalais décideront-ils de retourner à une vie d’arbre n’ayant d’autre préoccupation que d’extraire de la sève pour survivre ? Ou bien déciderons-nous de mener une vie authentiquement humaine i.e. contemplant en face notre misère et usant de notre raison pour assumer nos responsabilités ? Le Sénégal est à la croisée des chemins.

Si nous décidons de prendre notre destin en main, la crise nous montre comment nous devons le faire. Il nous faudra investir dans l’intelligence de notre peuple. Il nous faudra reconstruire nos systèmes éducatifs et socio-sanitaires. Il nous faudra cesser de nous distraire en laissant des charlatans et des clowns monopoliser l’espace public au détriment de discours véritablement utiles. Tout ceci demande du courage. C’est justement ça notre responsabilité d’humains. Les Sénégalais ont passé ces dernières années à se shooter à la religion ; singulièrement à l’islam. Cette crise montre que l’islam folklorique des rassemblements et des miracles est inopérant, voire dangereux.

Notre responsabilité est claire : nous devons user de notre intelligence collective pour répondre aux défis qui se posent à l’humanité. En tant que Sénégalais, nous ne pouvons être de simples consommateurs de savoir ou de savoir-faire. Nous devons être des créateurs de connaissance pour mériter notre statut d’humains. Cela exigera que nous sortions des paradigmes imposés par les institutions occidentales et que nous définissions de manière endogène nos priorités et créions nos propres solutions. Si nous ne le faisons pas, nous retomberons dans notre torpeur jusqu’à la prochaine crise. Si nous décidons de prendre nos responsabilités, cela augure de bouleversements féconds. C’est le lieu de se souvenir de cette parole de Fanon, qui sert d’ailleurs de viatique à Fadel Barro et au Mouvement « Y en a Marre ! » : « il n’y a pas de destins forclos, il n’y a que des responsabilités désertées. » Nous avons jusqu’ici eu tendance à déserter nos responsabilités. Peut-être le covid-19 nous incitera-t-il à forger notre destin.

Il y a cependant des raisons de douter que nous ne déserterons pas, encore une fois, nos responsabilités. Revenons à notre comparaison avec le football sénégalais. D’une certaine manière, une équipe nationale de football reflète le caractère national et donc les atouts et faiblesses de son pays. L’on a pu dire que le football était un sport qui se jouait à onze et où à la fin l’Allemagne gagne. L’on peut penser qu’il en est ainsi parce que les Allemands ont un sens élevé du travail bien fait et de la persistance dans l’effort, quelles que soient par ailleurs leurs faiblesses. Symétriquement, on pourrait définir le football comme un sport qui se joue à 11 et où, après avoir suscité l’admiration générale, le Sénégal finit par perdre. Il y a dans ce constat une indication sur le caractère sénégalais. Nous sommes très doués pour relever les défis ponctuels, accomplir de beaux gestes et susciter l’admiration. Notre système de santé qui a admirablement géré l’épidémie de Sida, son cas importé d’Ebola et le Covid-19 est gangréné par un ethos de la négligence et de la pénurie concernant les soins habituels et laisse les femmes mourir en couches. Or, le développement, ce n’est pas la gestion de l’exceptionnel, c’est l’établissement de normes et leur application quotidienne. Malheureusement, ni le Sénégal ni le reste de l’Afrique ne me semblent prêts à cela.

Pour citer cet article

Hady Ba, «Penser le Sénégal sous coronavirus», Silomag, n° 11, sept. 2020. URL: https://silogora.org/penser-le-senegal-sous-coronavirus/

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