Lecture en cours
Financer une révolution écologique

Financer une révolution écologiqueTemps de lecture : 7 minutes

Faire face à l’urgence écologique nécessite au-delà d’une transition, une toute autre organisation de l’économie, de la société, des rapports entre les peuples et les nations. Pour Denis Durand, l’enjeu social au cœur de ce défi impose d’investir dans l’emploi, la formation, la recherche et les services publics. Où trouver l’argent ? En affrontant la mondialisation financière à l’œuvre depuis 40 ans, en luttant pour imposer de nouveaux critères et une autre utilisation du pouvoir monétaire au travers d’un processus démocratique porté par les mobilisations sociales et concrétisé dans de nouvelles institutions.

« Changer le système, pas le climat » ? Le désastre sanitaire, économique, politique qui bouleverse, depuis mars 2020, nos conditions de vie et met en cause tous les aspects de la civilisation dans laquelle nous vivons n’a pas effacé l’urgence écologique, ni la question politique à laquelle il faut répondre si on veut la prendre au sérieux.

Cela vient, bien sûr, de ce qu’une pandémie est par nature un fait écologique, une modalité des relations que l’humanité entretient avec son environnement naturel. Mais surtout, si les perturbations économiques, sociales, politiques, culturelles qui l’accompagnent sont si profondes, plus profondes que ce n’aurait été le cas dans une société moins complexe et moins vulnérable que notre société capitaliste financiarisée et libéralisée, c’est parce que cette société est travaillée de contradictions de plus en plus explosives que l’épidémie n’a fait que révéler. Faire face à l’urgence écologique nécessite plus qu’une « transition ». Il faut une tout autre organisation de l’économie, de la société, des relations entre les peuples et les nations.

Emploi, formation, recherche, biens communs, services publics : l’enjeu social, cœur de la révolution écologique

Prendre au sérieux la révolution écologique, c’est reconnaître que le climat, la biodiversité, la qualité de l’air et de l’eau, sont autant de biens communs de l’humanité qui ne pourront être mis à la disposition de tous les habitants de la planète que si nous faisons reculer l’obsession de la rentabilité privée du capital jusqu’à faire prédominer le contraire : un nouveau type de croissance de la productivité fondé sur le développement de toutes les capacités humaines. Au lieu d’accumuler du capital matériel et financier, il faut investir prioritairement dans l’emploi, la formation des travailleurs, la recherche : l’enjeu social est le cœur du défi écologique.

Plus précisément, comme l’écrivait déjà Frédéric Boccara, « la notion d’entretien et de développement des biens communs (et non pas la préservation d’un stock), introduit la nécessité d’un travail et l’idée de services publics et socialisés [1] ».

Il faut en effet de nouveaux services publics, spécifiquement dans les secteurs directement liés aux enjeux écologiques (gestion de l’énergie, de l’eau, des forêts…). Mais il en va de même dans tous les domaines où il est nécessaire à la fois de soutenir la « demande » face aux tendances déflationnistes liées aux économies de travail et de moyens matériels qui accompagnent la révolution technologique informationnelle, et de créer les conditions d’une « offre » efficace pour répondre à l’immense besoin de biens communs.

Et donc autant de dépenses pour construire de nouvelles infrastructures et, plus encore, pour payer les chercheurs et les ingénieurs qui inventeront les techniques nécessaires à un nouveau mode de développement, les ouvriers et les techniciens qui les feront fonctionner, les enseignants qui formeront aux nouveaux métiers…

Face à la soumission du système financier et des politiques publiques à la domination du capital, les banques publiques n’agissent que pour combler « les défaillances du marché »

La Cour des comptes européenne estime ainsi que pour atteindre l’objectif de neutralité carbone en 2050 il faudrait un investissement annuel total, secteurs public et privé confondus, de 1 115 milliards d’euros entre 2021 et 2030, soit 7 % du PIB de l’Union européenne. Ces ordres de grandeurs sont comparables aux estimations de l’OCDE pour l’ensemble du monde (6 % du PIB pour limiter l’augmentation des températures à 2 degrés ; l’équivalent pour la France se monterait à 144 milliards d’euros).

Où prendre cet argent ? Par simple réorientation d’une partie de l’épargne, c’est-à-dire par prélèvement sur les richesses existantes ? Ce serait prendre le problème à l’envers. Les dépenses pour le climat sont des dépenses d’investissement, c’est-à-dire qu’elles se traduiront, dans l’avenir, par la création de richesses supplémentaires. Richesses écologiques : par exemple, former un technicien dans des techniques de production économes en énergie prend plusieurs années mais son travail contribuera à réduire les émissions de gaz à effet de serre pendant les trente années suivantes de sa vie professionnelle. Son activité aura aussi pour contrepartie, pendant toute cette période, la création d’une valeur ajoutée sur laquelle pourront être prélevés des revenus, des impôts et des cotisations sociales. La bonne façon de financer les investissements économiquement efficaces, comme celui-là, est de mettre à disposition de ceux qui vont les réaliser la contrepartie, sous forme d’argent disponible immédiatement, des richesses que ces investissements vont permettre de réaliser ensuite.

Avancer les fonds nécessaires à la création de richesses, avant que lesdites richesses aient été produites : c’est précisément le travail des banques. Or, les banques ne le font pas, ou le font mal.  Oxfam vient de calculer que « si les 6 banques françaises continuaient de financer l’économie comme elles le font à ce jour, cela conduirait à un réchauffement de plus de 4°C d’ici à 2100 [2] ». Des études analogues montrent que les banques américaines ne font pas mieux.

D’où l’idée, aujourd’hui populaire, de confier le financement de la « transition écologique » à des banques publiques, comme l’ensemble Caisse des Dépôts – BPI France – Banque postale en France, ou la Banque européenne d’investissements en Europe[3]. Le problème réside dans la doctrine qui inspire l’action de ces institutions. Elles ne visent pas à mettre en cause les critères qui guident le financement de l’économie sous l’empire de la rentabilité capitaliste ; au contraire, elles agissent pour combler ce que l’économie libérale néoclassique appelle des « défaillances du marché » en finançant des projets dont le système financier ne veut pas, et en exonérant ainsi celui-ci de toute responsabilité écologique et sociale. Ambroise Fayolle, vice-président de la Banque européenne d’investissement, est alors fondé à observer que si c’est seulement de cela qu’il s’agit, la « banque européenne pour le climat existe déjà : c’est la BEI. Nous devons donc être capables, nous-mêmes, de nous refinancer à des conditions très avantageuses auprès des marchés, précise-t-il. Et cela, la BEI y parvient car la qualité de son bilan – et le soutien des États membres de l’Union européenne – lui permet d’afficher la meilleure des notations possibles (AAA). Dès lors, toute nouvelle « banque du climat » devra se financer à des taux encore plus bas que la BEI, ce qui nécessiterait un montant de capital élevé [4]… ». Ces arguments sont pertinents tant que la « banque du climat » envisagée continue de dépendre, précisément des seuls marchés pour son refinancement.

Bien plus qu’une banque du climat, transformer le système financier et monétaire pour imposer les critères sociaux et écologiques

Mais comment peut-on espérer répondre au défi climatique sans contester les critères de financement exigés par les marchés ? C’est bien pour cela qu’il faut beaucoup plus qu’une « banque du climat » : il faut des leviers pour modifier profondément le comportement du système financier dans son ensemble, comme le demande le GIEC.

Un pôle financier public n’a d’utilité que s’il a pour mission de coordonner l’action d’un réseau d’institutions autour d’un même objectif : donner la priorité aux crédits visant la sécurisation de l’emploi, de la formation et favorisant par-là la création efficace de valeur ajoutée dans les territoires, le développement des services publics et la promotion des biens communs écologiques.

Nous sommes donc condamnés à affronter la mondialisation financière, telle qu’elle s’est imposée, depuis quarante ans, sous l’égide de Wall Street et du dollar. La construction européenne actuelle – centrée sur l’euro et la Banque centrale européenne indépendante – a été conçue comme un vecteur de cette mondialisation capitaliste.

Son pouvoir de création monétaire permet en ce moment à la BCE de maintenir à flot le système financier en inondant de liquidités le système bancaire (3 000 milliards d’euros disponibles pour refinancer les crédits aux entreprises et aux particuliers au taux de -1 % !) et les marchés financiers (1 350 milliards d’achats de titres programmés depuis mars 2020 en réponse à la crise sanitaire et économique). Mais tout cela en acceptant sans discuter ce que les banques et les détenteurs de portefeuilles financiers feront de cet argent.

Refonder le projet européen dans les luttes pour soumettre le pouvoir monétaire de la BCE aux exigences sociales et écologiques

Précisément, imposer une autre utilisation du pouvoir monétaire de la BCE est au cœur d’un nouveau projet européen, écologique parce que centré sur la sécurisation de l’emploi et de la formation, et sur le développement des services publics. Les centaines de milliards que la BCE et les 19 banques centrales nationales de la zone euro prêtent aux banques pourraient être réservés aux entreprises qui coopèrent à la mise en œuvre de critères sociaux et écologiques dans leur politique d’investissement.

Quant aux milliers de milliards d’euros de titres, publics à 80 %, achetés dans le cadre du quantitative easing, ils devraient alimenter le développement de nouveaux services publics, via un Fonds de développement économique, social et écologique[5].

Le but est bien de contester, à partir de projets concrets, le critère de rentabilité qui inspire les choix des entreprises et des banques. Les choix de financement ne sauraient échapper à la pression du capital financier que si la sélection des projets financés par la création monétaire des banques et soutenus par celle des banques centrales résulte de mobilisations sociales, dans un processus démocratique où les travailleurs dans les entreprises et les services publics, les citoyens à tous les niveaux de décision, disposent de pouvoirs d’intervention et de décision depuis la définition des investissements à financer jusqu’au suivi, au contrôle et à l’évaluation de leur réalisation.

Les moyens de répondre au défi écologique sont ainsi étroitement liés aux actions immédiates, mais de portée révolutionnaire, qu’il conviendrait d’engager, dans le cadre de conférences locales, régionales, nationale pour l’emploi, la formation et la transformation sociale et écologique : définir démocratiquement des objectifs précis, chiffrés, de créations d’emplois, de programme de formation et de recherche, de réduction des atteintes à l’environnement, et se donner les moyens de les atteindre en imposant aux banques de financer les investissements nécessaires.

[1] Frédéric Boccara,« Économie et écologie : pour une vraie alternative », La pensée, n° 365, janvier-mars 2011.

[2] Oxfam, Banques : des engagements climats à prendre au 4e degré, octobre 2020.

[3] Denis Durand, « Banque du climat » : on ne relèvera pas le défi écologique sans s’attaquer au capital », Économie et politique, mars-avril 2019 (n°776-777).

[4] « Une banque européenne du climat ? Oui, mais elle existe déjà ! », Ambroise Fayolle, Les Échos, 11 janvier 2019.

[5] Denis Durand, Financer l’expansion des services publics en Europe, note de la Fondation Gabriel Péri, 2017.

Pour citer cet article

Durand Denis, «Financer une révolution écologique», Silomag n°12, novembre 2020. https://silogora.org/financer-une-revolution-ecologique/

Réagir

Si vous souhaitez réagir à cet article, le critiquer, le compléter, l’illustrer ou encore y ajouter des notes de lecture, vous pouvez proposer une contribution au comité de rédaction. Pour cela, vous pouvez envoyer votre texte à cette adresse : contact@silogora.org

AGORA DES PENSÉES CRITIQUES
Une collaboration

Mentions légales Crédits