À rebours d’une conception naturaliste du cours de la vie au sein de laquelle la vieillesse se résumerait à un déclin, Lucien Sève propose de construire une conception historico-sociale de la « vieillesse ». Il appréhende l’âge comme un rapport social et l’au-delà de la vie professionnelle comme une troisième vie au cours de laquelle des femmes et des hommes rendent d’éminents services d’utilité publique. À un monde géré par la recherche du profit maximum à court terme qui multiplie le vieillissement artificiel, il oppose le développement de toutes les forces humaines comme seule fin en soi de l’histoire. Michel Maso introduit ici cette pensée riche et complexe qui contribue au rajeunissement des idées sur la vieillesse.
Nous remercions les éditions La Dispute de nous avoir autorisé à reproduire la conclusion du deuxième volume de l’ouvrage de Lucien Sève Penser avec Marx aujourd’hui. L’homme ? que vous trouverez ci-après.
Dans la conclusion du deuxième volume de son ouvrage Penser avec Marx aujourd’hui. L’homme ?, Lucien Sève fait le constat que « le déterminisme biographique dialectiquement entendu n’exclut pas la possibilité d’une autonomie personnelle, mais il en souligne le paradoxe ». Pour le philosophe, on devient autonome par rapport à soi en assumant son hétéronomie par rapport au monde humain. Et, dialectiquement, on devient autonome par rapport à ce monde en lui opposant l’hétéronomie d’un soi-même plus élaboré.
Pour approcher cette double autonomie – et ce n’est pas chose aisée – il faut, au contraire d’un repli sur soi, la confrontation intrépide avec le monde et les contradictions qui nous « compliquent la vie ».
La troisième vie
La question du « cours de la vie » est, nous dit Lucien Sève, une des « arlésiennes » de la littérature spécialisée sur la personnalité et la biographie. Et d’évoquer les travaux de Charlotte Bülher dans les années 30, selon laquelle il y a une courbe biologique de la vie – expansion, stagnation, régression – à laquelle correspond une courbe psychologique observable dans toutes les vies « normales ». On est là en présence de la conception naturaliste classique du « cours de la vie » et donc de la vieillesse elle-même.
En 1970, Simone de Beauvoir consacre un fort volume à la question, auquel Lucien Sève reproche de traiter de bout en bout de la vieillesse comme d’un « transhistorique » à base d’invariance naturelle. Elle stigmatise – à juste raison – la politique de la vieillesse, mais à la lire on ne voit guère que la vieillesse même puisse changer. Quelques décennies auront suffi à rendre cette vision obsolète. La façon dont se présente désormais la question de la vieillesse est en transformation fondamentale par rapport à celle d’hier encore. Entre l’âge légale de la retraite et les limites, en constant et régulier recul, de l’espérance moyenne de vie se constitue une « époque biographique » (selon l’expression de Sève) de deux, voire trois décennies ; une « troisième vie » en quelque sorte, après la jeunesse et la vie professionnelle.
Un nombre croissant de femmes et d’hommes peuvent vivre en bonne santé très haut-delà de l’âge de la retraite. Dès lors, la vieillesse cesse d’être synonyme de déclin programmé, de passivité obligée, d’existence pour rien. Elle devient, tout à la fois acheminement vers la mort et nouvelle phase de vie.
L’âge est un rapport social
Pour Sève le vieillissement de masse au cours des dernières décennies résulte de la prévention, du traitement efficace des graves maladies et dégénérescences. Dire la naturalité du problème ne signifie nullement céder au « naturalisme ». En fait, dans notre humanité développée, la naturalité n’est plus naturelle : elle est devenue historique. Comment ne pas voir, alors, que l’essence humaine est bien l’ensemble des rapports sociaux.
Ici commence un territoire largement inexploré : la théorie historico-sociale de la « vieillesse » qui, pour l’essentiel nous dit Sève, reste à produire (même s’il en décèle ici ou là – André Gorz, Pierre Bourdieu – quelques premières approches). L’âge, poursuit le philosophe, donnée naturelle par un côté est, de l’autre, plus foncièrement rapport social. La personnalité est avant tout le système temporel des activités, lesquelles sont également historico-sociales, de façon spécifique, si elles s’accomplissent hors des limites du travail professionnel. Un(e) retraité(e) qui vaque à diverses occupations (bricolage, vie associative, soins à ses petits-enfants…) est une personne active en rapport avec le monde humain par ces activités mêmes.
On rencontre, bien sûr, un certain déphasage entre rapidité des transformations culturelles, politiques, technologiques… et stagnation relative des capacités individuelles correspondantes (notamment par manque de temps et de moyens). Et on rencontre aussi, bien sûr, des grands-parents qui éprouvent des difficultés avec l’ordinateur, le passage à l’euro, les goûts culturels de leurs petits-enfants… Cela dit, même rares, ces « décrochages » peuvent être le fait de très jeunes gens. On voit « poindre ici toute l’ampleur de la méprise », insiste Lucien Sève.
La vie qui meurt et la vie qui ne meurt pas
La vieillesse concerne la personnalité psychique et non l’individualité organique. Elle est d’abord le décalage entre capacités requises en l’état du monde humain et capacités disponibles d’un individu. Elle n’a rien à voir avec son âge, mais tout avec sa biographie. Or, on impute la vieillesse à l’individu comme l’échec scolaire au manque supposé de « dons ». C’est poser le problème à l’envers : dans l’échec scolaire, c’est largement l’école qui échoue… dans la vieillesse, c’est en grande partie le monde social qui périme.
La recherche du profit maximum à court terme multiplie chez beaucoup un vieillissement artificiel non organique par les dégâts anthropologiques qu’elle induit (fossés intergénérationnels, désadaptation sociale notamment). L’idéologie courante selon laquelle la vieillesse est une incapacité naturelle relève, dit Lucien Sève, « d’une honteuse ignorance de ce qu’humanité veut dire et d’un révoltant insouci de ce qu’elle exige ».
C’est d’une conception très neuve du vieillissement qu’il est d’urgence besoin et d’abord cette question : comment donc la personnalité vieillit-elle en propre ?Pour Lucien Sève « si l’individu à l’âge de ses artères, la personnalité à l’âge de son emploi du temps, et cet âge est par essence un rapport social ». Ainsi, le monde gouverné par le capital où l’argent prime absolument sur la personne nous vieillit à maints égards. Que l’on songe à tous ces quinquagénaires victimes de licenciements boursiers, le cours de leur vie sacrifié au cours des actions, et dès lors trop souvent « vieux avant l’âge ».
On peut concevoir un monde géré selon de tout autres critères, dans l’esprit de la perspective anthropologique marxienne : le développement de toutes les forces humaines comme seule fin en soi de l’histoire.
Et la mort?
Dans cette vision historico-sociale du problème le rapport de la vieillesse à la mort n’est lui-même pas univoque. Certes, la fameuse « courbe en cloche » (croissance – stagnation – déclin) s’impose à tout le monde. En revanche, les activités intellectuelles, l’engagement associatif, la création artistique ; etc. échappent à cette loi de courbure, car, à perte de vue après chacun d’être nous, on continuera de produire, créer, chercher, s’engager…
Ainsi, si la vie de l’individu biologique va par nécessité vers un terme, l’existence de la personnalité biographique est par essence inachevable : elle sera interrompue non par sa mort, mais par celle de son support.
Qu’une activité intellectuelle à l’échelle individuelle échappe à la loi de la « courbe en cloche » peut apparaître comme une vue de l’esprit. De nombreux exemples sembleront en témoigner, que ne contrediront que modestement des exceptions, selon le raisonnement de Simone de Beauvoir (Hugo, Aragon, Goya, Verdi, Picasso, Mandela…). Mais en vérité ces exemples ne nous montrent-ils pas ce que pourrait être la règle ? Et dès lors la question est : quelles sont donc les causes naturelles qui rendent si fréquente la brièveté intellectuelle plutôt que sa longévité ?
Les exceptions sont aisées à expliquer : une formation initiale riche et diverse, un renouvellement constant des motivations et des capacités, etc., et si le grand âge échappe aux affections corporelles invalidantes, il est alors promis à la longévité de l’esprit. Mais notre monde est ce qu’il est : le développement de la masse des individus est contraint par notre interminable préhistoire et le sort fait aux quinquagénaires constitue un dramatique attentat sur les possibles des octogénaires et nonagénaires de demain.
Simone de Beauvoir avait raison : une politique foncièrement neuve de la vieillesse est une ardente nécessité. Aujourd’hui nous sommes loin d’y être, et l’alarmant côtoie le prometteur. Prometteuse, l’esquisse de son originale participation bénévole à la vie collective. Alarmante la recherche de « petits boulots » pour compenser l’extrême modicité des retraites. Le « senior » aiguise des appétits gigantesques (prolongation forcée de la vie au travail exploitée ou chômeuse, dégradation des retraites, marché juteux des compléments de retraite privée, etc.).
Lucien Sève interroge : quels contenus d’activité non pas pour le « troisième âge », mais pour la « troisième vie » ? Repos, loisir, voyage ? Bien sûr, mais le compte n’y est pas, car s’en tenir à cela, c’est assigner à cette vie un sens anthropologique subalterne quand il faudrait, à l’exact inverse, « …une vie plénièrement humaine, et qui plus est, dans un statut consolidé de la retraite par répartition, une vie soustraite en son cœur aux logiques exploiteuses du capital ». La liste est longue des éminents services d’utilité publique qu’on peut attendre des femmes et hommes menant une troisième vie de nouvelle manière (transmission de savoirs, d’expériences vécues ; assistance pédagogique ; activités de recherches et créations, etc.). Faire ainsi ce serait commencer à en finir dans les faits comme dans les idées, avec l’identification désastreuse des gens du « troisième âge » (formule elle-même désastreuse) à des inactifs par essence.
Ce serait aussi agir sur les logiques de la deuxième vie où le temps du hors travail pourrait ne plus être simplement compensatoire d’une vie de savoir aliénante, mais un temps préparatoire aux activités de la troisième vie. Et Lucien Sève de conclure sur ce point par une très belle et très exigeante formule : « l’homme sans guillemets – le genre humain et son humanitas – est très loin encore d’être achevé. Le meilleur reste à inventer ».
Et Marx dans tout ça?
Avec beaucoup de modestie Lucien Sève s’interroge : « n’est-il pas malgré tout invraisemblable de donner pareil contenu à un livre dont le titre général est Penser avec Marx aujourd’hui, quand l’œuvre marxienne est si massivement consacrée à la formation sociale – économique, juridique, politique, idéologique – et si peu à ce que l’on appelle ici « formation individuelle » – psychologie, personnalité, biographie – ?
Si, nous dit Lucien Sève, l’on se préoccupe de fidélité l’exigible en tout premier lieu est de ne pas passer à côté de ce qui fait la décisive originalité de cette pensée. Une pensée active, consacrée non à l’interprétation verbale du monde, mais à sa transformation révolutionnaire !
Et pour conclure – très provisoirement et très prometteusement – « …être fidèle à l’œuvre économique de Marx, c’est faire avec lui la théorie critique du capitalisme actuel ; être fidèle à sa logique dialectique, c’est y intégrer les savoirs contemporains ; être fidèle à sa pensée politique, c’est élaborer la stratégie et construire l’organisation capables de faire du 21e siècle celui du dépassement réussi du capitalisme ».
Pour lire la conclusion de Lucien Sève, cliquez sur la couverture ci-dessous ou sur ce lien.
Bonne lecture!