À rebours des réformes antisociales et conservatrices qui se succèdent, un code du travail révolutionnaire impliquerait de questionner nos catégories de pensées, héritées du XXe siècle, et ce que nous entendons par «travail». Réfléchir collectivement à combiner autrement les valeurs économiques, intrinsèques (enjeux existentiels) et d’utilité de l’activité est un moyen d’envisager d’autres configurations sociales progressistes.
Cette contribution au dossier, à l’attention d’un public large, rappelle les origines du Code du travail français, pour en souligner le caractère construit, local et fragile. Elle souligne les enjeux d’avoir des règles pour compenser l’asymétrie entre employeurs et employés dans le salariat. Elle conclut par une proposition pour débattre des évolutions du Code du travail : repenser ce que nous désignons comme du «travail» aujourd’hui.
Petit rappel de l’avènement du Code du travail
Le Code du travail est en réalité un code du salariat, dans lequel le « travail » n’est pas défini[1] : il ne concerne que les salariés ayant un contrat de droit privé et non les travailleurs avec d’autres statuts (fonctionnaires, stagiaires, bénévoles, travailleurs en prisons…) ou pas de statut (travail au noir, forcé, esclaves…).
Le Code du travail a commencé à être élaboré en France au début du XXe siècle. Son élaboration suit logiquement l’apparition puis l’extension du salariat dans les sociétés occidentales industrielles capitalistes. C’est donc une invention récente et locale qui s’est révélée indispensable comme tiers entre l’employeur et l’employé. Il impose en effet des limites au premier afin de réguler la tentation d’exploitation infinie du second.
Si le premier livre du Code du travail à proprement parlé date de 1910, la première loi régulant le rapport contractuel d’emploi est antérieure. Rappelons, afin de mesurer le progrès social, de quoi il s’agissait alors : en 1841, cette loi interdisait aux employeurs de faire travailler des enfants de moins de 8 ans. Elle limitait, uniquement pour les entreprises ayant plus de 20 employés, le temps de travail journalier pour ceux qui ont moins de 12 ans, à 8 heures par jour, et pour les autres à 12 heures. Elle proscrivait le travail de nuit pour les enfants de moins de 13 ans. Cela signifie qu’avant cette loi, faire travailler (en général dans les mines et dans les usines textiles, à cette époque) des enfants de n’importe quel âge, plus de 12 heures, nuit et jour, était « normal » et acceptable. D’ailleurs, tant qu’il n’y avait pas d’inspection du travail (corps créé en 1868), cette loi ne fut quasiment pas appliquée.
De nombreux règlements et lois ont continué d’être adoptés depuis, qui contribuent à réguler le temps de travail des enfants, des femmes et des hommes (durée, pauses, jours fériés, puis, à partir de 1936, les vacances), à rendre l’employeur responsable des accidents et maladies provoquées par le travail et son organisation, à instituer la prévention et la protection sociale comme les instances de représentation et les obligations de négociation entre employeurs et employés. Le Code du travail regroupe aujourd’hui toutes ces dispositions en un seul livre.
De la nécessité de réguler
Au risque de revenir sur des évidences, rappelons, avec les spécialistes de la question[2] que le travail a deux faces. Celui qui l’emploie le voit d’abord comme un ratio, entre son coût et ce qu’il rapporte. Que l’on soit employeur de multinationale ou jeunes parents en quête de nourrice, le raisonnement est tendu par cette logique : trouver le travailleur qui présente le meilleur ratio coût / performance. C’est la face « abstraite » du travail, celle qui le saisit au moyen de chiffres, aujourd’hui pléthoriques dans la gestion : « masse salariale », « productivité », « rendement », « absentéisme », etc. Sa valeur économique (VE) en somme. Pour le salarié, cette dimension économique concerne la rémunération de son travail, vitale pour lui.
Mais ce même travail est aussi, pour celui qui le fait, une expérience très concrète, qui implique un engagement et une mise à l’épreuve du corps, des pensées, de l’imaginaire, des émotions, des relations, de la sexualité… Ce travail concret fait le réel du travailleur. Il y trouve – ou non – les moyens de fabriquer un sens à son action dans l’emploi et même au-delà, d’y construire son identité et sa santé. Le travail concret comporte des enjeux existentiels. L’activité, qu’elle soit dénommée « travail » ou non, a une valeur intrinsèque (VI) au point où l’on peut travailler pour des raisons non économiques.
Le travail abstrait et le travail concret sont les deux faces d’une même pièce, dans les deux sens du terme : théâtrale et fiduciaire. Elles ne coïncident que rarement, puisque l’employeur cherche à baisser indéfiniment le prix du travail, pendant que le travailleur espère y trouver des moyens pour (y) vivre. La tension entre les deux est un rapport de force variable selon les époques et largement indexé sur le taux de chômage. Il est radicalement asymétrique. Le Code du travail s’est construit dans des luttes sociales incessantes, afin de protéger le travail concret de la gourmandise insatiable du travail abstrait.
Ces rapides rappels donnent à voir que le Code du travail est une institution historique, contingente et fragile, dont l’existence et la substance dépendent du rapport de force entre salariés et employeurs (et leurs représentants), mais aussi de celui qui se joue avec les chômeurs, les États et les organismes internationaux (notamment l’UE, mais aussi l’OMC, l’OCDE, la Banque Mondiale…).
Le Code du travail a permis, depuis son apparition, pas à pas, lutte contre lutte, de mieux protéger les salariés en France.
Des raisons de changer le Code du travail
Aujourd’hui, le Code du travail est critiqué au nom de deux arguments principaux. Premièrement, son volume et sa complexité le rendent impraticable pour les non spécialistes, c’est-à-dire généralement, pour les employeurs de PME et les employés. Cette situation est injuste en ce qu’elle favorise ceux qui peuvent payer des experts du droit et de son contournement. Il favorise les puissants contre les faibles, donc.
Deuxièmement, depuis les années 1980 et jusqu’aux projets législatifs actuels, ce code est attaqué au nom de la nécessaire « flexibilité » que les employeurs appellent de leurs vœux : flexibilité d’embaucher et de débaucher à loisir, d’imposer et de modifier des horaires et des durées du travail, d’exiger des mobilités géographiques et professionnelles, etc. Cette flexibilité, si elle n’est pas compensée par des sécurités nouvelles pour les travailleurs, joue objectivement contre leurs conditions d’emploi et d’activité concrète. Les défenseurs de cette flexibilisation arguent qu’elle pourrait faire baisser le chômage. Pourtant, de nombreuses études internationales de tous bords politiques[3] démontrent qu’il n’y a pas de lien évident, et même que la flexibilité accroîtrait le chômage. En réalité, le Code du travail ne crée ni ne détruit des emplois puisque les principaux déterminants du chômage sont ailleurs et résultent de combinaison de paramètres multiples. De même, les mesures visant à contraindre les chômeurs à accepter n’importe quel emploi, si elles permettent de réduire le coût du travail et sa qualité, ne résolvent en rien le problème macroéconomique de l’inadéquation entre offre et demande de temps de travail dans une économie mondialisée et de plus en plus automatisée.
Les pays occidentaux dans lesquels le taux de chômage est moindre qu’en France obtiennent ce score facial par l’instauration du travail quasi gratuit, générant du même coup un accroissement des travailleurs pauvres, c’est-à-dire aussi pauvres que les allocataires de la solidarité sociale en France. Lorsque la loi permet de dégrader les rémunérations des salariés, ils subissent alors une double peine : non seulement ils doivent réaliser des tâches souvent ingrates, mais en plus, ils ne peuvent vivre de leur emploi.
Les propositions de transformation du Code du travail actuelles sont donc une simple marche arrière, qui mènera à accroître la pauvreté et la précarité des travailleurs en emploi, à culpabiliser ceux qui en sont. Ces contre-réformes sont finalement antisociales et conservatrices : « il faut que tout change pour que rien ne change », aurait dit Tancrède, dans Le Guépard.
Penser autrement?
Notre société est fondée sur le « travail » en tant que valeur morale ainsi que sur le salariat comme statut social et comme opérateur de distribution des richesses. 70 % des revenus des citoyens sont issus de leurs revenus du travail (le salariat et le fonctionnariat à 88 %) et 30 %, donc, par redistribution sociale. Mais le chômage de masse (20 % aujourd’hui si l’on prend en compte toutes les catégories) croît depuis 40 ans, en même temps que le nombre de « travailleurs pauvres » (8 %). Le salariat est devenu, en France, le principal vecteur d’intégration sociale : il donne des revenus, une identité, une place et des sécurités sociales. Aussi, en excluant une personne sur cinq, devient-il aussi, en creux, le principal levier de marginalisation et fait vaciller la légitimité de cette centralité institutionnelle. L’agitation politique depuis un tiers de siècle est manifestement impuissante à résoudre le problème en restant dans ce cadre-là.
Un Code du travail « révolutionnaire » – pour reprendre le terme du candidat devenu Président de la République – serait sans doute celui qui questionnerait ce cadre comme les catégories de pensée héritées du XXe siècle, au premier rang desquelles celle de « travail ». Tout se passe en effet comme si tout le monde s’entendait sur ce que signifie ce mot. Pourtant, des expressions telles que « je cherche du travail », « l’argent travaille » ou « les fonctionnaires ne travaillent pas » soulignent la confusion entre l’activité concrète, les jugements d’utilité sociale du résultat et le statut d’emploi.
Dire que faire quelque chose est un travail est en réalité purement conventionnel. Ce que nous appelons « travail » est en effet historique[4] : si de tout temps les hommes, mais aussi les animaux et les machines, produisent, la désignation d’une action humaine comme étant « du travail » au sens institutionnel (rattachement au fameux code de travail, comptage dans le PIB, objet de politiques publiques, reconnaissance sociale et statutaire…) est récente et socialement construite. Ce n’est qu’au XVIIIe siècle que le mot se désencastre du reste de l’existence, à la fois dans les faits (lieux et temps « de travail » séparés, notamment) et dans les catégories de pensée.
Le périmètre du travail est donc contingent et sans cesse négocié, comme le rappellent les féministes matérialistes notamment. Est-ce que faire les courses, les repas, le ménage est du « travail » ? Est-ce que prendre soin d’un enfant ou d’une personne dépendante l’est ? Les nouvelles formes d’activités dites « collaboratives » sur Internet posent également la question : est-ce que produire bénévolement des textes, des « likes », des photos ou des vidéos pour des entreprises à but lucratif sur le Web 2.0 ne ressemble pas aussi à du « travail »[5], comme en font l’hypothèse les théoriciens du « Digital Labor »[6] ?
Combien de temps encore pouvons-nous penser avec les mots du XXe siècle ? Imaginons que nous arrivions à dissocier les termes « activité » et « emploi », et même à penser la répartition de la richesse autrement qu’à partir du second, en questionnant le terme même de « travail » tel qu’il est entendu, de manière si polysémique, aujourd’hui.
Imaginons que le code du travail concerne le travail hors salariat : non seulement le travail domestique et collaboratif, mais aussi tout ce qui contribue à produire des valeurs sociales d’usage positives (VU) : des biens et services utiles, du lien social, du care, de l’entraide, de l’innovation, de la beauté, du savoir, de la formation, de la sécurité, de la durabilité écologique, de l’intelligence politique…
Une réflexion collective sur le Code du travail, qui questionnerait ainsi la catégorie de pensée « travail » en associant autrement les valeurs économiques (VE), intrinsèques (VI) et d’usage social (VU), serait réellement « révolutionnaire ». Elle permettrait d’envisager d’autres configurations sociales, dont certaines sont déjà évoquées : des parcours de vie économiquement sécurisés permettant l’alternance des types d’activités (production, formation, éducation des enfants, care…) ; revenu dissocié de l’emploi, voire revenu universel ; financement du travail parental ou de celui de la formation initiale et continue ; reconnaissance comme du « travail » des activités utiles (entretien domestique, éducation, care, recherche d’emploi, contribution à la vie politique, formation, autoproduction, mendicité, consommation, soins de santé…) et jusqu’à ce que font les animaux et les robots productifs… La palette des possibles s’avère large, dès lors que l’on s’autorise à repenser les agencements possibles des valeurs économiques, intrinsèques et d’usage. Repenser ainsi la catégorie de pensée « travail », jusque dans un « Code », est une affaire de société qui ouvre sur des choix fondamentaux, sur ce que serait le vivre ensemble à venir.