Avec la financiarisation de l’économie, la subordination des choix stratégiques en entreprise aux objectifs du profit actionnarial s’est renforcée. Ce déplacement du pôle de décision impose dans son sillage un nouveau mode de contrôle des salariés, contraints de s’ajuster aux indicateurs de performance individuelle. Considérer l’entreprise comme communauté de travail créative implique de sortir du culte du chef et de développer un mode de management collaboratif et coopératif. Des droits et pouvoirs nouveaux d’expression et d’intervention des salariés sont indispensables. Dans cet article, Jean-François Bolzinger propose ainsi une série de mesures pour rééquilibrer le contrôle gestionnaire des entreprises, en tenant plus compte de la qualification et des compétences professionnelles des salariés.
Comment modifier le fonctionnement des entreprises aujourd’hui pour que les salariés et singulièrement les populations cadres et qualifiées puissent jouer tout leur rôle contributif ?
Les limites d’une organisation managériale hiérarchique
L’élévation des qualifications et des compétences est telle que le management de mode hiérarchique atteint rapidement ses limites et devient contre-productif. La pratique d’un télétravail déréglementé durant la pandémie a bousculé ce type de management avec la distanciation et l’utilisation intensive du numérique.
Ne pas associer aux décisions casse les synergies d’innovation et de progrès et devient source de paralysie. Le travail collaboratif et coopératif a une tout autre efficacité.
L’identification d’un PDG, d’un directeur ou d’un chef aux valeurs de l’entreprise est nocive : elle fait reposer sur une seule tête l’ensemble des décisions, des orientations bonnes ou mauvaises et fait se priver de l’intelligence collective. Même avec des dirigeants emblématiques qui soignent leur image, la communication uniquement descendante se fracasse sur la réalité vécue et devient rapidement inopérante.
Cette nouvelle donne issue de l’élévation du niveau de formation des forces productives bouleverse des formes d’organisation millénaires. Celles-ci ont toujours été fondées dans l’armée, l’Église ou l’État sur une hiérarchie avec une tête, un leader, un pouvoir monarchique.
Les limites du « Wall Street management »
Devant cette évolution la réponse des forces du capital à travers la financiarisation de l’économie a été d’accentuer l’identification de l’entreprise à la seule société de capitaux donnant les pleins pouvoirs à l’actionnaire. Elle promeut dans l’entreprise un « Wall Street management » fait d’indicateurs et d’objectifs quantitatifs cultivant la performance individuelle et visant à dégager le maximum de profit ou de cash pour l’actionnaire[1]. Cette taylorisation de la part intellectuelle du travail casse la possibilité de donner un sens à son travail et masque les véritables donneurs d’ordres et décideurs, lesquels apparaissent de plus en plus éloignés.
Dans cette logique d’économie néolibérale, le taux de rendement pour l’actionnaire est fixé à l’avance et détermine les choix. Cette volonté de confisquer le pouvoir en le déconnectant des responsabilités à assumer provoque des drames humains, des gâchis économiques et environnementaux considérables.
Le besoin d’un management collaboratif et coopératif
Le développement du télétravail a revalorisé le besoin de lien social dans les périodes en présentiel, ouvrant sur un souhait marqué de travail en commun.
Une conception considérant l’entreprise comme communauté de travail créative demande en matière de gouvernance de sortir du culte du chef et des logiques de cour. Cela suppose de prioriser la logique des compétences à celle des pouvoirs. Développer un management collaboratif et coopératif demande de s’appuyer sur l’intelligence collective issue de la pleine expression des qualifications des hommes et des femmes dans leur travail.
Le besoin de droits et pouvoirs nouveaux
Il y a besoin de repenser autrement la démocratie à l’entreprise pour qu’elle vienne régénérer la démocratie républicaine. Si l’on ne donne pas aux salariés le droit et la possibilité réelle de s’exprimer, de maîtriser les choix, jamais le développement humain ne sera pris en compte comme un objectif de développement. Les défis climatiques et écologiques ne donneront lieu au mieux qu’à de la communication sur des bonnes pratiques destinées à verdir l’image de l’entreprise.
Aucun changement substantiel n’adviendra sans la reconnaissance de droits et de pouvoirs nouveaux. Ceux-ci peuvent se traduire notamment par les mesures suivantes :
Des droits collectifs d’intervention élargis pour les salariés et les acteurs parties prenantes de l’entreprise :
Les droits d’intervention sur les choix stratégiques de gestion des entreprises doivent progresser de façon considérable. Un droit d’expression directe au travail doit être reconnu aux salariés de même qu’un droit d’alerte effectif au regard de l’éthique professionnelle.
Ces derniers doivent également pouvoir intervenir sur la définition des critères et le contrôle de l’utilisation des aides publiques.
Les institutions représentatives du personnel (Comités sociaux et économiques d’entreprises, comités sociaux et économiques centraux, comités de groupes européens et mondiaux) doivent voir leurs prérogatives renforcées et passer de l’information et de la consultation au contrôle et au pouvoir d’intervention.
Les organisations syndicales doivent être représentées dans toutes les instances traitant des restructurations.
Les salariés des entreprises sous-traitantes doivent avoir des droits d’intervention de même niveau que ceux des entreprises donneuses d’ordres.
Droits à l’information, à la transparence et à la participation aux décisions :
Une participation conséquente de salariés élus dans les conseils d’administration et de surveillance doit permettre que les décisions stratégiques de gestion intègrent les aspects sociaux. L’élaboration des décisions stratégiques doit se faire avec des mécanismes de circulation transparente de l’information permettant :
- aux salariés et à leurs syndicats d’intervenir sur les choix et proposer des stratégies alternatives,
- aux représentants de la collectivité de faire valoir les aspects territoriaux et environnementaux.
Contrôle de la responsabilité sociale des entreprises :
Les entreprises, notamment les grandes firmes transnationales, ont des comptes à rendre sur les implications financières, sociales et environnementales de leurs stratégies.
Les mesures souvent informatives gagnées par le syndicalisme dans la dernière période en matière d’égalité professionnelle et d’impact environnemental doivent donner lieu à des obligations.
Un cadre public légal doit être mis sur pied :
- pour conditionner subventions ou marchés publics au respect de clauses sociales et environnementales,
- pour que la responsabilité sociale des entreprises soit contrôlée par les citoyens et les salariés.
Faire vivre la démocratie économique dans et hors l’entreprise est la seule manière de permettre que prédominent de nouvelles finalités.