La récente crise sanitaire a mis en lumière les questions de production et d’approvisionnement en médicaments. Michel Limousin met ici l’accent sur un aspect moins débattu, celui du mode de fixation des prix du médicament et des conséquences de celui-ci. Il expose enfin une alternative à la situation actuelle.
Certes, le médicament n’est pas une marchandise comme les autres.
« C’est un patrimoine commun de l’humanité, car il doit répondre aux besoins de santé de tout un chacun, quels que soient son origine ou ses moyens »[1].
C’est une question mondiale. Ces produits indispensables sont depuis toujours l’objet de marchandisation avec une recherche de rentabilité poussée par et pour des industriels bien souvent dénués de toute éthique. La capitalisation boursière des industries du médicament est une des premières au monde. Or, le médicament est de plus en plus le produit d’une recherche sophistiquée et d’une haute technologie. En France, le mécanisme de fixation des prix est opaque, bien que régulé par une commission dite de la transparence !
Une recherche orientée vers le curatif plutôt que le préventif
Les médicaments nouveaux, issus de la recherche biotechnologique sont de plus en plus coûteux. Ces coûts exorbitants conduisent parfois à une impasse dans laquelle le patient ne peut recevoir les médicaments qui lui seraient utiles faute de moyens financiers pour l’assurance maladie ou l’hôpital. Contrairement à ce qui est souvent affirmé, il n’y a pas de surconsommation de médicaments comme l’a montré une étude de l’OCDE[2]. Ce sont donc les prix élevés qui garantissent de plus en plus des profits très élevés à cette industrie et non le volume des ventes. Le chiffre d’affaires du médicament était de 44,55 milliards d’euros en 2018[3]. Près de la moitié est exportée. Des stratégies inutiles de marketing auprès des médecins comme des patients sont développées. Comme l’ont écrit Batifoulier, Da Silva et Domin[4] :
« La recherche sur le médicament est privée et à but lucratif, mais il existe de nombreux chercheurs qui travaillent et découvrent dans des organismes et hôpitaux publics. Cette recherche publique est accaparée par l’industrie sans coûts en raison de la pénurie de financement public qui oblige souvent les chercheurs publics à se tourner vers des financements privés ».
L’investissement de l’industrie pharmaceutique doit être rentable : ceci oriente la recherche vers le curatif plutôt que le préventif et vers des maladies rentables plutôt que des maladies moins intéressantes qu’on appelle souvent maladies orphelines, car abandonnées. C’est le système des brevets qui garantit la propriété industrielle et donc les profits.
Le principe de la fixation du prix au «service médical rendu»
Regardons l’affaire du sofosbuvir (Sovaldi®). Il a été commercialisé par le laboratoire Gilead pour traiter l’hépatite C. C’est un médicament qui a révolutionné le traitement de cette maladie. En fait, ce médicament a été « découvert » par une start-up qui l’a vendu pour 11 milliards de dollars. Ensuite, cette molécule a été commercialisée à un tarif exorbitant. Elle a été proposée à la France pour 57 000 € par patient (3 mois de traitement pour guérir). Dans un premier temps, Mme Touraine a proposé de le réserver aux malades les plus atteints ce qui était absurde puisque cela revenait à laisser tomber les malades moins graves, mais dont il était sûr qu’ils allaient s’aggraver et allaient avoir le temps de contaminer d’autres patients. Devant cette absurdité éthique et de santé publique, l’ensemble des médecins s’est insurgé : finalement après négociation, un tarif de 41 000 € a été accepté par le laboratoire et la prescription a pu être faite à tous les malades. Or, il faut savoir que le produit coûte environ 100 $ à la fabrication ! Comment en arrive-t-on à un tel tarif ? C’est le principe de la fixation du prix au « service médical rendu » en France qui le permet. On ne calcule plus le prix de vente en tenant compte du prix de revient, mais en tenant compte du service rendu à la société ; ainsi pour ce produit, le laboratoire fait valoir qu’il fait économiser le coût d’une greffe de foie… Combien l’État est-il prêt à payer pour éviter tous les frais que pourrait occasionner la maladie qui peut être ainsi guérie ? Pour Batifoulier, Da Silva et Domin[5],
« Il s’agit d’une rupture importante dans le contrat implicite avec les laboratoires. Auparavant, ils n’ont jamais fait payer les médicaments contre la tuberculose au prix des semaines de sanatorium évitées ou de la préférence pour son éradication sinon la tuberculose serait encore largement présente. Le nouveau modèle d’affaire de l’industrie pharmaceutique consiste à faire payer l’airbag au prix de l’accident de voiture évité, selon l’image diffusée par l’association Médecins du monde ».
L’exemple du Sovaldi® n’est pas le seul. Les dix médicaments les plus onéreux ont coûté 3,3 milliards d’euros à la Sécurité sociale, soit 12 % des dépenses totales. Quand un laboratoire investit un dollar, il reçoit en moyenne 14,5 dollars de chiffre d’affaires ! La course folle vers des médicaments de plus en plus chers se poursuit. La France a ainsi autorisé en procédure accélérée (ATU) le Kymriah du laboratoire Novartis, un traitement unique conçu à partir des cellules sanguines du patient, dans des cas de leucémies. Son prix pour le moment : 320 000 €. Encore plus cher, le Zolgensma a obtenu une autorisation en France en juillet 2019, pour 2 millions d’euros l’unité, afin de soigner les bébés atteints d’amyotrophie spinale. Non seulement l’Assurance maladie ne peut suivre, mais l’hôpital a sans cesse besoin de financements additifs pour pouvoir supporter de telles charges. Si on ne réforme pas ce système de fixation des prix, des inégalités de traitement seront inévitables. Les budgets publics n’y résisteront pas.
D’autres choix sont possibles
Pour sortir l’hôpital et l’ensemble du système de protection sociale (Assurance maladie, mutuelles, reste à charge des usagers) qui pâtissent de cette situation, il faut procéder à des réformes profondes qu’on peut résumer ici :
1. L’abandon du SMR (service médical rendu) qui n’a aucun fondement économique, social ou éthique est une nécessité absolue. Le prix du médicament doit être basé sur le coût de la recherche, le coût de développement et de production et un taux de profit raisonnable pour le capital investi. Rien de plus.
2. Les négociations publiques doivent être conduites de façon ferme et indépendamment de tout conflit d’intérêts. L’État doit s’appuyer sur l’Assurance maladie qui est de fait le principal payeur. Des achats de masse doivent être envisagés pour réduire ces dépenses. Les frais de publicité qui sont inutiles et qui coûtent finalement plus cher que la recherche elle-même doivent être supprimés.
3. Le système des brevets garantit la propriété de la recherche. Sans brevet garanti internationalement, il n’y aurait pas de financement de la recherche. Mais ce système a ses limites lorsqu’il sert à imposer des prix insoutenables. On a vu par exemple des sociétés pharmaceutiques refuser la vente de médicaments contre le SIDA en Afrique sous prétexte de tarifs trop bas. Cela aboutit à des souffrances et des décès inadmissibles. C’est criminel. Le rapport de force imposé doit changer de camp. Le principe peut être contourné par le système dit de « la licence obligatoire » délivrée par un État qui permet alors de s’affranchir des lois du profit immédiat. C’est une formule de royalties qui prévaut alors en échange de la production locale de médicaments. Certains pays africains se sont lancés dans la production de ces médicaments pour imposer leurs prix. Aujourd’hui, le problème du prix du médicament n’est plus réservé aux pays pauvres, il atteint aussi les pays riches. Ce système de licence obligatoire est légitime à être utilisé en France, car l’État est en devoir de fournir les médicaments nécessaires aux patients. C’est un système de négociation puissant, car il se fait sans le consentement du propriétaire du brevet.
4. Au-delà de ces procédures de licences obligatoires valables pour les médicaments existants, il convient d’aborder l’avenir de façon prospective. La révolution biotechnologique et de la biologie moléculaire en cours disqualifie une industrie pharmaceutique basée uniquement sur la chimie. L’avenir est à des médicaments plus sophistiqués à très forte valeur ajoutée. L’effort de recherche est alors déterminant et l’industrie essaie de s’en décharger sur les épaules de la recherche publique. Elle a d’ailleurs fermé nombre de ses laboratoires de recherche. L’idée du pôle public du médicament consiste à considérer que la puissance publique qui finance la recherche fondamentale et largement la recherche appliquée doit maitriser la totalité de la chaine de production pour à la fois répondre aux besoins des populations et aux possibilités des budgets publics.
Nous proposons donc de créer un établissement public qui finance la recherche et soit le propriétaire des brevets qu’il dépose. Il ferait fabriquer les produits ensuite par l’industrie pharmaceutique du pays ou à défaut les fabriquerait lui-même. Ce doit être un établissement bénéficiant d’une dotation publique pour fonctionner et, à terme, il fonctionnera avec les ressources qu’il dégagera de ses propres brevets. Dans ce cadre, il s’associe avec les universités, les grandes institutions de recherche publiques existantes (CNRS, CEA, INSERM) et avec les hôpitaux publics. Il est à noter que les pharmacies des hôpitaux ont déjà l’expertise pour fabriquer des médicaments. Ainsi, la pharmacie centrale de l’AP/HP à Paris a fabriqué la méthadone que l’industrie n’était pas intéressée à produire. La fabrication de médicaments est une des missions de cette pharmacie centrale des hôpitaux de Paris dont le statut est celui d’une « Agence générale des approvisionnements médicaux ». Son statut est assez limité et mériterait d’être revu même s’il constitue un point d’ancrage solide pour le développement de ce pôle public pharmaceutique que nous appelons de nos vœux et dans lequel elle serait intégrée.
Au total, ce système de Pôle public du médicament permettrait de produire moins cher, de répondre précisément aux besoins, de s’émanciper des ravages de la financiarisation. Des coopérations internationales – et pour commencer européennes – seront possibles. Enfin, le coût de mise en œuvre serait moins cher que des nationalisations directes, plus rapide et plus sécurisé sur le plan juridique.
5. La création de cet établissement devra mettre en place une gestion démocratique où toutes les parties prenantes devront être représentées.
La création d’un pôle public du médicament aurait l’avantage de promouvoir la recherche de nouveaux médicaments indispensables rendue possible par l’essor des nouvelles biotechnologies avec des retours sur investissements publics. À l’heure où nous lançons une pétition européenne pour la gratuité du futur vaccin contre la Covid 19 dont la recherche est entièrement financée par de l’argent public, la perspective d’un grand pôle public du médicament prend tout son sens. Vous pouvez joindre cette pétition ici. Plus de 13000 personnes l’ont déjà signée.