Depuis quelques mois, dans l’enseignement primaire, l’autonomisation d’une fonction de direction a mis fin à la collégialité des professeurs d’école. Le processus est bien plus avancé dans le secondaire, depuis la décentralisation et l’implantation du nouveau management public dans les politiques scolaires. Dans cet article Anne Barrère questionne ce renforcement du pouvoir des directeurs et directrices d’écoles, et des chef-fs d’établissement, ainsi que les récriminations qu’il suscite. Elle en étudie les logiques, souvent contradictoires, et l’« efficacité » recherchée, toute relative.
Les directeurs et directrices d’école, les chef-fes d’établissement ont -ils trop peu de pouvoir en France ? La question de son renforcement a été en tout cas mise à l’ordre du jour par la récente loi Rilhac, votée en octobre 2021, concernant les premiers. Pour les seconds, tant les récentes mesures prises par le ministère de JM Blanquer, restreignant le pouvoir de la commission permanente sur l’ordre du jour des conseils d’administration que les projets de recrutement d’enseignant-e-s sur profil et de rémunération au mérite esquissés en ce début de campagne électorale vont dans le même sens, même si la situation est différente et le statut des directions plus défini. Mais à rebours, ce sont d’autoritarisme parfois, d’abus de pouvoir au pire, ou de déficit de démocratie et de collégialité dont se plaignent beaucoup d’enseignant-e-s[1]. Comment analyser et tenter de clarifier cette situation ? Nous tenterons de le faire en montrant ce qu’elle doit à deux tensions importantes et irrésolues dans l’institution scolaire française depuis une cinquantaine d’années.
L’autonomie des établissements scolaire ou le grand écart entre injonctions ministérielles et logiques de marché
La première tension, peut-être la plus matricielle, est celle de la définition de ce qu’on appelle l’autonomie de l’établissement. C’est elle en effet qui est invoquée d’abord pour argumenter de la nécessité de renforcer les pouvoirs des directions, avec l’idée de servir cette mise en œuvre de manière plus efficace. Or, cette autonomie est pour l’instant le lieu d’une double et forte réticence de la part de deux groupes d’acteurs bien différents. D’une part, pour le ministère et les rectorats, les directions d’établissement, doivent répondre à deux attentes qui peuvent être contradictoires : servir loyalement les décisions prises au niveau national tout en menant des actions locales contextualisées, face à des problèmes qui ne sont pas les mêmes dans une école rurale, un collège urbain à difficultés sociales et un lycée de centre-ville. Et l’exercice du rôle, de l’avis même des chefs d’établissement de l’enseignement secondaire[2] est constamment dédoublé entre ces deux postures, au risque d’une surcharge d’ailleurs maintes fois constatée ces dernières années. D’autre part, dans le contexte d’une anxiété sociétale sur les scolarités initiales partagées par les familles de tous milieux sociaux, reportées notamment sur le choix de l’établissement, l’autonomie des établissements se confronte à la réticence de beaucoup d’acteurs du système éducatif, face à la légitimation possible d’un marché scolaire, où les établissements sont mis en concurrence entre eux, même dans le secteur public, sur un même territoire. L’autonomie est alors synonyme d’une différenciation des offres et des projets pédagogiques qui nourrit à coup sûr l’accroissement des inégalités si elle n’est pas régulée[3]. Dans ce cadre, l’accroissement du pouvoir local des directions est interprété comme une dérégulation du cadre national, surtout si l’on s’en remet au libre choix des familles aux inégales ressources pour l’assumer. Face à ces deux perspectives, la version alternative d’un établissement ouvert au territoire et porteur de démocratie locale, dégageant un « bien commun d’établissement » régulé par des instances intermédiaires fortes qui seraient seules capables de freiner l’accroissement des inégalités est pour le moment dans les limbes du débat public. Dans un entretien fait avant la crise sanitaire avec un syndicaliste de la CGT du Nord Pas de Calais, nous avions évoqué en souriant la terra incognita que serait, pour lui dans son syndicat comme en partie pour moi dans le monde de la recherche en éducation, la proposition d’une élection du chef d’établissement par les instances de l’établissement. Mais on peut quand même être tenté de sourire jaune, tant le débat s’enlise parfois dans une alternative entre dérégulation libérale inégalitaire et maintien d’une conception totalement verticale de l’autorité du chef d’établissement.
Le nouveau management du rapport entre direction d’établissement et enseignant-e-s
La deuxième tension structurelle vient du rapport entre directions et enseignants et des oppositions quant à son évolution souhaitable. Le rôle pédagogique du chef d’établissement s’est affirmé plus fortement à partir des années 2000, en même temps qu’une culture de l’évaluation et de la reddition de comptes introduite dans l’univers scolaire infléchissait la donne, mettant au centre la recherche d’efficacité incarnée par des indicateurs de performances à différentes échelles. L’idée que les chefs d’établissement doivent « piloter par les résultats », est à la base d’un nouveau management public, dont la mise en œuvre peut rester d’ailleurs bien rhétorique pour ceux d’entre eux qui se disent chroniquement débordés. Pourtant, il est clair que l’extension du contrôle de l’activité des enseignants est en filigrane dans cette montée de la culture de l’évaluation, qu’il s’agisse de porter un regard plus précis sur les résultats des élèves, entrainant des affectations plus ou moins opaques de certains enseignants à certaines classes, ou du nouveau domaine que constituent les projets et dispositifs de tous ordres (remédiation, accueil de publics particuliers, projets interdisciplinaires, culturels etc…) où les enseignants sont amenés à s’engager, parfois d’ailleurs avec enthousiasme quand cela enrichit leur propre rapport au métier. C’est d’ailleurs cet « engagement dans l’établissement » qui tend à devenir une nouvelle norme du « bon enseignant », alors que des enseignants efficaces dans leur classe (mais parfois en désaccord avec leur chef) sont peu reconnus et valorisés. Au cœur de cette tension, on retrouve bien sûr la question de l’autonomie pédagogique des enseignants, mais aussi la question du temps de travail dans l’établissement et des services enseignants, que beaucoup de ministres, de gauche ou de droite, ont déjà mis en chantier sans arriver à construire de consensus.
Une école plus « efficace », vraiment ?
Lorsque les deux tensions s’articulent, la question de l’augmentation du pouvoir des directions retrouve celle des finalités de l’école tout en montant en complexité. Pour être acceptée, encore faudrait-il que ce renforcement des directions puisse rendre l’école plus efficace, équitable, et accueillante pour tous, selon les principes de justification pluriels aujourd’hui légitimant[4]. Or, les résultats de recherche brossent en la matière un paysage pour le moins contrasté. Si l’on parle d’efficacité au sens d’effet sur les performances scolaires, un leadership centré sur l’instruction, et donc encourageant les enseignants à se centrer sur la classe, apparaît plus efficace que les incitations à la participation à diverses instances ou projets et dispositifs susceptibles de disperser les engagements, entrant ainsi en contradiction avec les préconisations sur le « nouveau bon enseignant »[5]. En second lieu, avec la question de l’équité et de la lutte contre les inégalités scolaires dans la classe, on touche à des résultats tellement contextualisés que leur généralisation dans le cadre de bonnes pratiques est complexe. La recherche peut exposer tour à tour en la matière les bons résultats d’une « pédagogie explicite » (faite de séquences clairement ciblées, d’évaluations fréquentes et répétées) auprès d’élèves en difficulté et les avantages de mises en activité redonnant du sens et de la motivation aux mêmes élèves en difficulté. Pourtant, il existe une contradiction entre l’élévation supposée du niveau de professionnalité des enseignants par la formation à bac plus 5 et l’existence de prescriptions pédagogiques globales, niant précisément le surcroît d’expertise en principe associé à cette élévation. Ainsi, beaucoup d’enseignants se sentent seulement « exécutants » de réformes plus ou moins en phase, ou décalées, parfois en retard sur leurs pratiques quotidiennes. C’est d’ailleurs précisément quand les chefs d’établissement relaient mécaniquement ces prescriptions ou d’autres « certitudes pédagogiques » (parfois en tant qu’anciens innovateurs lorsqu’ils étaient enseignants) sans suffisamment de prise en compte des réalités de terrain et de la diversité du monde enseignant actuel que les relations peuvent se dégrader jusqu’à menacer l’ambiance ou le climat d’établissement. Contournant parfois les débats purement pédagogiques, où les enseignants ne s’investissent pas toujours, les conflits peuvent être alors détournés sur la simple dénonciation de l’autoritarisme ou du manque de reconnaissance.
Bref, selon le bon conseil du sociologue Michel Crozier en son temps, il faudrait bien s’assurer que le renforcement du pouvoir des directions dans un système scolaire inchangé, et en l’état actuel de leur formation et de leur professionnalité, ne soit pas un problème de plus pour le fonctionnement de l’école, au lieu d’être la solution espérée. Si les chef-fes d’établissement ont envie de mieux reconnaitre les enseignant-es par l’évaluation[6], beaucoup d’entre eux ne sont sans doute pas avides d’un renforcement unilatéral de pouvoir formel qui laisserait intacts bon nombre de problèmes de terrain et maximiserait les occasions de conflit. Une récente enquête montre d’ailleurs que les relations chef-fes d’établissement-enseignant-es se sont plutôt améliorées lors des confinements, dans une dynamique visant à faire face conjointement aux difficultés locales et demandes venues d’en haut, parfois jugées irréalistes, et que même très éprouvés par la crise, ils en ont majoritairement tiré aussi des occasions d’innovation[7]. La récente grève du 13 janvier 2022 a été appelée conjointement par des syndicats d’enseignant-es et de chef-es d’établissement, ce qui est suffisamment rare pour être souligné la question du pouvoir des directions et des tensions qu’elle réanime gagne sans doute à être éclairée aussi par les équilibres, peut être nouveaux, trouvés sur les terrains, dans le délicat contexte de la crise sanitaire.