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Sortir du métaverse mental pour concevoir le travail de demain

Sortir du métaverse mental pour concevoir le travail de demainTemps de lecture : 9 minutes

La nécessaire adaptation des travailleurs.euses aux évolutions du mode de production capitaliste et l’impérative acceptation de la flexibilité des conditions de leur travail est une vieille rengaine du techno-libéralisme. C’est donc sans surprise que l’instrumentalisation actuelle des technologies numériques par les entreprises de plateforme tend à se soustraire au cadre socialisé du travail, autrement dit, aux droits acquis pendant la révolution industrielle.  En se référant aux batailles juridiques en France et aux revendications syndicales européennes, Jean-Luc Molins éclaire ici les enjeux contemporains de la transformation du lien de subordination des travailleurs.euses, du salariat à l’auto-entreprenariat.

Ce n’est pas un hasard si les directions d’entreprises vantent le modèle de l’agilité et de la flexibilité dans leur déclaration. A la faveur de la crise sanitaire beaucoup d’entre elles mettent en œuvre des projets de réorganisation qui étaient dans les tiroirs. La période particulière que nous traversons représente un véritable effet d’aubaine pour accentuer et étendre la flexibilité de la force de travail. Le capitalisme se sert du numérique pour extraire dans les réseaux de la main d’œuvre (et du cerveau d’œuvre) gratuite ou à bas coût pour soutenir la croissance du profit.

 

Technologies numériques et flexibilité du travail

La notion de travail flexible n’est pas nouvelle. Elle existait au XIXème et au début du XXème siècle avant la règlementation du travail et les conquêtes sociales de l’ère industrielle, lorsque le code du travail et les conventions collectives faisaient défauts. Disponibilité de la force de travail, paiement à la tâche, non reconnaissance des qualifications, risque économique supporté par celles et ceux qui réalisent le travail sont les principales caractéristiques du travail flexible. Le techno-libéralisme sur lequel s’appuie l’approche patronale, toujours renouvelée pour flexibiliser (dérèglementer) le travail, vise à instrumentaliser les évolutions scientifiques et technologiques en créant des disruptions qui justifierait l’abandon des droits existants au nom d’un progrès universel à venir dont on serait toutes et tous bénéficiaires à terme. Ces fables du techno-libéralisme ne sont pas nouvelles.

Aujourd’hui, les technologies numériques sont omniprésentes dans le travail et la société. Alors que, paradoxalement, les sciences numériques représentent un potentiel inédit pour améliorer les conditions de vie et de travail, aujourd’hui la main libérale les utilise pour :

  • Bouleverser les équilibres économiques et le fonctionnement des services publics ;
  • Remettre en cause notre modèle de protection sociale et contourner le droit du travail ;
  • Transformer de manière souvent unilatérale l’organisation du travail, le contenu et le périmètre des métiers.

Ainsi, dans la dernière décennie l’évolution du travail est marquée par sa fragmentation, par la dataification des métiers et l’automation, par l’individualisation et la mobilité professionnelle, la multi-activité et la perte des repères collectifs. La plateformisation des entreprises est le moyen d’inscrire la stratégie patronale comme le relai d’un nouveau modèle de capitalisme financier et numérisé. L’instrumentalisation des sciences numériques et des technologies est à l’œuvre pour étendre l’exploitation du travail humain. Ce capitalisme construit son système de production autour de grands réseaux, d’entreprises-plateformes, et de systèmes d’information très complexes[1]. Cette organisation en réseaux se substitue au modèle intégré qui avait dominé l’ère industrielle. Les donneurs d’ordres conservent leur pouvoir de contrôle technique et économique sur un segment de la production sans avoir à en assumer la responsabilité juridique. La généralisation de ce modèle à l’échelle internationale répond aux attentes de marchés financiers qui souhaitent stimuler et comparer les différentes unités de profits composant une chaine de production[2].

La crise sanitaire constitue une opportunité pour accroître la stratégie de dématérialisation et de re-matérialisation de l’activité. Dans le même mouvement, la distribution internationale du travail organise le transfert de l’activité, des savoirs et des compétences des services publics ou des entreprises vers des plateformes numériques sous-traitantes. L’avènement d’un nouveau prolétariat numérique est en marche au prix d’une concurrence internationale accrue des forces productives et d’une précarisation croissante de celles-ci, avec ce qu’Antonio Casilli nomme le “digital labor”[3]. L’activité, de plus en plus délocalisable, déterritorialisée, informelle ou relevant du bénévolat associatif, échappe au cadre réglementé et socialisé du travail. La tâcheronnisation du travail impacte l’ensemble des métiers pour les rendre plus facilement automatisables.

En outre, la gouvernance par les algorithmes accentue un management désincarné[4], générant une déshumanisation du travail qui prend deux formes :

  • Le déni de pensée : absence de réflexion possible sur le sens et le contenu de son travail (cette dimension est absente des contrats de travail), avec un contenu de l’activité professionnelle pilotée par des progiciels de gestion intégrée ou des algorithmes.
  • Le déni de réalité : le travail est vidé de son lien avec le monde physique ou social sur lequel il opère en étant asservi à la réalisation d’objectifs chiffrés déconnectés du réel mais en phase avec l’objectif de création de valeur pour l’actionnaire.

Ce management désincarné déguise également les travailleurs.euses en indépendants ou en micro entreprise supportant le risque économique à la place du donneur d’ordre. Il organise le travail à la demande en fragmentant le temps de travail (économie à la demande), ce qui induit une diminution des obligations salariales et de protection sociale et donne accès à de la main d’œuvre (et cerveau d’œuvre) disponibles et corvéables à merci. Enfin, il remet en cause le droit à la vie privée au travail en utilisant les technologies pour développer la surveillance continue avec le traçage de l’activité en temps réel.

 

De l’auto-entrepreneur « indépendant » au travailleur « salarié »

Avec la révolution numérique, la bataille porte donc sur la transposition et l’extension des droits dont la plupart ont été conquis pendant l’ère industrielle. En France, selon une jurisprudence établie, l’existence d’une relation de travail salarié ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties ni de la dénomination qu’elles ont donnée à leur convention, mais des conditions de fait dans lesquelles est exercée l’activité professionnelle[5]. Depuis, le juge requalifie des relations commerciales en relations de travail quand le travailleur « indépendant » est inséré dans une organisation du travail où il est en réalité dans une situation de travailleur « salarié ». Cette jurisprudence permet aux travailleurs de bénéficier des garanties du Code du travail et du Code de la Sécurité sociale. Elle s’applique dans le cadre de relations contractuelles avec des plateformes.

La Cour de cassation a rendu un très important arrêt en 2020 pour requalifier en relation de travail la « relation commerciale » entre un travailleur indépendant et la plateforme Uber[6]. Après l’arrêt Take Eat Easy en 2018 (Cour de cassation, chambre sociale, 28 novembre 2018 n° 17-20.079, société Take Eat Easy), c’est la seconde décision que la Cour de cassation rend à propos des plateformes. Cette décision était intervenue juste après la condamnation de Deliveroo par le conseil des prud’hommes de Paris dans une affaire semblable de requalification. Et le 19 avril 2022 c’est le tribunal judiciaire de Paris qui a condamné l’entreprise Deliveroo a 375 000 € d’amende pour « travail dissimulé ». Là encore, la brèche s’agrandit, montrant, une fois de plus, que les plateformes ne sont pas au-dessus des lois.

C’est ce qu’a également rappelé le Conseil constitutionnel dans la décision qu’il a rendue le 20 décembre 2019, au sujet de la loi d’Orientation des Mobilités. Cette loi prévoit, en effet, que les plateformes de livraison ou de transport (Deliveroo, Uber…) pourront choisir de se doter d’une charte, en l’absence de négociations collectives. Cette charte définit unilatéralement les droits et obligations des chauffeurs et livreur⋅euse⋅s avec lesquels elles sont en relation. Craignant une requalification des « travailleur⋅euse⋅s indépendant⋅e⋅s » en salarié⋅e⋅s, le législateur a tenté d’introduire une disposition prévoyant que le fait d’établir cette charte et de la respecter ne peut pas être utilisé par un juge pour démontrer l’existence d’un lien de subordination avec une plateforme.

Le tour de passe-passe n’a pas échappé au Conseil constitutionnel qui a rappelé que les plateformes n’ont pas tous les pouvoirs. C’est bien au législateur et aux juges de décider quels sont les critères du contrat de travail salarié. Cette disposition qui visait à faire échec aux requalifications a donc été censurée par le Conseil constitutionnel. C’est une décision importante, qui renforce la possibilité pour les livreur⋅euse⋅s qui le souhaitent de demander la requalification en contrat de travail. La CGT est d’ailleurs engagée auprès d’eux dans ce type de contentieux. Par ailleurs, nous poursuivons notre bataille contre l’ubérisation, concernant notamment les conditions de travail et de rémunération des travailleur⋅euse⋅s des plateformes ainsi que la mise en place d’une vraie représentation de ces travailleur⋅euse⋅s indépendant⋅e⋅s en situation de subordination.

 

Mobilisation syndicale et négociation collective

La dimension syndicale européenne représente un levier important pour peser sur les évolutions en France. La résolution adoptée le 9 février 2021 par la Confédération européenne des syndicats (CES) sur la protection des droits des travailleurs atypiques et des travailleurs des entreprises de plateformes (y compris les indépendants) constitue un point d’appui important. D’une part, en matière de droits des travailleurs, la CES veut imposer les droits d’organisation, de représentation syndicale et de négociation collective ; l’accès au salaire minimum, à la protection sociale et au respect des conditions de travail pour tous les travailleurs, en l’occurrence pour tous les travailleurs atypiques et les travailleurs des entreprises de plateformes (y compris les indépendants), sur la base de la présomption de salariat. D’autre part, elle souhaite que les entreprises de plateformes soient reconnues comme employeurs, avec toutes les obligations légales que cela implique en termes de paiement de l’impôt sur le revenu, de financement de la protection sociale, de responsabilité en matière de santé et de sécurité, de diligence raisonnable et de responsabilité sociale des entreprises. Leurs travailleurs doivent être reconnus comme travailleurs. Le contrôle démocratique du fonctionnement des applications de l’algorithme doit être au cœur du débat public, discuté par l’information, la consultation et la participation des travailleurs et doit faire l’objet de négociation collective.

La CES a donc initié des échanges avec la rapportrice du Parlement européen sur le rapport d’initiative sur « Conditions de travail, droits et protection sociale justes pour les travailleurs de plateformes — Nouvelles formes d’emploi liées au développement numérique (INI) ». Ce travail a permis d’aboutir à une proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative à l’amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail via une plateforme[7].

Nos mobilisations et nos actions doivent se hisser à la hauteur des potentiels de transformation qu’offrent les technosciences à l’heure des enjeux liés à la transition social-écologique. Il s’agit en particulier d’inclure dans les objets de discussion collective le sens et la finalité du travail. De nouveaux sujets portant sur « ce qu’on produit » et « comment on le produit » doivent être intégrés dans le champ de la négociation collective pour répondre aux enjeux posés en matière de santé, de sécurité au travail, et d’écologie. Dans ce cadre, la négociation collective doit pouvoir jouer pleinement son rôle d’instrument de police sociale et sociétale de la concurrence. Avec le développement des technosciences et leur introduction actuelle pour piloter l’activité des entreprises suivant les critères marchands, on assiste à une montée en charge des risques écologiques et sanitaires. Ce sont les normes les plus basses qui régulent le monde avec notamment des entreprises multinationales qui conduisent leur activité sur des territoires devenus terrain d’expérimentation sur la base de modélisations comportant des failles de régulation sociales, sociétales, et environnementales. L’urgence est à la responsabilité prospective et à la décolonisation de l’imaginaire des consommateurs. Car, comme l’écrit Jean-François Simonin[8], « le véritable danger provient de notre incapacité à donner forme au progrès que l’innovation suscite…Il faut que l’innovation soit perçue comme une occasion d’émancipation et d’augmentation des possibilités de vie, et non comme une occasion de profit. »

La pression juridique qui pèse sur les plateformes peut être transformée en moyen de lutte par leurs travailleurs et travailleuses. La CGT soutient ainsi celles et ceux qui souhaitent faire de la requalification un outil pour conquérir de nouveaux droits. L’IA pénètre toutes les sphères de la vie collective. La question de sa gouvernance est posée pour le travail comme pour la société. C’est la raison pour laquelle l’UGICT-CGT milite pour règlementer et encadrer la conception et l’usage des nouvelles technologies et des systèmes IA[9]. Il s’agit de construire, de sa conception jusqu’à son utilisation, une technologie inclusive et sécurisée qui respecte nos libertés citoyennes, notre professionnalisme, et notre environnement.

[1] Alain Supiot (dir.), Le travail au XXIe siècle, Paris, Editions de l’Atelier, 2019.

[2] Alain Supiot, La gouvernance par les nombres, Paris, Fayard, 2015.

[3] Antonio A. Casilli, En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic, Paris, Seuil, 2019.

[4] Marie-Anne Dujarier, Le management désincarné. Enquête sur les nouveaux cadres du travail, Paris, La Découverte, 2015.

[5] Cour de cassation, assemblée plénière, 4 mars 1983, N° 81-11647 et 81-15290, société anonyme École des Roches

[6] Cour de cassation, chambre sociale, 4 mars 2020, n° 19-13.316, Uber France, société par actions simplifiée unipersonnelle ; et autre(s) c/ M. A. X. En Grande Bretagne, la Cour suprême (la plus haute juridiction britannique) a reconnu le statut de salariés aux chauffeurs Uber. Les décisions successives de l’équivalent du conseil prud’homal d’outre-Manche et de la cour d’appel dans cette procédure initiée en 2016 sont confirmées. Ce jugement oblige Uber, désormais employeur des chauffeurs requérants, à leur garantir des droits, notamment celui d’un minimum salarial ou de congés payés. Suite à ce jugement, Uber annonce par communiqué reconnaître aux chauffeurs britanniques un statut de travailleur salarié.

[7] https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/ip_21_6605

[8] Jean-François Simonin, L’innovation frénétique. Construire ou déconstruire le monde à l’heure du numérique, Liber, 2020.

[9] https://syndicoop.fr/ia/guide/propositions-ugict-cgt/

Pour citer cet article

Jean-Luc Molins, « Sortir du métaverse mental pour concevoir le travail de demain », Silomag 15, juillet 2022. URL : https://silogora.org/sortir-du-metaverse-mental-pour-concevoir-le-travail-de-demain/

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