La révolution numérique bouleverse la manière de faire de la politique, les processus et lieux de politisation comme la construction des représentations et des opinions. Yann Le Pollotec revient sur les potentialités démocratiques et politiques des outils numériques tout en soulignant leurs limites à dépasser. Il insiste sur l’importance pour les militants et leur organisation de mener une stratégie numérique globale visant la conquête d’une hégémonie culturelle, condition nécessaire à une prise du pouvoir.
En l’espace de vingt ans, l’univers d’Internet est devenu non seulement un outil politique incontournable, mais a aussi changé radicalement la nature même de l’activité politique et des organisations politiques (Voir la Petite chronologie de l’usage politique d’Internet depuis la naissance du Web). Comme en témoignent les révolutions arabes, Nuit debout, le mouvement contre la loi travail, les campagnes électorales de 2017 ou encore la révolte des Gilets jaunes, la révolution numérique a bouleversé la manière de faire de la politique, les processus et les lieux de politisation, ainsi que les relations sociales, la construction des représentations et des opinions. Elle repose sur deux facteurs clefs : la multiplication des boucles de rétroactions et la désintermédiation qui remet en cause les corps dits « intermédiaires », les structures hiérarchiques et territoriales parce que l’on peut les court-circuiter pour accéder à l’information, débattre et agir.
Dans une tension entre émancipation et aliénation, elle ouvre en permanence de nouveaux espaces publics, réseaux et médias. Ces espaces sont des lieux de solidarité concrète, de coopération, d’information, de partage des savoirs, de débats, mais aussi de confrontations, d’affrontements, de luttes de pouvoir, de désinformations, d’addiction, et d’isolement.
La neutralité d’Internet et la démocratisation de la prise de parole
Le principe fondateur de la neutralité d’Internet[1] entraîne une démocratisation certaine de la prise de parole et de sa médiatisation. L’internaute de base semble être à égalité avec l’éditorialiste, l’expert, le journaliste, l’officiel. Là où les médias traditionnels disqualifient certaines paroles a priori par le non-respect de certains codes et marqueurs sociaux dominants – orthographiques, rhétoriques, lexicaux, vestimentaires, attitudes non violentes –, le numérique les autorise et lève les inhibitions. Les taiseux prennent la parole : ce qui compte est ce que l’on dit et non d’où l’on parle. À chacun d’investir, l’espace public comme il veut et comme il peut : « Sur l’Internet, personne ne sait que tu es un chien »[2].
De fait, la première source d’information des 18-25 ans est aujourd’hui Internet et non le journal TV ou la presse écrite. Certains Youtubeurs sont devenus de véritables faiseurs ou prescripteurs d’opinions. Le mouvement des Gilets jaunes a été l’un des révélateurs de cette défiance profonde d’une partie de plus en plus importante de la population vis-à-vis des médias traditionnels et, en miroir, une appétence pour les médias numériques alternatifs. Ainsi le succès d’audience du pamphlet de Juan Branco contre Macron s’est construit sur Internet avant de devenir un best-seller en librairie.
Le besoin d’éducation populaire critique
Notons cependant que la neutralité du net est de plus en plus remise en cause par la censure automatisée via l’Intelligence artificielle des contenus sur les grandes plateformes et par les algorithmes des GAFAM dont l’objectif est de vous enfermer dans leur univers et leurs choix éditoriaux via la promotion, dans la plus grande opacité, de certains contenus au détriment d’autres.
Alors que les institutions étatiques nationales et médiatiques traditionnelles sont à la peine avec la logique mondiale des réseaux et médias numériques, de puissantes ONG, bras séculiers de l’hégémonie culturelle[3] et du marketing politique des nouveaux acteurs réticulaires d’un capitalisme occidental globalisé, prennent alors le pouvoir sur la toile. La construction marketing du mythe mondiale de Greta Thunberg en Jeanne d’Arc de la lutte contre le réchauffement climatique en est une magnifique illustration. Ce constat vaut aussi pour l’émergence de formes d’organisations ou de proto organisations réticulaires qui pensent naturellement mondial et en réseau, et qui sont aussi diverses, différentes et opposées que le mouvement antispéciste, Daech, Occupy Walt Street, le Black Bloc, Extinction Rebellion, Anonymous… Aux chefs exerçant un pouvoir hiérarchique via un appareil pyramidal se substituent des porte-parole, des gourous et des prophètes s’appuyant sur des réseaux pour acquérir une hégémonie culturelle en recourant aux méthodes de propagandes classiques, mais aussi à la violence sous toutes ses formes pour imposer un rapport de force dans la société. Si les organisations politiques ne jouent pas un nouveau rôle d’éducation populaire critique, le confusionnisme, le complotisme, les infox, l’instrumentalisation de l’émotion, et le sentiment erroné que tout se vaut et qu’il n’existe pas de faits scientifiquement établis prennent le pas sur l’esprit critique, le débat démocratique instruit, la décision et action collective efficace.
De la place publique numérique à la place publique physique
Le mouvement des Gilets jaunes a pu se construire, s’organiser et se perpétuer grâce aux réseaux et médias sociaux. Par ces tiers de confiance que furent les plateformes numériques sociales, les Gilets jaunes sont passés, avec une force et une rapidité impressionnantes, de la place publique numérique à la place publique physique, en retissant du lien social dans ces tiers lieux que furent les ronds-points et les manifestations ; tout cela sans organisation structurée verticalement et sans véritable leader.
Plus qu’une organisation, les Gilets jaunes ont été, sous la forme d’un label, un cadre de repolitisation et d’actions politiques. Ce que n’a pas su ou pu faire le Front de gauche en s’enfermant à la fois dans le débat dépassé : forme mouvement contre forme parti[4], et en oscillant entre deux solutions mauvaises : une simple alliance électorale ou une nouvelle (sic) organisation creuset issue de la fusion ou de l’agglomération de plusieurs partis existants, sorte d’UMP de gauche. Le Front de gauche eut-il été un label, marque d’une hégémonie culturelle portée par les partis qui l’ont fondé, et l’histoire eusse peut-être été différente !
Or, le numérique peut être un moyen parfois brutal et inattendu de dépasser l’opposition individu vs collectif, de refaire société et de conquérir une hégémonie culturelle condition nécessaire à une prise du pouvoir. L’élargissement et la diversification du nombre de celles et ceux qui prennent la parole, certes parfois de manière brouillonne, confuse, et violente, sont porteurs d’un potentiel de renouveau démocratique. Mais ils posent le défi, aux partis politiques qui se veulent outils la transformation sociale, d’organiser et d’instruire le débat public afin que cette libération de la parole débouche sur une prise de pouvoir effective dans toutes les institutions de la société : États, entreprises… Les organisations politiques jouent alors le rôle de chainon manquant et de coordination entre la conquête de l’hégémonie culturelle et la prise du pouvoir.
Ainsi, elles ne peuvent plus se limiter à favoriser la maîtrise et l’appropriation des outils numériques par ses militants ou à intégrer le numérique à la vie de l’organisation telle qu’elle est. Moderniser la bougie n’a pas conduit à inventer l’ampoule électrique, même s’il a été nécessaire de continuer à s’éclairer à la chandelle avant que l’électricité ne prenne le relais. Avec le digital, le rôle d’une organisation politique devient alors aussi celui d’un tiers de confiance pour refaire société, pour conjuguer l’aspiration individuelle et le « tous ensemble », pour être l’outil de l’émancipation de chacune et chacun dans un cadre social collectif.
Faire de la politique là où le débat politique se fait et où les consciences politiques se forment
Un parti politique d’aujourd’hui se doit donc d’avoir une stratégie numérique globale qui lui permette de se saisir des outils digitaux actuels, émergents et futurs, de forger ses propres outils. Il se doit aussi d’avoir une force de frappe sur la place publique numérique et de maîtriser l’articulation entre univers numérique et monde physique, afin de mettre en mouvement et de rendre acteurs, actrices, dans un cadre coordonné, ses militant·e·s, ses adhérent·e·s et ses sympathisant·e·s. Tout en se nourrissant du mouvement de la société dans toutes ses contradictions, il faut faire de la politique là où le débat politique se fait et où les consciences politiques se forment ; savoir faire rayonner ses idées aux bons endroits, au bon moment et auprès des bonnes personnes.
Mener une campagne politique numérique consiste à transformer une personne qui regarde une vidéo, signe une pétition en ligne ou un appel à voter, partage ou like un post, en un électeur, un adhérent, un militant, et qui à son tour amènera d’autres personnes. Il ne s’agit pas uniquement de communication, mais de création et d’animation de « communautés » qui débouchent sur un engagement de plus en plus fort de ses membres. C’est d’autant plus important qu’un post, un mail, un texto ou une vidéo a dix fois plus de chance d’être ouvert s’il provient de quelqu’un de son entourage et non d’une organisation et s’il est ciblé sur un centre d’intérêt adéquat. Il s’agit d’organiser la viralité de l’information en cascade et d’être les relais les plus efficaces pour gagner des consciences, de l’engagement et, lors des élections, des voix.
En faisant appel à l’initiative partagée, à la créativité, au ludique et au plaisir de militer ensemble, la mobilisation en ligne doit stimuler le militant, le sympathisant, le curieux, amplifier leur intérêt et donc les conduire à aiguiser leur intelligence collective et leur mobilisation sur le terrain.
Générer des dynamiques d’échanges sur le registre de l’argumentation
La bataille d’idées sur les réseaux sociaux ne se gagne pas qu’à coups de réaffirmation de son appartenance politique ou identitaire investissant les espaces de discussion comme une armée occupe un champ de bataille. Car les citoyens entretenant un « lien faible » avec le débat politique – soit 98 % des électeurs – fuient les fils de polémiques, les publications purement politiques où seul compte le commentaire politique de l’actualité. Il est de fait plus efficace d’être dans la contribution à des projets collectifs alternatifs, ce qui génère des dynamiques d’échanges sur le registre de l’argumentation plutôt que celui de l’agressivité. Ainsi l’enjeu final devient supérieur aux postures et aux oppositions de principe. Trop souvent les listes de contacts sur les réseaux sociaux se limitent aux seuls cercles militants déjà convaincus d’avance. Or pour gagner des consciences, mettre en débat notre vision du monde, nos valeurs, faire des adhésions, assurer l’hégémonie culturelle de nos idées, il vaut mieux par exemple avoir beaucoup d’amis Facebook n’ayant que 5, 6, 7 amis en commun, que d’être l’ami d’amis ayant 300, 400, 500 amis en commun avec soi.
C’est pourquoi, sur les réseaux sociaux comme dans le monde physique, il existe un devoir de sortir de l’entre soi. Cela demande aux militants et à leur parti du travail, de l’organisation, des moyens, de l’imagination, de la créativité, et de sortir à la fois des schémas de pensées traditionnelles et de ceux imposés par les classes dominantes afin de s’approprier pleinement les outils numériques, les transgresser et les retourner contre les intérêts de leurs propriétaires. Cela constitue aussi une condition sine qua non afin que les réseaux sociaux et plus largement l’ensemble des « civic techn »[5] deviennent des outils de changement démocratique de la société et ne se réduisent pas à des techniques commerciales de communications et de marketing. Le succès viral de la pétition contre la privatisation d’ADP avec plus d’un million de signatures obtenues en six mois montre toutes les potentialités démocratiques et politiques de tels outils lorsque les militants et leur organisation font que le plus grand nombre s’en empare.